Design, mœurs et morale

Emmanuel Tibloux : Design et packaging responsables, éco-conception, design pour tous, design durable, design éthique…: ces nouveaux alliages relèvent moins d’un phénomène de mode qu’ils signalent de nouveaux problèmes et attestent d’une prise de conscience généralisée de la portée anthropologique – politique, sociale et écologique – du design. On fera évidemment, dans l’émergence de ces nouveaux territoires, la part des stratégies marketing qui, surfant sur la vague de la novlangue politiquement correcte et de la bien-pensance contemporaine, savent tous les bénéfices – symboliques, imaginaires, économiques – qui peuvent être dégagés de l’affichage d’une telle posture. Ce phénomène ne saurait cependant se réduire à la posture et aux stratégies marketing. Il peut et doit aussi s’appréhender dans la continuité de l’exigence humaniste qui est celle du design depuis son origine : l’exigence d’un « design pour la vie » (Moholy-Nagy)1 dont la vocation première serait de concilier l’essor de la technique et de l’industrie avec une vie proprement humaine. Appréhendé dans la continuité de cette exigence, ce phénomène peut se lire comme une accentuation de celle-ci, dans un contexte où les relations entre la production industrielle et l’environnement, entendu au sens le plus large, atteignent un stade critique. Si cette crise peut être considérée, dans le sillage des analyses heideggeriennes, comme la dernière péripétie du drame métaphysique de l’arraisonnement de la nature « qui régit l’essence de la technique2 » ; si les enjeux de cette crise (dont la forme sensible la plus évidente est, au sens le plus large du terme, la pollution de notre environnement) sont assurément politiques, sociaux et écologiques, elle a aussi pour effet d’accroître la responsabilité du designer au regard de l’humanité et conduit à ce titre à ouvrir largement le champ du design au registre de l’éthique.

Compte tenu de ces considérations, plusieurs questions se posent. Quelles relations entre ce qui relève de la conjoncture, c’est-à-dire du contexte critique actuel (un design du développement durable ?) et ce qui relève de la vocation propre du design (un « design pour la vie ») ? Dans quelle mesure le registre de l’éthique est-il pertinent pour appréhender une question dont les enjeux sont aussi économiques, politiques, sociaux et écologiques – voire métaphysiques ? Quelles sont les limites de la responsabilité du designer dans ce nouveau contexte ?

Telles sont les considérations et les questions que je vous livre d’emblée pour baliser et orienter un entretien que je vous propose d’engager à partir de votre lecture du texte de Moholy-Nagy « Le design pour la vie »3. À la position de confiance et d’optimisme qui est la vôtre à l’égard d’un design qui aurait pour vocation de nous concilier avec la poussée de l’industrie, on peut opposer, à partir de considérations venues aussi bien du champ de la philosophie critique que du champ de l’art – je pense en particulier à un article exemplaire du critique d’art Hal Foster sur la question, « Design and Crime »4 – une position de défiance et de pessimisme qui verrait dans le design une espèce de cheval de Troie par lequel un ennemi aux multiples noms – l’industrie, le marketing, l’économie, le capital, la technique – se serait introduit dans nos existences pour les paramétrer selon ses propres codes. À un design ami de l’homme, ne pourrait-on ainsi opposer un design ennemi de l’homme ?

Pierre-Damien Huyghe : Sans reprendre l’ensemble des questions liminaires, je peux commencer par réagir sur la façon de poser la question en termes d’optimisme ou pessimisme, de confiance ou méfiance, de design ami ou de design ennemi. La première chose que je dirai est que « design » est un enjeu et que, pour autant que je sache, « design » a toujours été un enjeu. Si on regarde les choses très rapidement, on s’aperçoit que l’histoire du design a été constamment prise dans une problématique, c’est-à-dire une situation d’enjeu entre ceux qui poussaient le mot et la pratique dans le sens d’une industrie qui ne réfléchirait pas aux conditions de ses propres poussées et puis ceux qui, tout en inscrivant leur intérêt pour le design dans une conduite de l’industrie, réfléchissaient à la façon dont l’industrie se conduit ou dont on peut conduire l’industrie. Pour ma part, parmi les notions que j’essaie, peut-être discrètement mais quand même réellement, de soutenir, il y a cette idée de conduite, qui évidemment a des connotations qu’on pourrait dire morales, pour ne pas tout de suite en venir au mot « éthique » sur lequel je dirai des choses tout à l’heure. Je pense que cette notion de conduite permet de reformuler le fait que le design est un enjeu. C’est un enjeu dans la mesure où, avec le mot « design », s’est toujours posée, depuis le XIXe siècle, la question de la conduite de l’industrie : la conduite de l’industrie en son sein, en elle – même, c’est-à-dire ce qu’elle peut produire et la conduite de l’industrie hors d’elle – même, c’est-à-dire pour nous, en tant que nous ne sommes pas seulement des travailleurs mais des êtres au monde qui utilisons, qui consommons, qui apprécions les objets que l’industrie a conduits parmi nous. C’est bien là affaire d’enjeux. Simplement je ne pense pas que ces enjeux soient nouveaux. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont ces questions se reposent en tenant compte des capacités techniques qui se sont avérées récemment, c’est-à-dire dans ces trente dernières années. Nous sommes obligés de reformuler, dans les conditions techniques propres à notre phase, historique, des questions qui sont des questions traditionnelles du design.

ET : Vous considérez donc qu’il n’y a pas de saut, pas de changement d’époque, pas de changement des conditions de production et d’existence tels que nous serions conduits à reformuler les choses d’une autre façon. Nous serions dans une continuité historique…

PDH : Il y a deux façons de répondre : une façon circonstanciée et une façon peut-être plus fondamentalement conceptuelle. La façon circonstanciée serait de dire que, si la position que je soutiens est juste, alors l’histoire du design et en particulier la phase du Bauhaus, n’a pas fini de nous intéresser, elle est toujours la nôtre, à ceci près que les dispositifs techniques avec lesquels il faut qu’on pose ou qu’on repose les questions qui se posaient au Bauhaus ne sont pas les mêmes. La façon plus conceptuelle de prendre la question me ferait rebondir sur le mot « époque » : sommes-nous en effet dans une nouvelle époque ou simplement dans une phase différente d’une même époque ? J’aurais tendance à penser, en essayant de comprendre les débats qui ont lieu autour de nous, que nous ne sommes pas dans une nouvelle époque mais dans une phase particulière de cette époque pour laquelle le nom de « grande industrie » convient. Par exemple et pour être plus concret, je ne pense pas qu’il soit juste de dire que nous sommes dans une époque post-industrielle. Je pense que nous sommes toujours dans une époque, non pas d’industrie mais de grande industrie, car il s’est passé quelque chose, déjà bien derrière nous, à savoir le passage des conduites industrieuses aux conduites industrielles de la technique. Ces conduites industrielles, elles, ne sont pas derrière nous, nous sommes dans la poursuite du XIXe et du XXe siècle. Je sais qu’on peut discuter cette position mais pour le moment je reste sur cette hypothèse.

Peut-être dois-je maintenant faire un saut apparent dans ce que nous sommes en train de discuter, mais qui reprend un des mots de votre exposé initial, le mot de « pollution » et tout ce qui concerne non seulement l’économie, mais l’écologie de la production industrielle. Je n’avais pas pensé à ce mot de pollution en réfléchissant à notre entretien, mais puisque vous l’avez utilisé, je vais le saisir. En entendant pollution, je pense encombrement. Je me dis qu’avant d’être une question d’équilibre biochimique ou de ce type – là, la pollution industrielle est qu’il y a de l’encombrement. J’ai écrit un tout petit texte, Faire place5, qui a pour sous-titre « Remarques sur la qualité d’une certaine pauvreté moderne » et je pense que ce dont nous avons besoin, c’est d’un certain désencombrement. C’est ainsi que je poserais la question : peut-être pouvons-nous imaginer une espèce de compatibilité entre la production industrielle et un certain désencombrement du monde ? Dans le fait, par exemple, que nous sommes capables aujourd’hui de stocker des informations en très grand nombre dans des dispositifs qui prennent extrêmement peu de place. Est-ce qu’on ne peut pas penser ça non seulement comme une poussée technique mais aussi comme – vieux mot – un progrès ?

Une deuxième remarque maintenant sur le durable. En préparant le séminaire que je faisais l’année dernière à la demande de Bernard Stiegler au Centre Georges Pompidou, je me suis demandé, en étant renvoyé à de très vieux textes, des textes d’Aristote sur lesquels il faudrait aussi revenir pour parler d’éthique : qu’est-ce qu’on met au juste sous le mot de durable ? Dans le petit texte auquel je viens de faire allusion, c’est quelque chose que j’ai essayé de faire venir en discussion. Quelle est la valeur du mot « durable » ? Est-ce que nous sommes capables de concilier, est-ce qu’on peut soutenir l’industrie ou l’industrialisation du monde et en même temps défendre le durable ? Est-ce que c’est compatible ? Cela ne va pas de soi. Je me demande si le développement durable est une bonne formule pour poser le problème qu’on veut poser. Et en travaillant l’année dernière dans le cadre de ce séminaire, en revenant à des textes qui ont lancé la réflexion sur l’éthique, la politique et même le rapport à la technique d’une manière générale, je me suis demandé si nous ne serions pas mieux fondés à parler de développement juste plutôt que de développement durable. Étant entendu que si on parle de développement juste on implique les valeurs positives qu’on essaie de formuler dans la notion de développement durable. Le raisonnement est le suivant : si le développement actuel est injuste ou si par hypothèse dans notre façon de conduire la technique il y a de l’injuste, le fait que ça dure n’est pas une bonne chose. Je pense que la question fondamentale est non pas exactement la question de la justice en tant qu’elle cherche des compensations ou des réparations a posteriori mais la question du juste en amont, dans la production même. Est-ce que la façon dont on produit est juste ? La question est large, le juste impliquant des questions d’égalité mais aussi d’adéquation, de justesse. Je pense que si on ouvrait cette question du développement juste, paradoxalement, bien qu’elle ait l’air trop critique par rapport à la notion du durable, elle ouvrirait le champ de réflexion de façon plus pertinente.

ET : Ne peut-on néanmoins considérer que la notion de développement durable est une façon de poser la question du développement juste, entendu tant en termes de justice que de justesse, en envisageant ce développement sous le rapport du legs aux générations futures, c’est-à-dire sous le rapport de la transmission dans le temps ?

PDH : La question du legs est évidemment une question très compliquée. Philosophiquement on aura du mal à dire que Hannah Arendt ne nous aura pas mis en garde sur un certain nombre de problèmes concernant la tradition et donc dans une certaine mesure la transmission. J’ai un peu travaillé sur la discussion qui a eu lieu entre elle et Walter Benjamin sur ces questions-là et s’il faut choisir, je choisirais quand même la position de Benjamin. Je me suis efforcé de fonder cela de façon conceptuelle, philosophique, mais on peut aussi aborder cette question de façon concrète, en revenant à la problématique du désencombrement. Est-ce que nos pratiques d’aujourd’hui peuvent tolérer que nous transmettions sans fin et sans limites à nos enfants ce que nous avons fait à notre génération ou dans les générations précédentes ? Est-ce que si je transmets à mes enfants tout ce que j’ai accumulé, je ne vais pas les encombrer de telle sorte qu’ils n’auront pas d’espace pour exister eux-mêmes, pour produire d’eux-mêmes quelque chose qui soit de leur génération ? Et pour réfléchir de façon plus générale : est-ce que la défense acharnée du patrimoine n’est pas de toute façon condamnée ? Si on a en architecture besoin de produire des logements économes en matière d’énergie, alors cela veut dire que toute une politique de conservation du patrimoine architectural, des habitats dans leur mode traditionnel, fait problème. Je crois donc qu’il faut repenser et nuancer la valeur de la transmission, qu’il ne faut pas en faire une espèce de mot d’ordre systématique qui deviendrait lui-même irréfléchi et qui irait à contre-sens de ce que veut dire positivement le durable. Ce qui se cache sous le mot de durable – et Hannah Arendt met aussi très bien l’accent sur cela – c’est qu’il est nécessaire qu’une génération puisse renouveler le monde dans lequel elle se trouve. C’est cela qui est en jeu dans ce qu’on appelle le développement durable : la possibilité des générations à venir de renouveler l’être au monde. Si nous léguons quelque chose, il ne faut pas que ce que nous léguions interdise le renouvellement du monde.

ET : Nous avons jusqu’à présent envisagé la notion de pollution et les questions connexes de patrimoine et de durabilité, sous l’aspect quantitatif : la pollution comme trop, comme excès d’objets. Il faudrait aussi envisager les choses sous l’aspect qualitatif : non plus envisager le rapport critique à l’environnement et aux générations futures comme la production d’un excès d’objets, mais comme la production d’une certaine – mauvaise – qualité d’objets. Peut-être y aurait-il a contrario un certain type de bon objet qui rendrait possibles une réappropriation et un usage propre par les générations futures.

PDH : Je viens de dire ce que je pense : ce qu’il faudrait que nous léguions, c’est la capacité à renouveler le monde. Voilà ce qui nous travaille en ce moment. Nous avons mis en place des dispositifs qui nous engagent de telle sorte que le renouvellement est devenu difficile. Ce qui m’inquiète par exemple dans une centrale nucléaire, c’est l’incapacité que nous aurions à arrêter le dispositif pour le renouveler. En même temps, je dois à Benjamin et en particulier à sa discussion avec Hannah Arendt l’idée qu’il serait dramatique – et c’est là qu’il diverge radicalement de Heidegger – que nous entrions en guerre avec la technique et avec ses poussées. Le fait que nous puissions persister à entretenir parmi nous des poussées techniques se lie à l’idée du renouvellement du monde. Je crois enfin – et c’est là ce que j’ai essayé de défendre dans mon livre Art et industrie6, dans la partie consacrée à la nécessité d’élaborer un concept philosophique d’industrie, ce que pratiquement personne n’a fait – que l’industrie, avant d’être – et même au lieu d’être – une capacité de production de masse, est une capacité de modélisation, c’est-à-dire une capacité d’inventer des objets et des modes de production. C’est secondairement qu’elle se manifeste comme une capacité de production de masse, à un moment de l’histoire de l’industrie, ou plutôt de son économie, à un moment où l’industrie est captée par des forces économiques dans le sens d’une production de masse. Mais l’industrie peut être pensée comme un mode possible de la pensée créatrice et c’est l’entretien de cette créativité qui me semble important. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de soutenir une opposition fondamentale à son égard. Même si c’est un mode de la créativité qu’on peut discuter, même s’il en existe d’autres, même si l’histoire nous a rendus capables de concevoir une tension entre un mode de créativité auquel le nom d’art pourrait convenir et un autre auquel le nom d’industrie peut convenir. Il ne s’agit ni des mêmes démarches ni des mêmes procédures, mais il y a fondamentalement dans l’industrie, c’est-à-dire dans le travail des ingénieurs, de la créativité. Ensuite toute la question est de savoir comment nous nous accommodons de cette créativité et ce que nous en faisons. Et pour nous accommoder de cette créativité ou de cette productivité, nous avons peut-être besoin qu’elle soit mise en tension avec des soucis artistiques.

ET : Le designer a-t-il selon vous un rôle à jouer dans la transmission aux générations futures des conditions de possibilité d’un renouvellement du monde ? S’il existe, comme vous le soutenez, un stade ou un moment de l’industrie antérieur à sa captation par l’économique, ne peut-on alors également concevoir, à rebours de ce que l’on entend communément par design industriel, un design proprement industriel, qui ne serait pas contingenté par l’économique ?

PDH : Il me faut ici redéfinir un certain nombre de termes. Dans un petit livre paru récemment sur les dispositifs, Giorgio Agamben7 fait resurgir le sens premier du mot « économie », ou du moins le sens que ce mot a pris archaïquement dans la culture qui est la nôtre, celle qui est marquée par la métaphysique chrétienne. Quand les Pères de l’Église ont introduit le terme dans la théologie, c’est en lui donnant le sens « d’administration ». La question était de savoir comment l’être divin, créateur de toute chose, administrait ou rendait administrable ou laissait administrer sa création. On peut peut-être reprendre ici ce vieux sens et définir l’économie comme une façon d’administrer les poussées techniques en général. Ces poussées techniques ne sont pas en elles-mêmes d’essence économique ; elles sont ouvertes par conséquent à des administrations, à des économies qui ne sont pas forcément univoques. Le problème devant lequel nous nous trouvons est que nous ne concevons plus qu’un seul mode d’administration possible de nos inventions, c’est-à-dire qu’une seule économie. C’est là quelque chose qui s’est joué au XIXe siècle et auquel le nom de capitalisme peut convenir. Le problème est que les poussées techniques dont nous sommes en tant qu’êtres humains capables sont administrées sur un mode qui implique du capital, de l’investissement de type capitalistique, du rendement sur investissement, etc. Ce que Marx a appelé « grande industrie », c’est cela : la captation d’une poussée technique par un mode de son administration ou, si je reviens à mon vocabulaire, de sa conduite. Est-ce qu’on peut sortir de ça, je ne sais pas. À échelle historique courte, la réponse est évidemment négative. Mais il est important de dissocier la puissance technique en général, ou plutôt sa dynamique (je pense au grec dynamis qu’on a traduit chez Aristote par « puissance »), de son mode d’administration.

Second terme sur lequel je voudrais ici revenir : celui de responsabilité. Nous sommes responsables de l’être au monde en général en tant qu’humains. C’est une des propriétés des êtres humains que d’être voués à la responsabilité, c’est-à-dire à répondre, à répondre de leur conduite et à se conduire à partir de questions qu’ils se posent et auxquelles ils répondent. Une certaine idée de la démocratie se fonde là : tout être humain – quiconque – est voué à participer au questionnement et à la réponse. Peut-être que l’une des questions qui se pose est que cette responsabilité générale que nous avons en tant qu’humains est passée à des responsabilités particulières. La responsabilité s’est spécialisée. Ce qui se traduit par exemple – et là je vais être polémique, c’est quelque chose qu’on voit se développer dans ce que j’appelle dans Éloge de l’aspect8 le « monde de l’art » – par ce genre de phrases : « en tant qu’artistes, nous sommes responsables du monde ». Cela gagne aussi aujourd’hui le monde du design : « en tant que designers, nous sommes responsables – et plus particulièrement que quiconque – du monde ». Alors ça pour moi ça ne va pas du tout. Si les designers sont responsables du monde, ils ne le sont pas en tant que designers mais en tant qu’humains. Du coup, la question est de savoir si dans les dispositifs de production, plus ou moins captés par les forces économiques dont je parlais, il y a du jeu pour que les humains se posent des questions et les traitent non pas en tant que spécialistes mais en tant que responsables d’une manière générale. Cela implique quelque chose quant à l’administration économique des forces productives.

ET : Cela signifie-t-il donc qu’il est impropre ou inacceptable de parler d’une responsabilité propre du designer ?

PDH : Pour être cohérent, je devrais dire en effet qu’il n’y a pas de responsabilité propre du designer. Mais, pour reprendre un mot de Benjamin, et parce que la division du travail n’est pas rien, on peut peut-être en revanche considérer qu’il y a une tâche propre du designer, comme il y a une tâche propre de l’ingénieur et une tâche propre du commerçant, cette dernière permettant qu’il y ait du commerce entre nous à propos des objets, commerce prenant ici un sens plus positif : le commerçant n’est plus celui qui essaie de vous avoir dans une transaction mais celui qui vous ouvre l’accès à des objets qu’autrement vous ne connaîtriez pas. Il y a donc des tâches propres et peut-être la tâche propre du designer pourrait être la suivante, c’est du moins celle que je propose : le designer serait celui qui serait porteur du souci de l’aspect des choses. L’aspect des choses n’est pas leur apparence, pas leur look, mais une façon d’entrer dans la démarche de production. Peut-être que l’ingénieur entre dans la démarche de production, dans le produire des objets, dans le fait de les conduire à être, par l’idée, par l’intérieur et que le designer y entre par un autre biais. Ce qui est intéressant – et que je lis dans Moholy-Nagy – c’est qu’il y ait dans les entreprises de production plusieurs modes d’accès dans la façon d’envisager d’abord – dès l’abord – les objets, qu’il y ait plusieurs soucis, le designer ayant un souci d’entrer dans ces questions qui n’est pas celui de l’ingénieur ni celui du commerçant. L’important est que ces entrées-là ne se soumettent pas les unes les autres mais qu’elles soient en tension, en discussion, que ce soit des polarités.

Un exemple : je viens de diriger une thèse de doctorat en design consacrée à une interface de moteur de recherche. Ce moteur de recherche doit faire apparaître des résultats à l’écran et donc l’efficacité du dispositif va se traduire par l’apparaître des données à l’écran. On peut traiter cette apparence comme seconde et secondairement ; alors ce qui apparaîtra à l’écran sera quelque chose qui laissera fonctionner la logique du moteur de recherche. Or ce dont on s’est aperçu dans cette recherche, c’est qu’on peut poser la question autrement. Si on entre dans la production de l’objet par ce que j’appelle l’aspect – son offre pratique et pas seulement son usage, pour reformuler une distinction proposée par Bernard Stiegler – on va faire remonter vers le moteur de recherche lui-même des exigences qui vont transformer sa logique. On s’aperçoit ici que le fait d’être entré dans la conception d’un objet global, pratique de l’objet incluse, retentit sur l’âme de l’objet et donc sur ce qui l’anime, en l’occurrence le moteur de recherche. Le travail sur l’interface fait ainsi remonter sur la constitution même de l’objet technique des exigences qui autrement n’auraient pas été prises en compte. Dans ce que j’appelle « aspect », il faut entendre le latin qui désigne comment les choses viennent à nous et ce qui se passe à ce moment-là. On peut considérer que ce moment est second et secondaire et alors on est dans une logique assez facilement économisable, ou bien on peut considérer que c’est là une question première. Et je pense que poser dans les démarches de conception l’idée que la façon dont les choses paraissent est une affaire de première importance, cela peut être la tâche du designer.

ET : Et c’est sur ce point que nous n’aurions pas fini, d’après vous, de méditer la leçon du Bauhaus.

PDH : Je crois en effet que nous n’avons pas cessé de devoir méditer la phase du Bauhaus, dans le sens où il s’est posé là un certain type de questions dont l’entente nous aiderait à prendre en charge la nécessaire critique de la phase dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Ce qui s’est joué alors est la capacité de produire des objets et de trouver la méthode, la conduite pour que ces objets soient produits de telle sorte que nous ne nous leurrions pas sur ce qui venait – aspect – avec l’objet ; autrement dit que les objets soient francs, qu’il y ait de la franchise dans l’aspect des choses. Ce souci-là, qui est ce qu’il y a de généreux dans le Bauhaus, ne doit pas être perdu de vue. Il faut bien sûr tenir compte de la spécificité de la poussée technique d’aujourd’hui et du déplacement des champs de production du côté de la communication et des médias. Dans ce secteur aussi, il faut travailler sur ce que la production peut avérer ou authentifier pour nous qui ne sommes pas producteurs, de ce dont il est question dans ces objets. L’important est que les objets soient francs. C’est un vocabulaire moral. Et c’est une tâche esthétique, qui est indissociable de la réception des choses et donc de leur aspect et de leur pratique. Il faut que ce qui se joue réellement dans les moteurs de recherche tels qu’ils sont gérés par Google finisse par apparaître. Il faut que des gens travaillent à mettre en jeu dans l’aspect de ces objets leur vérité et leur puissance. Tel est le champ de travail que je vois pour nos recherches en design.

ET : On sait néanmoins combien le souci de l’aspect des choses – qui serait le souci propre du designer – peut être déterminé par l’économique ou encore par d’autres exigences auxquelles il peut être difficile, en tant qu’être humain, de souscrire. Je pense par exemple à cette commande que la RATP aurait passée jadis à des designers de sièges visant à empêcher les SDF de dormir dans le métro. Quelle serait là une réponse éthique ou juste de la part du designer ?

PDH : À un certain niveau de traitement de ces questions, je substituerais peut-être, bien qu’il soit d’apparence surannée, le mot « morale » au mot « éthique ». Il me semble que si la commande est inhumaine, la morale conduit à ce que la réponse soit négative. La commande de la RATP pose des problèmes de moralité commune, de mœurs ; alors le designer, responsable des mœurs de l’humanité et pas seulement du design, refuse la commande. C’est un principe général. S’il est engagé en tant que salarié, pris dans un jeu de contrat, il va rentrer dans les luttes des salariés en général par rapport aux effets moraux des exigences qui leurs sont faites. Si dans la commande qui lui est adressée, il voit plutôt une demande, alors il y a une marge de jeu, les choses sont différentes. Il y a dans votre exemple quelque chose de complexe, qui tient au fait que les SDF s’allongeant dans le métro dans des conditions épouvantables ne constitue pas non plus une évolution acceptable des mœurs. Dans la commande de la RATP, il y a une demande générale qu’il faut savoir faire émerger et qui devient quelque chose à quoi on peut répondre globalement. Cela suppose que le designer ne traite pas cette commande comme un spécialiste mais bien comme un humain.

Dans tout mon propos, j’ai utilisé le mot de « morale » plutôt que celui « d’éthique ». Je ne sais expliquer pourquoi le mot « éthique » a tant de succès. Il faut réfléchir à ce sujet. « Éthique » renvoie étymologiquement – comme l’a bien montré Heidegger dans sa Lettre sur l’humanité – au repaire, au gîte, là où l’être humain se trouve dans son repli intime avec lui-même. Nombre de choses que nous engageons dans le monde procèdent de cette intimité profonde, qui est par essence – et doit demeurer – inaccessible à tout autre que soi, inexposable. Les situations dans lesquelles l’intimité est obligée au dévoilement, à la mise à nu sont les situations épouvantables des lieux de torture ou de concentration.

Je ne suis donc pas pour que l’éthique des êtres s’explique et s’expose sans fin sur la place publique, c’est quelque chose qui anime et motive intérieurement des décisions. Nous pouvons d’ailleurs faire l’hypothèse – à la suite des Lumières – que ça peut nous conduire à aller les uns vers les autres. Je propose donc de faire revenir ce vieux mot de « morale », en raison de son rapport foncier avec « mœurs ». Un objet de communication – par exemple un téléphone portable – a une dimension morale, non pas parce qu’il engage des décisions d’ordre éthique mais parce qu’il organise des mœurs, la possibilité d’être proches à distance par exemple. Cette dimension morale est pré-politique – elle correspond au grec oikos ou à l’allemand Sittlichkeit, qui signifie chez Hegel toute une morale qui se pratique sans s’énoncer dans du droit positif.

De même la morale des objets n’est pas positivement énoncée dans le droit, elle se joue dans l’esthétique, c’est-à-dire dans les rapports sensibles que nous entretenons avec ces objets et dans les rapports qu’ils nous permettent d’entretenir avec eux et entre nous. Le problème aujourd’hui, c’est qu’en surexposant le mot « éthique », on prend et on occupe le champ de ce mot de « mœurs » qui serait plus efficace pour nous tous et qui désigne cette espèce d’espace qui se trouve entre l’éthique, qui relève de l’intimité stricte et la politique, qui est l’espace proprement public. Cet espace entre qui oriente notre être au monde et nos conduites, où se trouvent, éventuellement de façon passive, orientées nos conduites et qui, s’il n’a pas de nom ne peut être pensé – cet espace, je le dis effectivement « moral ».


  1. Lazlo Moholy-Nagy in « Le Design pour la vie », Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Préface de Dominique Baqué, Paris, Gallimard, 1993. 

  2. Martin Heidegger, « La question de la technique » in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. 

  3. Pierre-Damien Huyghe, ‘Design et existence’ in Le Design. Essai sur des théories et des pratiques, Paris, Institut français de la mode/Le Regard, 2006. 

  4. Hal Foster, Design and Crime and Other Diatribes, Londres, Verso, 2002. 

  5. Pierre-Damien Huygue, Faire place, Paris, Mix, 2006. 

  6. Pierre-Damien Huygue, Art et industrie, Paris, Circé, 1999. 

  7. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages Poche, 2007. 

  8. Pierre-Damien Huygue, Éloge de l’aspect, Paris, Mix, 2006. 

Sommaire nº 36
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