Dans la cuisine de Back Office
Anthony Masure, Élise Gay & Kévin Donnot
Propos recueillis par Gwenaël Fradin
Propos recueillis par Gwenaël Fradin
Azimuts : Le premier numéro de la revue est soutenu par le Centre national des arts plastiques et coédité par B42 et Fork Éditions, maison créée pour supporter l’initiative de la revue. Pourquoi avoir créé une maison d’édition et, plus généralement, quelle est l’économie du projet ?
Antony Masure : Fork Éditions a été mise en place pour avoir une structure de coédition avec les éditions B42 qui permette une contractualisation claire entre deux entités qui collaborent, mais aussi pour être libre de prendre en charge le développement et le design du site. Le projet a un certain coût, car nous rémunérons les auteurs pour des commandes de textes inédits de format long, tout comme les traducteurs et les relecteurs. C’est quelque chose à quoi nous tenons, car sur le long terme cela ne nous paraît pas envisageable de faire reposer un projet uniquement sur le bénévolat. C’est aussi une façon de sortir de la spirale vicieuse de certaines revues scientifiques onéreuses où personne n’est payé.
AZ : La revue ne dépend donc ni d’un éditeur (comme Sciences du design éditée par les PUF) ni d’une institution (comme l’ESADSE pour Azimuts). Comment installer la revue sur le long terme en étant indépendant ?
Élise Gay & Kevin Donnot : Nous avons reçu une aide à l’édition du CNAP pour le premier numéro. Le modèle économique envisagé pour la suite est que les ventes d’un numéro financent la production du suivant, pour que la revue vive sans subvention. Éditer des textes en anglais est aussi une manière d’élargir le lectorat pour progressivement construire une base de lecteurs à l’étranger, afin d’envisager, à moyen terme, un tirage plus conséquent. Il y a aussi un peu de publicité choisie, auprès d’annonceurs qui sont pour nous pertinents et qui font un travail que nous pouvons défendre.
AZ : Back Office est structurée autour de quatre types de textes complémentaires (articles de fond, réédition augmentée de textes historiques, courts textes critiques et valorisations d’expériences pédagogiques). Cette diversité se retrouve dans peu de revues en langue française. Comment s’est-elle imposée ?
AM : Nous avions envie que la revue puisse faire cohabiter des textes d’époques différentes, sans être tournée vers le passé. La majeure partie est constituée de textes de fond, pour que la revue de recherche puisse garder sa pertinence sur un temps long. En proposant des textes historiques que nous faisons relire par leurs auteurs plus de vingt ans après, la partie « Rebond » résume assez bien l’esprit de la revue.
ÉG & KD : L’idée de valoriser des expériences pédagogiques nous est apparue spontanément, parce que nous enseignons tous par ailleurs et parce que l’enseignement du numérique dans les écoles d’art et design ou à l’Université est un enjeu qui est finalement très peu traité dans les revues.
AM : En outre, la partie « Focus » est un moyen d’aborder des sujets variés. Ces derniers ne traitent pas forcément de projets précis ; cela peut aussi concerner des enjeux relatifs au design (économiques, juridiques, etc.). Dans le premier numéro, nous publions par exemple un texte sur les licences des caractères typographiques. Ce format court devrait également permettre à des auteurs moins à l’aise avec les articles longs – comme les étudiants, les jeunes diplômés ou les designers –, de se voir confier la rédaction d’un texte de 5 000 ou 10 000 signes. C’est peut-être avec ce genre de format que l’on pourra élargir le cercle des auteurs. Nous voulions que Back Office soit une revue qui puisse être reconnue par les chercheurs universitaires autant que par les designers ou enseignants en école d’art et design. Il est important de créer un dialogue entre des univers que l’on a trop souvent tendance à opposer.
AZ : Les informations présentes sur la page Web de la revue et celle du financement participatif annoncent l’ambition du projet. On remarque d’ailleurs la mise en place d’un comité de lecture assurant la validité scientifique de la revue. Pourquoi un tel positionnement ? Et comment fonctionne le comité de lecture ?
AM : Sans comité de lecture, la revue aurait eu des difficultés à être reconnue dans les milieux universitaires. Au-delà du rôle symbolique et des garanties de validité scientifique, l’intérêt est aussi pratique, car les membres du comité sont de bons relais en matière de visibilité ; ils donnent des conseils pour identifier des textes ou des auteurs et écrivent aussi dans la revue. En plus de l’équipe éditoriale et du coéditeur B42, ce troisième cercle incarne l’esprit de la revue par la présence de designers et d’artistes.
Pour ce qui est du fonctionnement concret, l’équipe éditoriale commande des textes, qui sont relus par les membres du comité de façon nominative, selon les profils. Nous avons choisi d’éviter le système de la lecture en « double aveugle », car il nous semble qu’il n’améliore pas de facto la qualité des textes. C’était aussi une façon de questionner les normes universitaires : les garder là où elles sont utiles – la rigueur, l’ouverture et le conseil – tout en laissant une certaine flexibilité pour la relecture des textes, et nous permettre de faire intervenir des designers. Sans ce principe, la revue ne fonctionnerait pas.
AZ : Back Office s’annonce multi-supports – comme pour mettre en pratique les questions en jeu dans la revue elle-même. Comment avez-vous abordé le design et comment chaque version sera-t-elle envisagée ?
ÉG & KD : Nous avons pensé les différents supports en même temps. Pour des questions évidentes de cohérence éditoriale, la version imprimée reprend le format de Back Cover (revue de référence de l’éditeur B42). Le numéro débute avec un cahier d’images en quadrichromie, qui permet de situer l’univers visuel en question, et auquel on se réfère à mesure que l’on avance dans la lecture. Suivent les textes de contribution, imprimés en noir sur un papier teinté et dont la couleur varie à chaque numéro. Les textes sont lisibles dans les deux langues en parallèle (français et anglais), avec la même iconographie pour que l’expérience de lecture soit semblable, quelle que soit la langue. Concernant les supports numériques, il y aura une version Web et une application pour smartphones et tablettes. L’application proposera une expérience de lecture adaptée et enrichie, en prise dynamique avec l’objet-support, avec par exemple des réactions à l’orientation ou à l’inclinaison de l’appareil (impossibles sur le Web) ; elle permettra d’accueillir le contenu de tous les numéros en local. Mais ces questions (qui ne sont pas toutes résolues) constituent une recherche en soi : que peut faire une application que ne peut pas faire une version Web ? Concernant la lecture des textes longs à l’écran, un autre enjeu de design est de trouver une manière de se repérer dans la lecture : quand on manipule un livre, on a en main un objet avec une tranche qui permet de se repérer. Au-delà du mimétisme, que peut-on inventer à l’écran qui permette de se repérer dans le texte ? Comment se représente-t-on 200 000 signes en numérique ? C’est une recherche en cours…
AM : Un élément important dans la construction de la revue est la création d’un glossaire. Le numérique comporte beaucoup de termes techniques qui traversent la revue. Or pour nous, la dimension didactique est un enjeu majeur dans la réception du contenu, notamment pour le lecteur non spécialiste ou le novice. Chaque numéro imprimé possède donc son propre glossaire, qui viendra enrichir le glossaire général en ligne. Ce sont là des enjeux cruciaux pour la lecture : comment produire quelque chose qui soit de l’hypertexte sans l’être complètement ?
AZ : La revue sera donc lisible en numérique sur le Web et via une application. Une diffusion au format ePub1 est-elle également prévue ?
AM : Non. Bien qu’intéressant pour les circulations qu’il propose – il est lu par les « liseuses » –, le format ePub est assez limitant en termes d’expérimentations autour de l’interface de lecture. De plus, il est très dépendant de supports qui ne peuvent plus évoluer, dépendant notamment de firmwares ou de bios liés au hardware des liseuses. L’ePub est un format intermédiaire utilisant un langage Web daté, et qui a été figé à des fins commerciales. Le Web nous paraît donc plus intéressant, car beaucoup moins lié aux constructeurs. De notre point de vue, une version ePub n’apporterait pas grand-chose de plus qu’une version Web, car aujourd’hui tout le monde est équipé d’un navigateur (via un smartphone ou une tablette, ou même sur la plupart des liseuses). Cela permet aussi d’avoir un support de lecture qui évolue (d’ajouter des fonctions par exemple). Le World Wide Web Consortium (W3C) établit des feuilles de route à long terme, qui sont à suivre si l’on veut garantir la pérennité et la disponibilité des langages de programmation.
AZ : Le nom de la revue vient directement de l’espace caché (aussi appelé back-end) où sont gérés le contenu et la mise en forme du site. Ces dernières années, une alternative au système de stockage sur une base de données a vu le jour : le système de gestion de contenu dit statique. Ce dernier propose de stocker directement sur le serveur l’ensemble du contenu du site sur des fichiers balisés. Qu’en pensez-vous et comment envisagez-vous cette partie technique ?
AM : Sur ce point-là, notre choix n’est pas encore arrêté. Là encore, la revue est un projet de recherche en soi. Les CMS2 statiques comme Kirby ou Jekyll sont intéressants, car ils proposent un système technique basé sur des fichiers texte (.txt), contrairement aux CMS à base de données (comme WordPress). La structure des CMS statiques propose une forme de légèreté intéressante – du fait qu’ils lisent en natif le format Markdown3 – ce qui est avantageux pour la maintenance à long terme. Les textes et fichiers y sont donc mieux gérés ; mais la gestion des utilisateurs, des souscriptions, etc., sera sans doute plus compliquée qu’avec des CMS plus répandus. Nous intégrerons peut-être directement un système de balisage à nos fichiers de textes ; il est possible aussi que nous développions notre propre CMS… C’est une question que nous avons déjà abordée dans nos projets respectifs et cela nous permet de faire des choix mieux assumés pour la revue.
KD : Avoir une compréhension des enjeux techniques suffisamment aboutie est quelque chose que nous revendiquons en tant que designers. Cela nous permet de pouvoir proposer des formes qui sont techniquement justes et de les développer. De mon côté, j’assume le fait de coder à la manière d’un designer, c’est-à-dire de faire des choses efficaces, manipulables ayant une élégance personnelle ne correspondant pas forcément aux structures dictées dans les écoles de purs développeurs. Ce qui m’intéresse, c’est avant tout de créer du code qui produit des formes et d’expérimenter des interfaces.
AZ : Back Office est une revue payante ; réfléchir à son accès est aussi une manière de penser la lecture en ligne. Comment avez-vous envisagé l’accès au contenu et la diffusion, notamment au niveau de l’indexation par les moteurs de recherche ?
AM : Un lecteur qui achète un numéro complet y accède sur le Web via un login ou en téléchargeant le numéro via l’application ; mais à terme, au bout d’un an environ, il est prévu que les textes basculent sous licence libre (CC-BY-SA), y compris les textes que l’on a commandés et payés. C’est un contrat qu’il doit accepter dès le début de la commande – ce qui est plutôt à son avantage, car l’auteur devient lui-même libre de faire ce qu’il veut de son texte. Ce principe permet en quelque sorte de financer la recherche, les textes devenant accessibles sans compte, depuis n’importe quel navigateur (et indexables de ce fait même). Certains textes sont libres d’emblée – c’est le cas notamment des traductions de textes qui sont à la base sous licence libre : la traduction est placée sous la même licence. Nous envisageons par ailleurs de proposer nos articles à des bases de données scientifiques et des agrégateurs comme Cairn. Cette question juridique, trop rarement abordée dans les revues de recherche qui utilisent par défaut le droit d’auteur, est pourtant au cœur d’enjeux qui opposent les grands éditeurs privés aux auteurs et éditeurs qui cherchent à promouvoir l’open access. Le modèle que nous avons imaginé pour Back Office vise donc l’équilibre entre exclusivité, viabilité économique et contribution au partage ouvert des connaissances.
ePub : lancé en 2007 par l’organisme International Digital Publishing Forum, l’ePub (pour Electronic Publishing) est un format standard de livre numérique. ↩
CMS (Content Management System) ou système de gestion de contenu : interface utilisée pour la mise à jour du contenu d’un site internet ou d’une application. ↩
Markdown : inventé en 2004 par l’écrivain et designer John Gruber, ce langage de balisage de texte possède une syntaxe simplifiée pour l’écriture et la lecture. fr.wikipedia.org/wiki/Markdown. ↩