La puce à l’oreille

Dessin : Dominique Lestel

Azimuts : Dominique Lestel, depuis plus de quinze ans, vous consacrez l’essentiel de votre travail de recherche à l’animal ; c’est donc que la question animale vous semble figurer au rang des questions les plus dignes d’intérêt. Quels ont été, dans votre itinéraire philosophique et scientifique, les éléments déclencheurs d’une telle orientation ?

Dominique Lestel : Alors que je finissais mes études de philosophie à la Sorbonne, je me suis demandé ce que j’allais faire. Il n’était pas question pour moi de préparer l’agrégation de philosophie – que je voyais comme le comble de l’académisme. J’ai décidé d’aborder le problème en poète, c’est-à-dire que j’ai fait une espèce d’études de marché. La question animale était totalement négligée par les philosophes. Il y avait deux avantages à ce choix. La littérature à lire était quasiment inexistante, ce qui me faisait gagner un temps fou (j’ai toujours été un peu paresseux) et il était facile de voir, ensuite, que des questions philosophiques passionnantes s’y trouvaient en friche et qu’on pouvait assez facilement innover. L’intelligence artificielle me passionnait également et j’ai monté un projet de thèse un peu martien à l’interface de l’éthologie, de l’épistémologie, de l’anthropologie des sciences et des sciences cognitives naissantes. J’ai connu ces dernières par hasard, aux débuts des années 1980. Grâce à Bruno Latour, j’ai été invité à l’Université de Californie à San Diego après mon DEA, et j’y ai découvert les sciences cognitives en train de s’inventer. J’ai donc fait une thèse à l’EHESS sur la façon dont les spécialistes des fourmis raisonnaient sur le raisonnement des fourmis, comme ingénieur de recherche au sein du Laboratoire d’Intelligence Artificielle de Bull. En étudiant la dynamique des colonies de fourmis on devait bien pouvoir inventer des formes nouvelles de programmation ! Voilà comment je suis entré en éthologie et comment j’ai commencé à m’intéresser à la question animale et aux communautés hybrides homme/animal.

L’artiste Louis Bec, que j’ai beaucoup fréquenté dans les années 1990, a été la deuxième personne qui m’a le plus influencé. Il développait une pratique artistique très originale qui s’appuyait déjà sur une notion de communauté hybride, même si elle restait encore implicite pour lui. Pour autant, je n’ai pas quitté la philosophie pour l’animal. J’ai voulu rendre la philosophie plus velue, l’emplumer du concept ou la sertir d’écailles multicolores. Avec une bourse Fyssen, j’ai ensuite fait un postdoc au Center for the History and Philosophy of Sciences à Boston University avec Bob Cohen, l’un des derniers philosophes américains résolument marxistes. Un type remarquable. Mais je m’y suis mortellement ennuyé et je suis parti au MIT, au Media Lab. C’est là que j’ai vraiment compris qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de penser l’animalité sans faire référence à la robotique autonome et à l’animalité artificielle qui va avec. Comme dit le sage chinois, il n’y a que les gens pressés qui s’imaginent que la ligne droite est le plus court chemin entre deux points.

Dès mes années de thèse, j’avais le projet de développer une « philosophie de terrain », qui n’a rien à voir avec la prétendue « philosophie expérimentale » de la philosophie analytique actuelle qui s’appuie sur une psychologie expérimentale inepte. En France et à de très rares exceptions près, la pratique philosophique était alors exclusivement tournée sur le commentaire de textes et le commentaire de commentaires et elle le reste encore très largement. On ne peut pourtant comprendre une science qu’en la pratiquant vraiment. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de devenir éthologue après mes études de philosophie. Pendant quelques années je suis donc devenu un spécialiste des grands singes et des orangs-outans. C’est là que j’ai vraiment compris ce qu’étaient l’éthologie et la psychologie comparée, c’est-à-dire ce qu’on pouvait faire ou penser, ce qui provoquait immédiatement un rappel à l’ordre. J’ai pu m’engager alors dans une « épistémologie de la rupture », très différente de l’« épistémologie de connivence » très largement majoritaire chez les épistémologues1. L’épistémologue de connivence cherche l’agrément des scientifiques concernés pour évaluer la justesse de son travail. C’est une épistémologie de bons petits garçons ou de bonnes petites filles fascinés par les susucres qu’on agite devant leur nez. L’épistémologue de rupture n’aime pas le sucre. Il préfère le salé et même le pimenté. Il met au jour les choix et présupposés profonds des chercheurs concernés, quitte à entrer violemment en conflit avec eux. Feyerabend en est un très bon exemple. L’éthologie et la psychologie comparée s’appuient de façon sectaire sur des présupposés « réalistes » intenables en toute rigueur et sur une conception mécaniste de l’animal qui les empêchent de rendre compte de très nombreux phénomènes observés chez l’animal. L’éthologie contemporaine reste fondamentalement béhavioriste bien qu’elle s’en défende, mais il s’agit d’un béhavioriste sophistiqué. Caractériser l’animal comme un « traiteur d’information » n’a pas grand sens, surtout si on est incapable de définir de façon convaincante la notion d’information ! J’ai proposé de développer un autre paradigme, bi-constructiviste, dans lequel l’animal serait un interpréteur de sens qui invente sa façon d’habiter le monde et dans lequel l’éthologue doit inventer des manières de rendre compte des façons dont l’animal invente son monde. Certains ont adoré. D’autres beaucoup moins. Les Allemands m’ont même censuré.

Dessin : Dominique Lestel

AZ : Votre œuvre est par ailleurs émaillée de références singulières (plus ou moins explicites), empruntées aux champs philosophique, scientifique et littéraire, qui laissent deviner une certaine filiation intellectuelle et qui trahissent l’intention de pratiquer autrement la philosophie et la science dont vous venez de parler. Outre les auteurs majeurs de la littérature consacrée à l’animal, comme Paul Shepard que vous citez souvent, vous vous référez volontiers à Épicure, à D. Hume, B. Spinoza, J. Elster, J. C. Powys, M. Mauss, C. Levi-Strauss, R. Gary, R. Ruyer, ou à P. K. Dick… Quel air de famille pensez-vous partager avec ces auteurs ? Selon vous, la considération et le souci de l’animal sont-ils dépendants d’un certain style de pensée, d’une certaine manière de pratiquer l’écriture et de négocier notre rapport au sensible ?

DL : Un certain nombre des auteurs que vous citez sont des écrivains et non des philosophes et ce n’est pas un hasard. La philosophie universitaire s’inscrit dans un régime très encadré et la question de l’animal est un espace peu fréquenté. Pour la grande majorité des philosophes, la question est pliée d’avance : l’animal ne parle pas, c’est donc une machine, point à la ligne. Ils n’imaginent pas une minute que s’ils n’entendent pas l’animal, ce n’est pas parce que l’animal est muet mais parce qu’ils sont sourds. En France, Ruyer, Deleuze et Guattari ou Derrida restent des exceptions. L’un de mes auteurs de référence, Paul Shepard, que j’ai découvert par hasard au début des années 1990 en flânant dans une librairie de Berkeley, reste un parfait inconnu pour la quasi-totalité des philosophes et il est d’ailleurs difficile de le faire entrer dans une case institutionnelle. Mais ce qui n’a pas été pensé par la philosophie l’a été beaucoup plus par la littérature, le cinéma et l’art de façon plus générale. Cette situation est moins triviale qu’elle n’en a l’air. Elle pose la question de ce qui pense. La philosophie a tenté une OPA sur la pensée en assimilant la pensée au concept et on s’est laissé largement impressionner. Mais il existe une pensée non conceptuelle qui attend encore largement d’être prise au sérieux par les philosophes. Grâce à Heidegger, la poésie est redevenue pertinente en philosophie, mais c’est une poésie en liberté surveillée, qui doit rester sous la coupe du concept pour être pertinente. Un vrai philosophe ne s’exprime pas à travers la poésie ; il peut seulement récupérer le poème pour en faire un objet de pensée. Une partie de l’œuvre de Nietzsche se compose pourtant de poèmes et Giordano Bruno philosophait en écrivant des pièces de théâtre. Littérature et arts pensent l’animal de façon beaucoup plus audacieuse. Les racines du ciel, de Romain Gary, est par exemple un roman qui a un souffle métaphysique incroyable. Dès 1956, il exprime l’idée qu’il faut défendre les éléphants sauvages parce que leur liberté conditionne celle de l’homme.

AZ : Justement, contre la tradition philosophique, contre les usages culturels dominants, et même contre les catégories que nous propose la langue, vous refusez l’opposition homme vs animal, revendiquant et assumant à fond une position dite « continuiste ». Pourriez-vous en quelques mots rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette position et quels en sont les corollaires immédiats ?

DL : La position continuiste que j’essaie de défendre considère qu’il n’y a pas de différence ontologique entre l’homme et l’animal. Il faut sortir des ontologies essentialistes occidentales pour aller vers des ontologies relationnelles et participatives. Chacun fait partie des autres, et tous ont l’ensemble des autres en eux. Cette position continuiste déstabilise et décrédibilise la problématique du propre de l’homme qui irrigue la pensée européenne depuis l’Antiquité. Le propre de l’homme est une notion très mal conceptualisée, empiriquement mal informée et culturellement très toxique. Le propre de l’homme est une caractéristique qui distingue tellement l’homme des autres animaux qu’il cesse lui-même d’être animal. On n’est plus dans la philosophie ; on a déjà basculé dans la théologie. La majorité des animaux ont des caractéristiques d’espèce que n’ont pas les autres espèces. La question pertinente n’est pas celle de la différence mais celle de la différence relative. Ce qui est important est de savoir si la différence de l’homme aux autres animaux est différente ou similaire à la différence des autres animaux aux animaux des autres espèces. La question du propre de l’homme n’est jamais conceptualisée de cette façon parce que ceux qui la recherchent à tout prix sont des idéologues imbibés de christianisme. Ceci étant dit, existe-t-il un propre de l’homme ? On rencontre là un deuxième obstacle, l’empiricité défaillante de la discussion. La plupart des philosophes estiment qu’ils savent ce qu’est un animal avant même de s’être sérieusement informés. Une petite minorité de philosophes s’est penchée sur l’éthologie et la psychologie comparative, mais ils sont souvent d’une naïveté touchante ! Beaucoup gobent tout ce qu’on leur raconte. Pour les différences/similitudes homme/animal, il faut s’appuyer sur une épistémologie critique des sciences de l’animal. L’éthologie est par exemple incapable de répondre à la question de savoir s’il y a des comportements artistiques chez l’animal parce que la structure même de la discipline est conçue d’une façon qui empêche qu’on réponde à une telle question. Hollis Taylor, chercheuse à l’Institut de Technologie de Sydney et qui a fait un postdoc sous ma direction, fait un travail remarquable de ce point de vue. Hollis est la première musicienne professionnelle (compositrice et violoniste virtuose) à avoir fait une thèse de musicologie sur le chant d’un oiseau – un merle australien qui a des chants extrêmement élaborés –, qu’elle écoute, alors que les ornithologues se contentent de lire des sonagrammes. Pour elle, ces oiseaux font vraiment de la musique. Culturellement, l’insistance à vouloir séparer à tout prix l’homme de la nature conduit à la catastrophe écologique qu’on connaît, à l’isolement autiste de l’humain et à l’absence de sens qui conduit à un consumérisme suicidaire.

Dessin : Dominique Lestel

AZ : Toujours à ce propos, vous avez écrit dans un ouvrage récent que « ceux qui se soucient des animaux aujourd’hui […] constituent l’avant-garde d’une nouvelle culture en gestation »2, annonçant un âge nouveau où l’homme vivra avec et parmi l’animal et non contre lui. Cette prédiction repose notamment sur le concept de « communautés hybrides » que vous définissez comme des espaces partagés de sens, d’intérêts et d’affects. En quelques mots, que sont précisément ces « communautés hybrides » ou « mixtes » ? Quelles descriptions les plus convaincantes l’éthologie est-elle capable d’en donner aujourd’hui ?

DL : La notion de communautés hybrides, que j’ai proposée en 1996, n’est pas une notion éthologique, même si certaines de mes formulations ont pu le laisser penser. C’est une notion ontologique et métaphysique. La communauté hybride, c’est le lieu de débordement de tout être vivant, en particulier l’humain, dans tout autre. Je préfère « lieu de vie » et « mode de vie » à celui d’environnement, à mon sens trop biologique. Les communautés hybrides sont avant tout des espaces sémiotiques et affectifs inter-ontologiques et très largement inter-spécifiques. Les communautés dans lesquelles vit l’humain sont toujours des communautés hybrides humaine/non humaine. On y trouve des humains, des animaux, des végétaux, des champignons, des virus, des artefacts plus ou moins autonomes et une foule d’agents aux statuts les plus improbables pour lesquelles nous n’avons pas encore (ou n’avons plus) de concepts pertinents – comme les fantômes, les anges ou les démons. On voit qu’il reste beaucoup de travail à faire pour vraiment comprendre une notion comme celle de communauté hybride. C’est en fait une notion qui fait exploser à la fois une éthologie excessivement mécaniste, une anthropologie qui reste fondamentalement colonialiste dans sa prétention à vouloir expliquer les autres d’un point de vue objectif – qui n’est en fin de compte toujours qu’un point de vue occidental – et une philosophie de préposés aux écritures. On n’explique pas son voisin ; on essaie de vivre avec lui en évitant de trop s’entretuer. La notion de communauté hybride humaine/non humaine est un phénomène central des sociétés premières et il faut revenir à elles pour en saisir toute la richesse et la complexité. Aujourd’hui, avec ma collègue italienne Egle Barone, je suis engagé dans un travail de terrain en Amazonie pour approfondir ces questions. Là encore, il s’agit de philosophie de terrain. L’anthropologue veut fournir une description objective des sociétés qu’il étudie. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de penser les Amérindiens mais de penser avec eux pour comprendre ce qu’il y a de non humain dans l’homme. Il faut inventer des épistémologies participatives. La culture occidentale a détruit la plus grande partie des ressources intellectuelles requises pour comprendre comment nous nous croisons constamment avec l’animal selon de multiples modalités ; au contraire, les cultures premières ont depuis toujours cultivé les convergences avec le non-humain – que ce soit sur des modes coopératifs ou sur des modes agonistiques ; d’ailleurs, chez elles, on ne connaît pas Walt Disney et Bambi finit souvent mal. J’essaie d’établir avec les membres de ces cultures avec lesquels je travaille des situations de co-dépendances épistémiques. Chacun de nous a besoin de l’autre pour comprendre comment survivre dans le monde actuel. Entre les philosophes qui ne comprennent pas ce qu’est le terrain et les anthropologues qui ont une conception très normative de ce qu’il doit être, c’est sans doute une méthodologie qui maximise le nombre de ceux qui vous détestent, mais je n’ai pas le temps de vouloir être aimé [… rires] ! Ceci dit, le succès du séminaire « L’Homme débordé » que j’organise sur ces questions de communautés hybrides avec ma collègue artiste, anthropologue et thérapeute Marion Laval-Jeantet, montre qu’il existe une véritable attente vis-à-vis de ces questions dans notre culture. La dimension artistique de cette démarche est fondamentale : dans la culture occidentale, l’art est – avec les mathématiques et la physique théorique – l’un des derniers espaces où la pensée n’a pas encore été totalement domestiquée.

AZ : Si intelligents soient-ils, et si fines soient leurs méthodes, l’éthologue et l’anthropologue cherchent à décrire des phénomènes. Or touchant la question animale, vos livres semblent dépasser la seule ambition descriptive et situent même l’enjeu au niveau de l’imagination et de l’action. Si l’un de vos objectifs avoués consiste à « changer les consciences »3, il s’agit bien à la fin de changer les pratiques et de reconsidérer nos manières de vivre (point qui ne manquera pas de susciter l’intérêt des designers). Pourtant, comme en témoigne votre Apologie du carnivore, vous semblez plutôt critique à l’encontre de la morale et du droit comme recours efficaces. Pourquoi un tel soupçon ?

DL : Il ne s’agit pas seulement de changer les consciences mais de cuisiner aussi nos ontologies avec des sauces piquantes. L’éthologie et l’anthropologie ne visent pas seulement à décrire des phénomènes mais aussi à sélectionner ceux qu’elles jugent légitime de décrire. Qu’on puisse aborder l’intelligence animale ou les cultures non occidentales à travers des descriptions objectives est épistémologiquement problématique. Ces deux disciplines ont mis en place toute une batterie de concepts et de raisonnements qui visent à disqualifier le réel qui ne rentre pas dans leurs cases constituées a priori. Une discipline est toujours conçue pour faire rentrer dans l’ordre – et dans les ordres. Il me semble de toute façon illusoire d’élaborer une critique épistémologique efficace qui se restreigne à l’une ou l’autre discipline ; elles doivent être appréhendées conjointement : les verrouillages sur la compréhension de l’humain sont agencés avec ceux qui existent sur l’animal. Je suis moi-même un empiriste radical, au sens de William James, c’est-à-dire que je veux prendre en compte tous les phénomènes, et pas seulement ceux qui arrangent la vision du monde qu’on veut me faire adopter. Il faut effectivement changer radicalement notre conscience qui résulte d’une longue histoire occidentale, en particulier ce fantasme qui nous conduit à penser que l’humain se constitue contre la nature avec sa culture. Quant au droit de l’animal, c’est un gadget inutile qui n’améliore que très superficiellement les choses. Il existe déjà une loi qui empêche les mauvais traitements envers les animaux et les juges sont structurellement débordés. La morale, pour sa part, a toujours été une source infinie de souffrance et il faudrait la bannir définitivement de nos modes de penser. Je n’ai pas besoin de morale pour obliger les autres à ne pas me tuer ou à laisser les petites filles aller à l’école. Ne pas être constamment menacé par mon voisin ou éduquer correctement les petites filles améliorent considérablement notre vie ; qu’est-ce que la morale viendrait faire ici ? Nietzsche reste un auteur très actuel de ce point de vue : derrière tout moraliste se cache un tyran. J’ai écrit Apologie du carnivore parce que le moralisme des végétariens éthiques est un cas d’école. Je respecte les végétariens mais le végétarien éthique qui essaie de me culpabiliser parce que je mange de la viande, que j’aime ça et que je trouve bien d’en manger mérite qu’on le remette à sa place4. Ce n’est pas parce qu’une cause est juste (lutter contre la souffrance animale) que tous les moyens pour y parvenir sont nécessairement acceptables. Le problème n’est pas celui de manger ou non de la viande mais de faire cesser le scandale des élevages industriels et il est certainement plus efficace de s’allier avec les carnivores qui veulent manger de la bonne viande que de les montrer du doigt en essayant de les culpabiliser. Les mouvements végétariens, qui existent depuis des décennies ne représentent qu’une infime partie de la population et ils n’ont amélioré en rien la situation des animaux d’élevage. L’éthique a une obligation de résultat, pas une obligation de moyens. L’échec des mouvements végétariens devrait les inciter à revoir leur stratégie.

Dessin : Dominique Lestel

AZ : Il apparaît que votre travail oscille entre métaphysique et politique. D’un côté en effet, la considération de l’animal ne met rien moins en jeu que le salut de l’humanité. De l’autre côté, en appelant à la philia et en dénonçant la réduction, les ghettos, le colonialisme – dont le traitement réservé à l’animal est l’un des derniers avatars –, vous proposez de réviser les formes du vivre ensemble et de la communauté pour « laisser les animaux habiter nos cités »5. Métaphysique et politique semblent finalement se rejoindre dans une forme très lucide – mais non moins imaginante – d’utopie (…peut-être inspirée du « Principe espérance » de Marc Bloch), où « rendre le monde meilleur »6 apparaît comme la voie la plus raisonnable et la plus réaliste. Avez-vous déjà envisagé des types de scenarii possibles ? Quelles nouvelles formes de communautés mixtes pourraient-elles être imaginées ? Et dans quelle mesure pensez-vous que le design, en tant que discipline créative, pourrait contribuer à donner corps à un projet où les hommes, les animaux, et les artefacts générateurs de sens cohabiteront autrement ?

DL : Pourquoi inventer de nouvelles utopies ? On en a déjà un paquet en stock qui ne servent pas à grand-chose ! Entre parenthèses, toutes les grandes utopies font l’impasse sur l’animal. Que les moralistes aiment tant les utopies doit de toute façon nous mettre la puce à l’oreille. Inventer des utopies, c’est encore adopter une démarche top-down – une démarche qui part des grands principes pour aller à la pratique, une démarche qui naît dans l’esprit des maîtres pour s’incarner dans le corps des peuples. Il faut au contraire multiplier les expériences bottom-up – s’engager dans des pratiques qui permettent d’inventer en fin de compte des communautés hybrides inédites. Les théoriciens purs nous pompent l’air ; nous avons plutôt besoin de praticiens qui théorisent ce qu’ils font ou de théoriciens bâtards qui éprouvent le monde et qui ne se contentent pas de le penser. L’audace doit être préférée à la vertu, et le respect de l’autre à l’obéissance aux lois. Nous sommes ce que sont nos communautés hybrides et nous l’avons toujours été. Je préfère d’ailleurs parler de communautés hybrides plutôt que de communautés mixtes – car l’hybridation est aussi une affaire de désir, de métabolisation, de production organique et de reproduction sexuelle.

Le rêve humaniste a une face lumineuse, il pense tous les humains égaux ; il a aussi une face sombre, il réduit la diversité des communautés hybrides à l’humain (et éventuellement à un Dieu plus ou mois fantoche). Nous sommes pourtant avant tout ce avec qui (ou avec quoi) nous vivons : animaux, végétaux, champignons, bactéries, virus, artefacts plus ou moins générateurs de sens, anges, démons et fantômes ! Et l’ontologie des uns dépend toujours des liens qui se tissent avec les autres. Nous avons toujours trop sous-estimé les tricoteuses. Dans cette perspective, le rôle du designer est essentiel. C’est lui qui pense l’espace habité, c’est-à-dire les façons de tricoter ensemble les topographies, les objets, les intentionnalités et les désirs. Les penseurs de l’espace en font toujours des constructions vides dans lesquelles le vivant n’apparaît qu’à la fin, et de surcroît. C’est très étonnant. Même Bachelard n’évoque que des espaces vides dans sa par ailleurs remarquable poétique de l’espace. Le designer invente les dispositifs à partir desquels pourront émerger de nouvelles formes de communautés hybrides. Et donc de nouveaux modes de vie et de nouvelles façons de penser. Les villes doivent être pensées dans cette perspective. L’animalité urbaine est habituellement conçue comme celle des animaux qui s’ajoutent à la ville. C’est très pauvre. Il faudrait plutôt la conceptualiser comme celle des animaux qui sont la conséquence des villes. En ce sens par exemple, on comprend que les baleines deviennent des animaux de plus en plus urbains, même si on n’en a jamais croisé dans les rues ! À l’origine, ce sont des urbains qui se sont lancés dans leur protection et qui développent des liens de plus en plus intenses avec elles. Le non humain est le grand oublié des architectes et des urbanistes contemporains. Là encore, il ne s’agit pas d’ajouter quelques bestioles, un zoo et quelques espaces verts pour changer la situation. Il faut plutôt penser le phénomène urbain, la « Ville » vers quoi convergent toutes les agglomérations urbaines, comme un formidable bioréacteur qui modifie profondément ce que signifie être vivant, en mettant en place des métabolisations de masse jusque-là inédites. « Ville » est l’écosystème qui disqualifie tous les écosystèmes. « Ville » fait converger ressources, énergies et désirs de transformer non seulement la vie mais aussi le vivant. Il faut donc caractériser « Ville » comme cet artefact humain qui transforme tous les êtres vivants sur Terre – ce qui n’est pas rien ! Nous avons besoin d’une imagination transgressive, non au sens où elle serait immorale, tout le monde se fiche de la morale à quelques bigots près, mais au sens où elle assumerait le désir de tout vivant d’aller au-delà du vivant.

Les zoos sont intéressants de ce point de vue7. Il ne faut plus les concevoir comme des machines hygiéniques à sauver les espèces (on ne va pas se mettre à rejouer Noé, c’est pathétique), mais comme des sas audacieux dans lesquels pourraient s’inventer de nouvelles conflagrations inter-spécifiques où chacun pourrait jouer à l’Évolution comme on joue à la roulette russe – avec le risque de passer de l’autre côté. Je rêve d’un zoo où je n’irais pas observer des éléphants mais où je pourrais m’éléphanter et où les éléphants pourraient se babouiniser, s’enchienner ou se perroquetiser. Je rêve d’aquariums dans lesquels des humains pourraient s’empoissonner la vie ou expérimenter l’algue marine que nous sommes aussi, ou l’hippocampe ou l’anémone chatoyante. L’Évolution ne dit pas seulement que nous sommes des singes mais que le singe que nous sommes aussi a quelque chose de toutes les autres espèces. C’est aussi en cela que l’animal est l’avenir de l’homme. Un tel rêve a quand même une autre gueule que les pauvres imaginations des post-humains qui veulent devenir des espèces de smartphones améliorés et qui comptent leurs pseudo-amis sur Facebook. À laisser l’imagination aux mains de ceux qui ne se pensent que comme des retraités, nous risquons de vite devenir très vieux, alors qu’une jeunesse incandescente brûle notre phylogenèse depuis la nuit des temps.


  1. J’ai trouvé cette opposition connivence/rupture – que j’ai aménagée à mon goût – chez l’avocat sulfureux Jacques Vergès. Cf. Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Minuit, 1981, p. 5−13, repris dans M. Foucault, Dits et Écrits, tome IV, texte nº 290. 

  2. Cf. Dominique Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2010, p. 10 et p. 181. [N.d.É.] 

  3. Ibid. p. 112. [N.d.É.] 

  4. Lire à ce sujet la très ironique Apologie du carnivore, Fayard, 2011. [N.d.É.] 

  5. Cf. L’Animalité, L’Herne, 2007, p. 104. [N.d.É.]. 

  6. Lire L’Animal est l’avenir de l’homme, p. 181 et suiv. [N.d.É.] 

  7. Cf. ici même Éric Baratay, p. 80 et suiv., puis p. 94 et suiv. 

Sommaire nº 39
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