Pourquoi ces livres sont-ils tous oranges ?

À la dérive dans le rayon philosophie d’une librairie d’occasion, je parcours les étagères à la recherche d’un certain genre de livres. Ils ont des titres ambitieux comme Le sens du réalisme contemporain ou Dialectique des Lumières. Mon intérêt pour ce type de lectures est marginal, mais je suis tout de même fasciné par leur style commun : ces livres sont brochés, ils font environ deux cents pages et pour une raison ou une autre, ils sont tous oranges. Sur chaque couverture il y a une forme ou un ensemble de formes qui, je suppose, sont censées représenter l’ambition que trahit leur titre. Apparemment, le sens du réalisme contemporain à beaucoup à voir avec un cercle rouge foncé, tandis que les principes de la syntaxe transformationnelle ressemblent à la carapace d’un cloporte. En fait, je vais vers ces livres-là parce que leur implacable couleur orange parle de la relation entre théorie et pratique. De même que le designer impose à ce genre de livres un style uniforme en vue de les commercialiser, de même le contenu propre à ce genre (ici : la théorie elle-même) est utilisé par les designers les plus habiles pour ajouter à leur travail une mystique monnayable.

J’appréhendais un peu moment où je devais annoncer à mon père que j’allais étudier le design graphique. J’avais des doutes sur ce qu’allait penser de moi un homme dont la thèse de doctorat s’intitulait « Le prestige professionnel maritime et l’effet d’anomalie saisonnière en Atlantique Nord, 1740–17421 » alors que je m’apprêtais à passer trois ans à apprendre à faire des cartes de visite. Je me rappelle avoir balbutié quelque chose à propos de Barthes et d’une certaine « extension logique du domaine de la linguistique ». Dans ce moment de panique, j’ai cherché refuge dans l’ombre portée de la théorie, comme si l’intérêt d’un cycle d’études supérieures devait d’une façon ou d’une autre avoir partie liée avec la philosophie française. Pourquoi ai-je pensé que la théorie allait m’aider à parvenir à mes fins ? Alors que je prépare aujourd’hui mon projet de fin d’études – un livre orange farci de théorie intitulé La réorientation : une théorie pratique du re-défamiliarisationisme, je continue encore à me débattre avec cette question.

Je suis récemment tombé sur une œuvre de l’artiste Marcel Broodthaers qui m’a éclairé sur ma relation ambiguë avec la théorie. Il s’agit d’une couverture qu’il a réalisée pour le magazine Interfunktionen2. Le texte qui la compose laisse entendre que la critique, quelle que soit son intention initiale et par sa simple présence, devient inévitablement un moyen d’ajouter de la valeur d’échange à une œuvre d’art. La théorie se change en une sorte de « dorure intellectuelle » qui éblouit les clients – souvent encore moins familiers avec les textes que ne le sont les artistes eux-mêmes. Broodthaers explique l’utilité économique de la théorie/critique pour les artistes3. La valeur d’un objet d’art est spéculative ; il est donc évident que les idées abstraites et difficiles contribuent à constituer sa valeur, surtout dans un marché où les clients sont riches, instruits et aspirent à s’élever socialement. S’il avait émané d’un autre artiste, ce constat aurait pu passer pour du cynisme ; or le travail de Broodthaers est profondément enraciné dans la philosophie marxiste, et son intérêt pour la relation entre théorie et pratique est réel.

Les architectes sont eux aussi fascinés par les charmes de la théorie. Peter Eisenman à été l’un des premiers à utiliser la théorie critique comme moteur de sa pratique architecturale. Maintenant, les épigones d’Eisenman – comme Daniel Libeskind – décrochent régulièrement d’énormes contrats sur la base de propositions dégoulinants de théorie. Par exemple, dans sa proposition pour le projet du Musée juif à Berlin (quarante millions de dollars)4, Libeskind écrit : « Le quatrième aspect du projet est formé par le ‹ sens unique › de Walter Benjamin. Cet aspect apparaît dans la séquence continue des soixante sections le long du zigzag, dont chacune représente une des ‹ stations de l’Étoile › décrites dans le texte de Walter Benjamin. »

Apparemment, les architectes ont pris acte de ce que les clients les plus prestigieux (musées, centres d’art, bibliothèques, etc.) correspondent exactement au même profil que les collectionneurs d’art. Libeskind, Koolhaas et d’autres ont apporté la preuve que la théorie est un excellent levier pour vendre les projets. En outre, l’utilisation que Libeskind fait des textes est également stratégique en ce qu’elle rend ses propositions presque indiscutables. Par exemple, le projet de tour qu’il a conçu pour l’ancien site du World Trade Center à New York, la 1 776 foot Freedom Tower, est une référence à l’année de signature de la Déclaration d’indépendance. Cette référence interdit évidemment au client ou à l’entrepreneur de chercher à convaincre quiconque de ce que la tour devrait être un centimètre plus court.

Pour des universitaires, les avantages de la théorie peuvent sembler évidents ; j’ai cependant été étonné de constater que même pour un érudit, la vague familiarité d’un texte avec une théorie critique ou scientifique peut présenter plus d’importance que de savoir précisément de quoi il est question. Ceci est clairement démontré par le cas d’Alan D. Sokal, un professeur de physique à la New York University. Sokal est devenu si sceptique à l’égard de la prétendue rigueur intellectuelle de certaines théories qu’il a décidé de réaliser une expérience, fondée sur la question suivante : « Est-ce que l’une des principales revues nord-américaines des cultural studies – dont le comité de lecture affiche des célébrités telles que Fredric Jameson et Andrew Ross – pourrait publier un article volontairement parsemé d’absurdités, aux seuls motifs que (a) cet article présente bien et (b) qu’il flatte les idées reçues et l’idéologie des éditeurs ? La réponse fut malheureusement positive. L’article en question, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », a été publié dans la revue Social Text (printemps/été 1996)5. La critique de Sokal révèle donc le pouvoir que la théorie peut exercer sur les universitaires. Une farce semblable a paru dans DDD2, où fut publié un article appelé « La philosophie vernaculaire dans le design peut-elle être considérée comme élément des premières théories d’une contre-culture du design cognitif ? (Une vue d’ensemble des perceptions axées sur le genre dans le pluralisme) » par un certain Brad DiLorenzo6. Il s’agissait en réalité d’un texte écrit par un logiciel qui produit aléatoirement du jargon théorique.

Dans un article récent7, le philosophe des sciences Bruno Latour (peut-être un cousin éloigné de Brad DiLorenzo ?) examine comment la critique a pu être utilisée à des fins politiques. Son texte est avant tout une réponse à l’effort inlassable de l’administration Bush pour jeter le doute sur les données scientifiques démontrant l’existence du réchauffement climatique. Latour soutient que la stratégie critique de révélation des biais et préjugés sous-jacents à ce que l’on appelle des « faits » a été cooptée par des intérêts politiques, au point d’avoir déplacé le foyer d’attention de la pensée critique.

Latour écrit : « Le danger vient peut-être moins d’un excès de confiance dans des arguments idéologiques énoncés comme des faits – ce que nous avons appris à combattre efficacement – que d’une méfiance excessive à l’endroit de faits réels déguisés en mauvais préjugés idéologiques. »

Le fait est que, si un dispositif critique vaut dans un contexte universitaire, il peut aussi se révéler efficace pour servir des intérêts politiques. Je ne soutiens pas que l’usage de la théorie a seulement pour but de tromper les collectionneurs, de vendre des produits et d’apaiser vos parents. Mais on sous-estime le fait que la théorie puisse aussi être une bonne affaire. Je suis inspiré par la lecture de Guy Debord, mais je suis aussi sûr que je ne voudrais pas faire ma carrière sur son dos ; et après avoir travaillé dur et du mieux que je peux, je suis hanté par la culpabilité de ce que mon travail de designer ne puisse par lui-même suffire pour prétendre figurer en quatrième de couverture. Je me retrouve donc obligé, d’une part, de m’engager dans la théorie critique pour approfondir mes arguments et, d’autre part, de m’en moquer. Peut-être est-ce parce que mis à part les exemples cités plus haut, la théorie est toujours discutée avec un profond sérieux. À la lumière de Broodthaers et Sokal, il semble clair que pour révéler les fonctions de la théorie dans la culture actuelle, une approche irrévérencieuse est peut-être plus efficace qu’une critique réelle.


  1. Kingsley Amis, Lucky Jim (London, Gollancz, 1954). Pour protéger la vie privée de mon père, j’ai combiné le titre de sa thèse avec celle de l’universitaire malheureux du livre qui est peut-être le plus drôle jamais écrit sur la vie universitaire. 

  2. Marcel Broodthaers, Interfunktionen, automne 1974. 

  3. Rosalind E Krauss, A Voyage On The North Sea : Art In The Age Of The Post-Medium Condition (London, Thames & Hudson, 2000). 

  4. Daniel Libeskind, The Jewish Museum Berlin : Between The Lines (Berlin, Verlag der Kunst, 1999). 

  5. Alan D Sokal ‘Transgressing the Boundaries : Towards aTransformative Hermeneutics of Quantum Gravity’, in Social Text nº 46/47, p. 217–252, printemps/été 1996. Merci à Peter Hall pour m’avoir signalé le hoax d’Alan Sokal. 

  6. Brad DiLorenzo, ‘Can Vernacular Philosophy in Design Be Seen as a Part of Early Counter-Cultural Yet Cognitive Design Theory ? (An Overview of Gender-Oriented Perception in Pluralism)” in DDD2, hiver 2000. 

  7. Bruno Latour, ‘The Last Critique’, in Harper’s Magazine, voI. 308, nº 1847, p. 15–20, avril 2004. 

Sommaire nº 40-41
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