Kitsch, bad taste, Scheiße. Une esthétique de la dissonance

Une définition, pour commencer

Le terme tuning nous vient de l’anglais to tune, qui signifie « accorder », dans le sens musical qui fait que l’on accorde un instrument de musique pour qu’il sonne « juste ». Ce terme s’est répandu dans les années 1980 aux États-Unis, en Europe et au Japon, pour désigner une pratique consistant dès lors à accorder un type particulier d’instrument non moins musical : le moteur. Par extension, le tuning – souvent confondu avec la plus sérieuse « préparation automobile » – a pu alors désigner le fait d’optimiser les performances d’un véhicule, puis d’en modifier l’apparence par l’ajout d’accessoires, de stickers, néons, pièces de carrosserie, ailerons, etc. Si le tuning trouve son acception première dans la recherche de l’équilibre tonal et de la hauteur de note correcte, c’est-à-dire du « juste », il se rapporte également à la recherche du « beau », dans toute sa dimension subjective.

L’observation du tuning comme pratique fait également apparaître l’idée de « pimper », c’est-à-dire d’apporter des modifications personnelles, d’extraire l’objet d’une série commerciale pour le rendre unique, de le faire entrer en conformité, non plus avec un standard fixé par l’industrie et le marketing, mais avec un idéal individuel esthétique et technique. En la considérant sous l’angle du do-it-yourself, cette pratique devient une posture, dont les excès volontaires, comme autant de « manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant » pourrait-on dire avec Michel de Certeau1, traduisent un refus des règles du marché. Pimper, c’est customiser, personnaliser, détourner un original pour l’adapter à ses envies, mais aussi affirmer une autonomie et une individualité que le marketing s’applique habituellement à dissoudre dans la répétition de la série. Une telle voie engage dès lors, par la surenchère, la démesure et l’exagération, à faire l’expérience des limites techniques posées par des modèles à subvertir et à transformer, comme pour mieux vérifier qu’il est encore possible de passer le diamètre des roues de son véhicule à 1,80 mètre ou d’ajouter un 18e ventilateur à son PC (NDE : voir ici p. 59 et suiv.)

Mais s’il est souvent perçu dans ses formes les plus techniques comme la voiture ou l’ordinateur, on aurait cependant tort de réserver à ces seuls domaines l’usage d’un terme, qui, plus qu’une pratique et plus qu’une posture, désigne toute recherche esthétique d’un accord, par un geste individuel visant à parfaire l’existant. Dans sa forme extrême, le tuning irait jusqu’au design de soi, à l’optimisation de ses performances et de son image. La laxité terminologique du terme laisse alors entrevoir l’horizon agité des diverses formes de tuning existentiel : se tuner, c’est parfaire son apparence par le vêtement, contrôler les différentes formes de présentation de soi sur les réseaux sociaux, se tatouer, se piercer, se scarifier, modifier son visage, ses seins, la couleur de sa peau, se greffer ou s’implanter des griffes ou des canines de 4 centimètres. Et puisqu’il est question d’existence, on ne saurait dresser un tel panorama sans y ajouter les cercueils pimpés du tuning funéraire, riches de formes évocatrices – vaisseaux spatiaux, animaux, fruits ou bouteilles d’alcool – propres à rappeler le cadre de vie, l’activité ou les intérêts du défunt2.

Un écart relatif

Riche de ses nombreux aspects, économique, technique, sociologique, etc., le tuning intéresse le design. Et celui-ci semble par-dessus tout privilégier une question : celle des limites de l’expérience esthétique et du jugement de goût, et ce dans deux directions qui s’opposent et s’excluent mutuellement. D’une part, les objets et pratiques du tuning, produits d’une culture dite populaire trop vite définie par son goût pour la facilité, sont condamnés pour leur vulgarité et leur mauvais goût. D’autre part, ces mêmes objets et pratiques, « affreux à en être beau (x) », pour reprendre l’expression de Susan Sontag3, sont au contraire déportés au pôle inverse, exposés dans une galerie d’art ou réactivés par les esthètes les plus exigeants. Si la présentation au public des cercueils figuratifs du Ghana à l’occasion de l’exposition Les Magiciens de la terre au Centre Pompidou en 1989 pouvait encore se lire au premier degré, le geste de Saâdane Afif qui, vingt ans plus tard, passe commande à un artisan ghanéen d’un cercueil prenant la forme du bâtiment du Centre Pompidou, relève clairement d’un mélange d’ironie et de second degré à l’endroit d’une pratique qui semble s’apparenter au tuning. La question que pose le tuning au prisme de l’esthétique, si elle devait être reformulée, pourrait être la suivante : de quelle manière ce que le sens commun fait entrer dans la définition de la laideur peut-il également entrer dans une définition du bon goût ? Exprimée de manière aussi ingénue, cette contradiction, invitant au relativisme des « goûts et des couleurs » invoqué communément, reste cependant trop évasive pour faire l’objet d’un examen vraiment sérieux. Car en rejouant littéralement l’opposition du pur et de l’impur, du savant et du populaire, elle nous renvoie à une conception unique et verticale des valeurs qui reste discutable.

Pour dépasser ce paradoxe, il apparaît indispensable de s’armer des précautions qu’a pu formuler la sociologie des pratiques culturelles qui, ayant pris acte des limites de la théorie de la légitimité culturelle, dessine désormais un paysage des goûts et des pratiques bien plus nuancé. Comme le fait remarquer Bernard Lahire, « Le monde social n’est jamais unifié au point où il ne permettrait l’existence que d’une seule et unique échelle de légitimité culturelle […] au point que l’on observerait un monopole exclusif […] de la définition de la culture légitime et une reconnaissance unanime et sans faille de cette légitimité de la part de l’ensemble des dominés.4 » « Dans tous les cas, il est impossible de faire comme si on avait affaire à un espace culturel homogène sous l’angle de la légitimité, c’est-à-dire structuré de part en part par une opposition légitime/illégitime univoque.5 » La théorie de la légitimité culturelle telle qu’a pu la formuler Pierre Bourdieu à la fin des années 19706 a ainsi fait l’objet de sérieuses révisions, d’amendements et de commentaires, qui tous convergent sur la « perte de la foi en la légitimité » et qui prennent désormais acte de la pluralité des échelles de valeurs. Pourtant, si le postmodernisme a en effet pu postuler la fin des hiérarchies et l’horizontalité des goûts et des pratiques, faisant hésiter l’individu postmoderne entre un restaurant moléculaire suivi d’une soirée karaoké ou une projection de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov précédée d’un KFC7, ceci au nom de l’éclectisme et du mélange des genres si souvent hyper-décrits par Lipovetsky, il paraît difficile d’affirmer que « tout se vaut ». Du moins un tel éclectisme n’est-il pas vécu ni revendiqué par tout le monde. C’est ce que suggérait Richard A. Peterson en notant que les individus à plus faibles capital culturel ont plus de chances d’êtres « univores » qu’« omnivores », et que relevait aussi Tony Bennett en affirmant qu’« avoir mauvais goût, c’est cool… quand on va à l’opéra8 ». S’il est ainsi possible d’assumer et de revendiquer dans le même temps un mauvais et un bon goût, c’est en effet parce que les biens culturels sont toujours hiérarchisés (mais l’on parle ici de hiérarchies au pluriel), et que ces hiérarchies sont dissociées des pratiques objectives, de sorte que les omnivores de Peterson peuvent aimer des choses détestables. Les classements n’ont pas complètement disparu, mais sont simplement vécus différemment : ce qui importe dès lors, ce n’est pas l’objet, c’est la modalité selon laquelle il est saisi. Éric Darras invite dans ce sens à considérer la réception avec prudence, car « toute œuvre reste ouverte et […] les réinterprétations sont systématiques9 ». Ainsi peut-on reconnaître l’illégitimité d’un produit culturel (donc ratifier une certaine forme de hiérarchie imposée par les classements), tout en le consommant, sur les modes de la distanciation critique, de l’ironie, ou bien de l’indifférence, mais aussi de la culpabilité ou de la contrainte sociale. C’est d’ailleurs ce que relevait déjà Hoggart10 en parlant d’attention oblique, ironique, au sujet des pratiques des classes populaires. C’est bien de l’articulation même entre classements subjectifs et pratiques individuelles qu’il est question, de cette modalité par laquelle se construit le rapport à l’objet. Malgré son point de vue légitimiste, le modèle bourdieusien fournissait déjà les outils conceptuels permettant de comprendre ce qui fondamentalement rend possible une telle prise de distance, à savoir le caractère symbolique d’objets et de pratiques qui valent moins pour leurs propriétés substantielles que pour ce qu’elles représentent ou, pour utiliser une formulation rigoureuse, ce dont elles tiennent lieu. Le symbolique a ainsi permis de privilégier la relation à l’objet plutôt que l’objet lui même. Si comme le dit Éric Darras, « tout produit culturel enferme un éventail de ses propres réceptions possibles11 », on serait alors tenté d’ajouter que tout individu possède un éventail de dispositions par lesquelles il appréhende ces mêmes objets12, au regard des régimes symboliques dont ils relèvent.

L’expérience distanciée des objets du tuning procède ainsi d’un ou de plusieurs modes d’appréhension, dont l’étude permettrait de se déprendre d’une approche formaliste de la beauté cachée, de la poésie du quotidien… de toutes ces choses qu’un œil un peu critique ou un esprit un peu sensible aux formes dissimulées du racisme de classe, décrirait comme l’occasion de faire l’expérience exotique d’un « design du pauvre ». C’est toute l’ambiguité de ce que fait subtilement éprouver à son spectateur l’émission documentaire Strip-tease13 avec ce célèbre épisode consacré au tuning belge14, ou encore le cinéma d’Ulrich Seidl, documentant froidement les déviances de la société autrichienne. Mais ce qu’interroge la réception du tuning par le design et les designers, et au-delà, toute forme de reclassement de pratiques ou objets dits populaires, c’est bien l’expérience de ce que Herbert J. Gans appelle écart (straddling), effectué « vers le bas15 ». Il s’agit alors moins d’étudier les propriétés des formes tunées que la nature même de cet écart, c’est-à-dire la distance et le contexte de la mise à distance. Il n’est pas question de produire une nouvelle définition normative du beau et du laid, mais bien d’observer les usages sociaux de telles catégories pour comprendre ce que ces termes valent dans l’ordre du langage. Un tel point de vue invite naturellement à considérer sur un même plan ce que le design a pris l’habitude de distinguer : la production, conception, création, d’un côté, et la réception, consommation, pratique de l’autre. La logique de l’écart n’est-elle pas précisément ce qui rapproche Humberto et Fernando Campana, lorsqu’ils offrent pour s’asseoir le chaos synthétique des peluches d’une chambre d’enfant16, de l’amateur qui encanaille son appartement d’objets kitsch ? Ne doit-on pas voir une même posture dans la reprise d’appareils photos russes des années 1980 par l’entreprise autrichienne Lomo et l’usage du Polaroïd par un public né dans ces mêmes années 1980 ? N’y a-t-il pas la même ironie dans les spectacles de Constanza Macras17 que dans l’attitude très camp du public occidental des productions Bollywood ? La particularité d’un tel écart symbolique consiste en ceci que la posture dont il est le produit n’est pas propre aux concepteurs, elle concerne également ce que l’on peut appeler ici, faute de mieux, les « consommateurs ». Et c’est peut-être ce rapprochement singulier qui produit chez ces derniers, esthètes avisés, mélomanes exigeants, le sentiment de concevoir un geste, une pratique, un acte, un regard, comme quelque chose d’artistique.

Consonance, dissonance… assonance ?

L’écart vers le bas est souvent figuré dans le langage courant selon son degré.

On parle ainsi de second degré, voire de troisième, quatrième, ou « cinquantième » degré, comme pour mieux exagérer une prise de distance toujours relative à son objet. On peut également se figurer les degrés d’un escalier, comme autant de marches à gravir pour regarder le monde à chaque fois d’un peu plus haut, d’un peu plus loin, à la manière d’un observateur qui « camperait », dans le sens de poser, d’afficher une attitude provocante – pour revenir aux origines premières du camp chez Susan Sontag. Le degré est aussi ce qui permet de mesurer un angle, c’est-à-dire un écart entre deux droites sécantes mais aussi une pente, plus raide à mesure que se creuse la prise de distance. Mais ce qui rend le tuning conceptuellement passionnant, c’est sa dimension musicale. Comme nous l’avons observé, le tuning s’origine dans la recherche de la juste hauteur de note, de la consonance. Or ce que nous remarquons dans sa récupération distanciée, c’est-à-dire dans la transposition de ses objets et pratiques hors contexte (ailleurs, autrement, par d’autres individus – et pour résumer, selon d’autres modalités), c’est précisément l’inverse : une certaine forme de dissonance. De ce point de vue s’opère un renversement fondamental : le tuning n’est plus le lieu d’un accord mais d’un désaccord. Il ne s’agit plus de trouver la forme juste mais la forme impure, qui entend rompre avec les catégories du bien et du beau. Ce déplacement, qui consiste à désaccorder plutôt qu’à accorder, est bel est bien le produit d’une transposition de formes et de pratiques dans un contexte étranger. Ne serait-il pas plus pertinent, plutôt que de tuning, de parler de detuning ? L’histoire de la musique occidentale nous éclaire judicieusement sur une telle observation. Umberto Eco rappelle ainsi, dans son Histoire de la laideur19, le statut très singulier de l’intervalle de quarte augmentée ou « triton », autrement appelé Diabolus in musica, comme do-fa dièse ou fa-si, intervalle à l’« odeur de soufre », proscrit par l’Église ou réservé à des usages spécifiques. La dissonance ne réside pas dans les notes en elles-mêmes, mais bien dans un écart, qui, pour dissoner, doit cependant rester relatif à la musique modale : il n’y a de dissonance que relative à l’échelle de valeurs qui la rend audible et sur laquelle elle se découpe. Or sur ce modèle relativiste, la rupture d’avec les catégories esthétiques du beau et du laid n’est jamais totale : les postures les plus transgressives ne sont-elles pas les meilleures manières, par l’hommage indirect qu’elles lui rendent, de ratifier la hiérarchie des valeurs qu’elles entendent déjouer ? Les compositions du groupe américain Slayer, auteur en 1998 d’un album intitulé Diabolus in musica, peinent ainsi à souscrire à l’hétérodoxie du titre dont elles se prévalent, au regard de l’académisme du système modal dans lequel elles s’inscrivent. Les avant-gardes du début du XXe siècle avaient pourtant cherché à dépasser un tel système. Ainsi avec Schönberg et la seconde école de Vienne, le système tonal vieux de plusieurs siècles s’effondrait-il à la fin des années 1920 au profit d’une forme égalitaire atonale, puis dodécaphonique, construite sur une égalité de valeur entre les douze tons de la gamme. Mais la musique atonale est-elle encore dissonante, si elle rejette – de la même manière que les expérimentations dadaïstes littéraires rejetaient la syntaxe – l’idée même de hiérarchie ? Vue par Adorno, observateur avisé de la musique moderne, la dissonance est une « percée », une irruption d’éléments esthétiques hétérogènes dans un ensemble homogène savant, mais également un « terme technique qui désigne le fait que l’art intègre ce que l’esthétique, ainsi que la naïveté, appelle le laid. Quelle que soit sa nature, le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l’art18. » Si l’on connaît la position – morale – d’Adorno et de l’École de Francfort sur le laid et la culture de masse, la dissonance n’est cependant pas condamnée, mais bel et bien recherchée, dès lors qu’elle permet de faire se rencontrer, d’une manière très dialectique, des éléments hétérogènes.

Ainsi, si le design s’imprègne à ce titre des logiques musicales de la dissonance, en déplaçant, transposant ou désaccordant, il ne faut pas perdre de vue les échelles de valeurs que ces procédés entendent, au mieux transcender, sinon malmener. La dissonance est un moment critique dans un système en équilibre : dans le système modal, elle est suivie de sa résolution, d’un retour à l’harmonie. La musique classique désigne ainsi par le terme appogiature, un ornement mélodique qui fait entendre une note voisine de la note attendue, une note détonante, pour rétablir dans un second temps l’harmonie naturelle, venant ainsi résoudre ce qui peut être entendu comme une faute – mais dont on sait cependant qu’elle est feinte. Ainsi suspendue à sa résolution, la dissonance dérègle brièvement l’ordre des choses pour mieux le retrouver par la suite. Elle inquiète pour mieux rassurer, en déjouant la relation convenue d’un élément à un autre. De par ce caractère relationnel, la dissonance permet de considérer du même point de vue l’intervalle inattendu entre deux notes, l’écart entre un objet et son contexte de réception, la dissymétrie entre une pratique et des dispositions esthétiques, mais aussi la contradiction entre deux aspects d’un même individu, comme en témoigne l’usage du terme par Bernard Lahire, désignant des profils culturels marqués par un goût pour l’éclectisme. En attirant l’attention sur l’intervalle, la dissonance invite ainsi à prendre ses distances avec les jugements de valeur sur la culture populaire, pour considérer les objets du tuning en les rapportant au contexte de leurs usages, comme on replacerait un mot dans la phrase dont il est extrait.

Ainsi le détuning s’ancre-t-il dans la musique comme dans le langage : la phrase musicale, marquée par une note détonante, au sens de « sortant du ton », est aussi la phrase langagière, respectant les conventions syntaxiques mais transgressant le « bon usage » du vocabulaire, ou inversement, usant de termes appropriés cependant enchâssés dans une syntaxe incongrue. Il semble à première vue y avoir là une des propriétés – pour ne pas parler de définition – du postmodernisme, réagissant par l’hybridation à l’harmonie moderniste, lourde de son éthique du « bon » design et de la gute Form. On trouvera ainsi de la dissonance dans les matériaux employés par Memphis, mais aussi dans les audacieuses expérimentations graphiques de Jeffery Keedy, Ed Fella ou Tibor Kalman ou encore dans les combos architecturaux de Ricardo Bofill, Michael Graves, et bien sûr Robert Venturi. Et comme en écho lancinant à ces postures désormais connues, le design contemporain s’est attaché à faire dissoner ses objets à des degrés divers, troisième, quatrième, etc. Ainsi, lorsque Maarten Baas conçoit une chaise en bois en lui donnant la forme d’un fauteuil de jardin20, il reproduit une forme d’assise populaire dans un matériau noble, déjouant les conventions auxquelles l’histoires des formes nous a habitués, et invitant à chercher son antonyme dans la Pixel Chair ou la St. Petersburg Chair de Jurgen Bey21, assise de style en matériau pauvre. Coutumier de ce genre de chiasme, le design cherche la dissonance, en pratiquant le transfert, mais aussi la citation. Ainsi la brasserie Asahi tunée par Philippe Starck est-elle coiffée d’une flamme trop « belle » pour ne pas être rapprochée de l’enfer flamboyant des 205 GTI, quand les affiches de Mirko Borsche ou Jurgen Maelfeyt empruntent quant à elles les formes typographiques candides trouvées sur des affiches amateurs22. La citation, la distanciation et le métadiscours seraient le propre d’une postmodernité plus cynique et moins naïve. La mise en page laisse apparaître sa grille de composition, le Centre Georges Pompidou expose ses structures à un public qui n’est plus à illusionner des formes achitecturales, la télévision montre ses coulisses – on ne filme plus l’interview, on filme le cameraman qui filme l’interview… autant de postures distanciées qui procèdent toutes d’un écart relatif.

Susan Sontag, ou le bad taste entre guillemets

L’esthétique a donné un nom à cette définition étendue de la dissonance, à cet écart vers le bas, à ce « bon goût du mauvais goût23 » : le kitsch. Mais si ce terme a fait l’objet de nombreuses recherches, il a cependant trop régulièrement été envisagé d’un point de vue moral, échouant ainsi à objectiver complètement l’idée même d’intervalle, d’écart relatif dont il semble pourtant relever au premier examen. On trouvera les formes les plus vives d’une telle approche chez Hermann Broch, qui proposait en 195024 un exemple de kitsch d’ailleurs très dissonant en suggérant que les cris de douleur des chrétiens transformés en torches vivantes dans les jardins impériaux pouvaient avoir, aux oreilles de Néron, « la valeur d’une musique d’accompagnement esthétique25 ». Rapprochant par ailleurs Néron et Hitler, « partisan absolu du kitsch26 », Broch considérait tout simplement que « le kitsch, c’est le mal dans le système des valeurs de l’art27 ». Position morale également avec Abraham Moles qui fait quant à lui du kitsch une « injure artistique », ajoutant qu’« [il] est permanent comme le péché : il y a une théologie du kitsch28 ». Mais si le kitsch est ici essentialisé, Moles prend cependant un peu de recul en concédant qu’il peut être compris comme une posture qui, dès lors, dépend beaucoup moins de l’objet sur lequel elle porte son attention. Ainsi, « en poussant les remarques précédentes à la limite, il n’y aurait pas d’objet kitsch, mais simplement une façon kitsch de regarder les objets29 ». Moles retrouve alors l’idée de modalité évoquée plus haut, ramassée en une phrase d’une rare justesse : « Le kitsch est le mode et non pas la Mode dans le progrès des formes30. » Ici, c’est bien la modalité (ironique, sarcastique…) qui fait le kitsch. Une posture bien assumée par Guy Scarpetta : « Le ‹ bon goût ›, dès lors, est perverti, ses règles se déplacent : il se définit moins par le choix de l’objet que par la distance que l’on prend par rapport à lui31. » « Ce n’est pas l’objet lui-même qui sera décrété ‹ kitsch › ou ‹ non kitsch ›, mais son maniement, son montage, la combinatoire où il est inséré. […] Le bon goût, dans cette perspective, relève moins du vocabulaire (des signes utilisés) que de la syntaxe32. » La consonance qu’expriment des objets considérés au premier degré peut alors céder la place à la dissonance de dispositifs procédant du reclassement de ces mêmes objets, aux degrés deux, trois, etc. Pour fonctionner, de tels dispositifs doivent alors créer de la distance, de l’écart relatif ou, pour poursuivre avec Abraham Moles, de l’inadéquation. « L’idée d’inadéquation est proposée par Engelhardt quand il remarque qu’il existe dans tout aspect ou tout objet une déviation, un écart permanent par rapport à son but nominal, écart à la fonction qu’il est censé remplir, qu’il s’agisse d’un produit ou d’un tire-bouchon, écart par rapport au réalisme s’il s’agit d’une figuration artistique quelconque. Le kitsch vise toujours un peu à côté, il remplace le pur par l’impur, même quand il décrit la pureté33. » Ainsi, pour prendre l’exemple type de la figure du déclassement34, le nain de jardin exilé dans un intérieur bourgeois n’est plus un élément de décor bucolique, c’est un objet ethnodécoratif qui tire ses effets d’une opération de conversion visant à transformer la distance géographique (ville/campagne) qui le sépare de son lieu d’origine, en distance symbolique (populaire/savant). Adorno ne remarquait-il pas déjà, comme en clin d’œil à ce cliché jardinier, que « le kitsch échappe comme un lutin à toute définition »35 ? On a beaucoup dit que le kitsch pratiquait l’anachronisme, induisant un rapport particulier à l’histoire, mais il faut aussi rappeler son rapport tout aussi singulier à la géographie. Le kitsch déplace, transpose, change les contextes et les situations, à la manière de l’architecture éclectique du XIXe siècle, dont Gillo Dorfles relevait qu’elle procédait déjà de sauts dans l’espace et dans le temps36, mais aussi des Santa Claus en chocolat de Paul McCarthy tenant des sextoys à la main et ainsi (symboliquement) déplacés du domaine de l’enfance au champ de la pornographie.

Si les intuitions de Moles et de Scarpetta éclairent la dissonance par une définition relativiste du kitsch, c’est certainement Susan Sontag qui a le mieux compris un tel déplacement, parfaitement exprimé par le Camp, attitude qui se traduit par une lecture de second ordre, une métalecture, en surplomb, un mélange d’ironie et de distance à l’égard du monde. Le camp est une posture, une lecture ; c’est aussi l’objet que cette relecture esthétise, en même temps qu’elle l’extrait de son contexte. Mais par-dessus tout, le camp est contextuel : « Le camp met tout entre guillemets. Ce n’est pas une lampe, mais une ‘lampe’[^37]. » Quelle est la différence entre une lampe Ikea, standard et archétypique, et cette lampe-hibou ? Aucune, sinon les guillemets par lesquels elle est saisie, dès lors qu’elle n’est plus disposée sur une nappe à carreaux dans un intérieur à son image, mais associée à un décor hétérogène. Déplacée hors de la phrase évoquée plus haut, elle saute aux yeux du lecteur averti comme une note détonera à l’oreille du mélomane exercé, laissant subsister les guillemets comme seuls indices d’une ironie distanciée. L’indignation suscitée par le plug anal géant de Paul McCarthy brièvement installé place Vendôme fin 2014 s’est ainsi nourrie d’une lecture intermédiaire, entre le premier degré qui inclinait à y voir un sapin et le second degré qui transformait ce sapin en sextoy surdimensionné, une troisième interprétation s’offusquant de ce que l’on ait pu salir ce lieu du luxe au nom de l’art, en y installant un tel objet. Or ledit objet n’est justement pas un sextoy… c’est un « sextoy ». Ainsi, toujours selon Susan Sontag, « Le goût camp tourne le dos à l’échelle de valeurs bon/mauvais du jugement esthétique traditionnel. Le camp ne renverse pas les choses. Il ne prétend pas que le bon est mauvais ou que le mauvais est bon. Ce qu’il fait, c’est offrir à l’art (et à la vie) un ensemble de modèles différents – supplémentaires37. » Mais peut-être faudrait-il remplacer, dans cette remarque, « modèles » (standards dans le texte original) par « modalités » (ironie, sarcasme, second degré, etc.) ? Si les digressions nihilistes de Philippe Katerine, ou les compositions sèches de Sexy Sushi peuvent explorer de manière aussi ingénue la topographie variée de la laideur, c’est bien par le truchement de l’oreille d’un public averti, goûtant de manière plaisante ces formes déplaisantes, admettant l’inadmissible ou appréciant l’inappréciable. Et l’on trouvera de telles approches, le nihilisme en moins et la politique en plus, dans le théâtre de Frank Castorf, offrant sur scène avec Kokain des images chaotiques et obscènes, ou encore chez les Autrichiens Florentina Holzinger et Vincent Riebeek, testant dans Kein Applaus für Scheiße « Pas d’applaudissements pour de la merde », les capacités de résistance du public, dans la lignée des actionnistes viennois des années 1970.

Du hipster à la normcoralité : négation de la négation

Il est possible de poursuivre encore longtemps l’étude des dissonances en recensant de tels objets et pratiques comme je l’ai fait jusqu’à présent, mais on ne comprendra ces phénomènes qu’en y introduisant d’autres paramètres. Si, comme nous l’avons vu, le detuning consiste à produire de l’impureté, peut-être faudrait-il à présent replacer un tel geste dans une perspective offrant un point de vue, non seulement sur l’écart, mais également sur l’acte en soi, celui-là même qui consiste à classer, à déclasser ou à reclasser. Si l’on prend des distances avec sa posture légitimiste, toute la critique du jugement de goût de Bourdieu, riche d’une définition négative du goût comme « dégoût du goût des autres38 » permet de comprendre, d’une part, comment de telles formes peuvent relever d’une réaction en contrepoint à la culture de l’Autre, et d’autre part, comment leur appréciation reste attachée à des capacités d’écoute, qui sont aussi des capacités de discernement, de distinction et de discrimination. La réception est ainsi conditionnée à la finesse des principes de division qui permettent de distinguer le beau du laid39, mais aussi de savoir mettre les guillemets de Susan Sontag où il faut et quand il faut, c’est-à-dire de maîtriser les dispositifs de classement et de reclassement. Mais s’il est possible de métaregarder Le plus grand cabaret du monde – émission animée par Patrick Sébastien – ou de métaécouter J’ai besoin d’amour de la chanteuse Laurie, quelles sont les conditions sociales d’un tel déplacement ? Si les chiasmes du low et du high produisent comme nous l’avons vu de la dissonance, par qui, quand, et où celle-ci est-elle audible ? Car qu’est-ce qu’une fausse note s’il n’y a personne pour l’entendre ? « Celui qui, comme on dit, ‹ peut se permettre › de se situer au-delà des règles […] se pose comme posant les règles, c’est-à-dire comme taste maker, arbitre des élégances dont les transgressions elles-mêmes ne sont pas des fautes mais l’amorce ou l’annonce d’une nouvelle mode, d’un nouveau mode d’expression ou d’action voué à s’imposer comme modèle, donc à devenir modal, normal et à se convertir en norme, appelant ainsi de nouvelles transgressions de la part de ceux qui refusent de se laisser ranger dans le mode, de se fondre et de se confondre dans la classe définie par la propriété la moins classante, la moins marquée, la plus commune, la moins distinctive, la moins distinguée40. » À ceux qui reprocheraient ici à Bourdieu de trop vite rapporter les goûts à des hiérarchies culturelles et des luttes symboliques qui semblent à présent avoir disparu, il suffit de faire observer le zèle que continuent de mettre ces (bad) 42 taste makers dans les classements qu’ils opèrent et dans les enjeux que ceux-ci représentent à leurs yeux. Ainsi, du sociotype « looké décalé », le Dictionnaire du look, bible du genre, manifeste de la fin des années 2010, nous dit avec humour qu’« [il] aime les chefs-d’œuvre et les morceaux honteux. Sa passion va autant du zouk qu’à la musique concrète, à l’eurodance qu’au folk minimaliste et épuré41. » Ou encore, sur un mode plus engagé : « Les Jeunes Gens Mödernes portaient l’habit comme un manifeste et l’attitude comme une déclaration de guerre42. » Cette guerre, en négatif, est bel et bien relationnelle et symbolique.

Procédant comme nous l’avons vu par déplacements historiques et géographiques, la distanciation esthétique relève également d’actes de reclassement de formes déclassées. On ne compte plus les « gros retours » du fluo, du Polaroïd, des Stan Smith, du Campari ou du chocolat chaud que la mode – terme nébuleux qu’il ne faut pas hésiter à rapporter à la dialectique des formes qu’il fait méconnaître – a su imposer. Ainsi la dissonance n’est-elle pas mieux illustrée que par la figure du hipster, surmédiatisée mais jamais revendiquée, intangible, sans consistance sociologique, si facile à décrire dans ses occurrences particulières mais échappant à toute forme de définition générale. Le hipster, d’une certaine manière, semble avoir cristallisé tous les lieux communs de la dissonance. Ce qu’il faut pourtant en retenir, ce ne sont pas ses attributs vestimentaires – que l’on se plaît à reconnaître comme signes de cette tendance – mais bien plutôt le mouvement tout à fait dialectique qui fait que l’on passe du carreau à la rayure, puis au motif, avant de retourner au carreau, etc.43 Et si le cabinet de tendance new-yorkais K-Hole a pu prédire début 2014, non pas la fin de telle ou telle tendance, mais bien la fin même du mouvement dialectique, c’est-à-dire la fin de l’histoire (de la mode), dans le retour à une certaine forme de normalité – « Une fois réalisée la différenciation, le vrai cool est de tenter de maîtriser la normalité44. » – il est difficile de voir dans cette normcoralité autre chose qu’une nouvelle prescription stylistique. Vêtu en Quechua et portant des sandales avec des chaussettes ou un jean neige sur des runnings blanches à la manière de Steve Jobs, le Normcore reste une figure négative, dans le sens d’inscrite en négatif, en réaction à quelque chose.

Ainsi, l’esthétique de la déception des objets et pratiques détunés est aussi une esthétique de l’évitement, que l’on comprendra d’autant mieux en observant ce qu’elle mobilise : une capacité de reclassement, un pouvoir symbolique qui est aussi un pouvoir d’imposition, et au bout du compte, un pouvoir de constitution. Car en mettant des guillemets, en reclassant ou en métaconsommant, on ne fait pas que changer de regard sur un objet donné, on change fondamentalement cet objet. Toute l’approche pragmatique de la philosophie de Nelson Goodman nous aide à comprendre en quoi l’expérience esthétique est une expérience active, une activité de connaissance, et non de contemplation désintéressée ou d’observation passive. Non seulement, comme l’avait fait remarquer Gombrich, l’œil n’est pas neuf, mais aussi et surtout, l’œil construit et fabrique le donné. « C’est toujours vieilli que l’œil aborde son activité, obsédé par son propre passé […]. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu’il voit. Il choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète ; et les choses qu’il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d’éléments privés d’attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n’est vu tout simplement, à nu45. » On n’en finira pas de refaire la démonstration duchampienne de ce genre de renversement, qui en elle-même contient finalement, et comme pour la résumer, toute la logique de l’écart et du detuning. Si l’urinoir devient une Fontaine, cependant que ses propriétés restent inchangées, c’est bien que l’acte performatif qui a consisté à déplacer l’objet, à le changer de contexte (et à le renverser), est un acte de constitution, d’institution, et – comme dirait Arthur Danto – de transsubstantiation, visant à faire la démonstration, par delà le discours d’autorité dont il peut relever, des possibles du « voir-comme » de Wittgenstein. Il faudrait bien entendu analyser les conditions de félicité d’un tel acte performatif, en le rapportant à la croyance, au pouvoir symbolique dont est investi son auteur, au contexte social, etc.46

Ce que l’on peut retenir, s’il faut l’évoquer une dernière fois, c’est bien le fait que les catégories esthétiques que nous mobilisons pour juger des objets, des pratiques, des gestes et postures, opérant à l’intérieur du langage et de la syntaxe, sont des outils de naturalisation et d’essentialisation d’un rapport au monde qui reste cependant conventionnel. La dissonance travaille dans cet espace, au déplacement des frontières, à la transposition et à la mise à distance, par des postures, des pratiques ou des attitudes que l’on ne peut comprendre qu’à la lumière de leur valeur symbolique. Conditionnées aux conventions et aux jeux de langage auxquels nous participons, ces postures consistent non pas à décrire simplement les formes sur et par lesquelles elles opèrent, mais, à travers des actes de connaissance, à contribuer à les produire. Mais si les catégories par lesquelles nous percevons notre environnement restent bien relatives aux yeux dont elles sont le produit, l’œil produisant ainsi ce qu’il regarde est aussi produit par ce qu’il regarde. Observer le design au prisme du tuning – ou le tuning au prisme du design –, c’est aussi exercer son oreille à reconnaître dans ses harmonies complexes, les fausses fausses notes émaillant les pratiques et les projets, en gardant à l’esprit que de telles dissonances ne procèdent jamais autrement que par écarts relatifs entre des histoires, des cultures et des espaces symboliques.

Post-scriptum. Kant et John Waters, les limites de la dénégation

L’esthétique de la dissonance travaille les arts visuels, la musique, le théâtre, le cinéma, la littérature, le design, c’est-à-dire l’ensemble des productions culturelles dans le sens le plus large. Pour envisager ces productions, attitudes et postures, relativement au contexte « harmonique » qu’elles s’attachent à perturber, je les ai rapportées à plusieurs reprises aux yeux et aux oreilles auxquels elles s’adressent. Ce n’est peut-être pas un hasard, si le champ de la création le moins sujet aux phénomènes ainsi décrits, concernant les yeux mais aussi le palais, reste le domaine culinaire, qui, s’il fait bel et bien l’objet de transgressions visuelles se rapportant à la composition, à la disposition des aliments et aux objets de design que sont les couverts et les assiettes, s’est rarement aventuré dans les territoires du dégoût comme les arts visuels se sont engagés dans ceux de la laideur. Malgré la dénégation des catégories esthétiques que semble opérer la dissonance dans ses formes les plus audacieuses, les postures les plus distanciées ne vont pas jusqu’à transgresser ce qui s’adresse à ce que Kant appelait « le goût de la langue, du palais et du gosier », rappelant ainsi aux esthètes les frontières bien réelles des catégories relatives dans lesquels leurs gestes semblent évoluer. C’est l’expérience de ces limites que fait subir John Waters à Divine, filthiest person alive49 et personnage très camp du film Pink Flamingos, qui, ramassant une déjection canine au sol, la met en bouche sans vraiment parvenir à l’ingurgiter, nous offrant un des seuls moments du film où le regard du comédien-performer trahit un premier degré jusqu’alors tenu à bonne distance47.

Si l’on peut bien évidemment opposer à cette idée la légende urbaine des soirées dégustation de pâté pour chien organisées par une certaine jeunesse bourgeoise, on peut également faire remarquer qu’après avoir apprécié les œuvres présentées lors du vernissage des expositions les plus dérangeantes, le public se replie généralement sur des aliments qui peuvent bien travestir les codes du genre, mais restent cependant très conventionnellement « bons », ou du moins, sont évalués à l’aune d’un tel critère. Si les étrons produits par Cloaca de Wim Delvoye48 étaient vendus en boutique sous blister, on peut quand même regretter que les organisateurs ne soient pas allés jusqu’à les servir lors du vernissage. En trouvant ainsi ses limites dans ce qui est trop proche pour être mis à distance, ce qui est trop viscéral, trop intimement repoussant et dégoûtant pour être saisi dans une dimension purement culturelle, l’ironie se trouve alors confrontée aux limites des opérations symboliques dont elle relève et des profits de distinction que les combinaisons savantes du pur et de l’impur peuvent lui procurer.


  1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I – Arts de faire. Gallimard, 1980, p. 37. 

  2. Je fais référence ici aux cercueils produits par les artisans ghanéens, et dont je parlerai plus loin. 

  3. Susan Sontag, “Notes on Camp”, Partisan Review, 1964. 

  4. Bernard Lahire. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, Paris, 2004, p. 53. 

  5. Ibid. p. 65 

  6. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979. 

  7. Kentucky Fried Chicken, chaîne américaine de fast-food. 

  8. Tony Bennett, Mike Savage, Elizabeth Silva et Alan Warde, « Distinction then and now. Theoretical and historical perspectives », communication au colloque « Trente ans après La Distinction ». 

  9. Éric Darras, « Les limites de la distance. Remarques sur l’appropriation des produits culturels », in Olivier Donnat, dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation française, 2003, p. 233. 

  10. Richard Hoggart, La Culture du Pauvre : Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970. 

  11. Éric Darras, « Les limites de la distance. Remarques sur l’appropriation des produits culturels » in Olivier Donnat, dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, op. cit., p. 240. 

  12. La question qui se pose alors au sociologue – et que je laisserai ici pour poursuivre sur le sujet qui m’intéresse – est bien celle de l’amplitude de cet éventail et de sa corrélation éventu – elle avec des déterminismes sociaux. → The issue raised for the sociologist – which I will abandon here in order to pursue my subject – is indeed that of the amplitude of this range at its possible correlation with social determinisms. 

  13. « Strip-tease », émission documentaire belge diffusée sur France 3 à partir de 1985. → Strip-tease, Belgian television documentary programme broadcast by France 3 from 1985. 

  14. « Strip-tease », 135.3 dB, réalisé par Isabelle Sylvestre en 2000. → « Strip-tease », 135.3 dB, produced by Isabelle Sylvestre in 2000. 

  15. Herbert J. Ganz, Popular Culture and High Culture, Basic Books, 1974, p. 136. 

  16. Banquete Chair

  17. Voir son spectacle Big in Bombay (2005), reprenant les codes du cinéma Bollywood et de la danse traditionnelle indienne, ou Back to the Present (2003), saturé d’animaux en peluche. → See his Big in Bombay (2005), re-using the codes of Bollywood cinema and traditional Indian dances, or Back to the Present (2003) saturated with stuffed fluffy animal toys.
    Voir à ce sujet : Charlotte Bomy, « Scènes contemporaines du kitsch Bollywood », in Isabelle Barbéris, Marie Pecorari, Kitsch et théâtralité. Effets et affects. Éditions universitaires de Dijon, 2012, p67–78. 

  18. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, p. 74. → Theodor W. Adorno, Aesthetic Theory

  19. Umberto Eco, Histoire de la laideur, Paris, Flammarion, 2007. → Umberto Eco, On Ugliness, Rizzoli, 2011. 

  20. Plastic Chair In Wood, 2008. 

  21. La première est faite d’un bois clair, la seconde est une chaise de style recouverte d’une mousse de PVC et de fibre polyester. → The first is made from light-coloured wood, the second is a period-style chair covered with PVC foam and polyester fibre. 

  22. J’ai par ailleurs abordé ces questions par le design graphique dans un précédent article. Vivien Philizot, « Graphisme et transgression : citation et détournement dans les codes visuels du design graphique contemporain », Signes, discours et sociétés, sciences humaines et sociales, analyse des discours – « Identités visuelles », 2/2009. → Elsewhere, in a previous article I have used graphic design to deal with these issues. Vivien Philizot Graphisme et transgression : Citation et détournement dans les codes visuels du design graphique contemporain, in Signes, Discours et Sociétés, sciences humaines et sociales, analyse des discours – « Identités visuelles », 2/2009. 

  23. Selon Susan Sontag, « Le camp affirme que le bon goût n’est pas seulement le bon goût ; qu’il existe, en fait, un bon goût du mauvais goût. », Susan Sontag, “Notes on Camp”, op. cit., Note 54. → As Susan Sontag has written, “Camp asserts that good taste is not simply good taste ; that there exists, indeed, a good taste of bad taste.”, Susan Sontag, “Notes on Camp”, op. cit., Note 54. 

  24. Einige Bemerkungen zum Problem des Kitsches, conférence de 1950, dans le cadre du séminaire germa – nique de Yale, publiée en 1955 et traduite en français en 1966. Les extraits suivants proviennent de la réédition de 2001 chez Allia. Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, Allia, Paris, 2001. → Einige Bemerkungen zum Problem des Kitsches, conference from 1950, within the framework of the Germanic seminar at Yale, published in 1955 and translated into French in 1966. The following extracts come from the 2001 re-edition by Allia. Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, Allia, Paris, 2001. 

  25. Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, Allia, op.cit., p.35. 

  26. Ibid

  27. Id. p. 33. 

  28. Abraham Moles « Qu’est-ce que le Kitsch ? », Communication et langages, nº 9, 1971, p. 74–87 

  29. Abraham Moles, Le Kitsch. L’art du bonheur, Paris, Maison Mame, 1971, p. 29. 

  30. Id., p. 22. → The French text plays on the difference between “le mode” and “la Mode” (rendered here “mode” and “Fashion”). 

  31.  Ibid

  32. Abraham Moles, Le Kitsch. L’art du bonheur, op. cit, p. 67. 

  33. Également abordé par Jean-Yves Jouannaisdans Des Nains, des jardins, essai sur le kitsch pavillonnaire, Paris, Hazan, 1993. → Also touched on by Jean-Yves Jouannais. Jean-Yves Jouannais, Des Nains, des jardins, essai sur le kitsch pavillonnaire, Hazan, 1993. 

  34. Theodor W. Adorno, Théorie Esthétique, op. cit, p. 330. → Theodor W. Adorno, Aesthetic Theory

  35. Gillo Dorfles, Le Kitsch, un catalogue raisonné du mauvais goût, Paris, Éditions Complexe, 1968, p. 29. 

  36. Susan Sontag, « Notes on Camp », op. cit., note 10. 

  37. Ibid., note 34. 

  38. « En matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation. » Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 60. → “In matters of taste, more than anywhere else, all determination is negation.” Pierre Bourdieu, Distinction : A Social Critique of the Judgement, translation by Richard Nice, Harvard University Press, 1984, p. 49. 

  39. Contre une lecture littérale qui verrait ici une manière d’essentialiser le beau et le laid, on peut rappeler que ces catégories ne sont à comprendre, à chacune de leurs occurrences, que relativement au cadre de leur énonciation, et non de manière absolue. Si les exemples qui suivent relèvent bel et bien de productions grand public – donc qualifiés à ce titre de « populaires » –, il est cependant question ici de leurs usages par un public spécifique, usages dont la description scientifique n’a rien d’une prescription normative. → Contrary to a literal reading (which here would envisage the essentialization of beauty and ugliness), we remind our readers that these categories are only to be understood in each of their instances in relation to the framework of their enunciation and not as absolutes. If the following examples do indeed belong to productions for the general public – thus qualified as popular – here we are dealing with their use by a specific public, uses for which the scientific description is in no way a normative prescription. 

  40. Pierre Bourdieu, La Distinction, op.cit., p. 286. → Distinction, op.cit., p. 253. 

  41. Géraldine de Margerie, Dictionnaire du look, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 154. 

  42. Id., p. 151. Citation tirée de Gilles Le Guen, De jeunes gens mödernes, Paris, Éditions Naïve, 2008. → Id. p. 151. Quoted from Gilles Le Guen, De Jeunes Gens Modernes, Éditions Naïve, 2008. 

  43. « En fait, ces retours sont toujours apparents, puisqu’ils sont séparés de ce qu’ils retrouvent par la référence négative (quand ce n’est pas par l’intention parodique) à quelque chose qui était lui-même la négation (de la négation de la négation, etc.) de ce qu’ils retrouvent. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 267. → « In fact, these returns are always seeming, since they are separated from what they recover by the negative reference (when this is not by the parodic intention) to something that was itself the negation (of the negation of the negation, etc.) of what they recover” p. 161, English translation by Susan Emanuel, Stanford University Press, 1995). 

  44. K-Hole, cité par Slate. www.slate.fr/story/84161/normcore. consulté le 31 oct. 2014./K-Hole, quoted by Slate. www.slate.fr/story/84161/normcore. 

  45. Nelson Goodman, Langages de l’art, trad. Jacques Morizot, Paris, Hachette, 2005, p. 37. → Nelson Goodman, Languages of Art, 2nd edition, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 1976, p. 7–8. 

  46. Ces questions, qui débordent le cadre de ce texte, sont également approfondies par Pierre Bourdieu à partir de Marcel Mauss et John L. Austin, notamment dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éditions du Seuil, 2001. → Using Marcel Mauss and John L. Austin as entry points, Pierre Bourdieu examines these issues in depth, issues which go beyond the confines of this text. See, Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éditions du Seuil, 2001. 

  47. John Waters, Pink Flamingos, 1972. 

  48. Présentée pour la première fois au musée d’Art contemporain d’Anvers en 2000, puis dans de nombreuses villes autour du monde. → First presented at the Musée d’art contemporain d’Anvers (Anvers Contemporary Art Museum) in 2000, then in numerous cities around the world. 

Sommaire nº 42
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