Into the Wild. L’imaginaire de la subculture survivaliste et prepper

Ben Kinsley, The End Is Nigh/A New Beginning Is Imminent, 2012

Cet article est le fruit d’un travail en sociologie sur les néo-tribus (Cova, 2007) preppers francophones ; l’ensemble des citations en italique est issu de l’analyse de contenu des données produites par l’enquête. Elle se fonde sur l’analyse comparée d’entretiens semi-directifs auprès de quatre preppers français et d’une netnographie du Réseau Survivaliste Francophone sur Facebook (RSF–MERE). Initiée par Robert Kozinets, la netnographie est une méthode d’enquête qualitative qui utilise le Web 2.0 comme source de données en s’appuyant sur les communautés on-line, en analysant « les actes communicationnels […] en cherchant à leur donner sens » (Bernard, 2004, p. 53). Outre les abondants échanges entre ses membres (RSF–MERE contient près de 500 sujets publiés et près de 2000 commentaires), l’enquête s’est également intéressée à leurs productions (blogs et sites Internet personnels) et à tout document susceptible d’éclairer la recherche (littératures, cinématographies et brochures conseillées par les membres du réseau). Par ailleurs, reprenant la méthodologie développée par Tussyadiah & Fesenmaier (2009), l’enquête a aussi pris en compte le rôle des vidéos partagées dans l’espace numérique de cette néo-tribu, notamment les 41 h. 49 min. 46 sec. et les 285 vidéos partagées sans exception aucune sur RSF–MERE de la chaîne YouTube de Vol West, principal influencer de la communauté francophone et instigateur de RSF (Belz & Baumbach, 2010).

Né aux États-Unis, dans les années 1960, après avoir connu une remarquable phase d’expansion au cours des périodiques soubresauts propres au « réchauffement » de la guerre froide, et suite à une période de relatif effritement, de 1990 à 2000, le survivalisme1 connaît actuellement une remontée sensible qui se manifeste au moment même où se répand dans l’air du temps un catastrophisme fortement nourri des thèses environnementalistes : très largement minoritaire à son origine, aujourd’hui, en France, le Réseau Survivaliste Francophone initié par Vol West, influencer francophone, est calqué sur les modèles du réseau nord-américain ants (American Network To Survive). Il comprend près de 91 antennes locales et plus de 4500 abonnés à la page Facebook « rsf–mere ». On doit le néologisme survivalism à Kurt Saxon, obscur personnage né Donald Eugene Sisco, ancien membre de l’American Nazi Party, puis des Minutemen, puis du Church of Scientology et enfin du Church of Satan ; dans les années 1970, il est inculpé pour incitation au terrorisme dans ses livres, The Poor Man’s James Bond, décrivant les méthodes de préparation de bombes artisanales à utiliser contre ce qu’il nomme les ennemis de la nation : anarchistes, gauchistes et étudiants. Avant d’être une contre-culture, le terme survivalisme décrit le mode de vie des pionniers de l’Ouest américain, leur ingéniosité et leur aptitude à survivre en milieu hostile et aussi valoriser la rencontre de l’homme avec sa/la nature. Sans prétention politique ou raciale, héritiers de la doctrine survivaliste, les preppers ou les doomers se caractérisent par un mode de vie et une identité sociale (à la construction desquels Internet, les blogs et les réseaux sociaux participent grandement) orientés vers la préparation à tout un éventail de scénarios catastrophistes, plus ou moins fantaisistes, allant d’une simple panne de voiture en campagne à une apocalypse nucléaire, en passant par une récession économique de longue durée.

Partagés entre croyance scientifique (construite sur la base d’études et de rapports officiels toujours plus alarmistes : giec, wwosc 2014, nasa, wwf, etc.) et résurgences eschatologiques, les survivalistes développent une pensée hypercritique qui anticipe l’effondrement de notre mode de vie actuel et de ses adjuvants (la domination légale étatique, l’agri-business, l’économie pétrolière, la sécurité nationale, etc.) et se préparent à un futur où la sécurité et le confort tomberont sous les estocades du struggle for life. Appelée par l’éco-architecte Don Stephens, survival retreat (quitter la ville et se « réaliser » into the wild), cette subculture abhorre le mode de vie contemporain (« Tout le système est pourri à la base et jusqu’à la moelle ») et cite la civilisation industrielle à comparaître au procès de la Fin du monde – et, de facto, considère un retour à la Nature (voire une rencontre avec sa nature authentique, « l’autre nous-mêmes plus originel, non frelaté »2) comme l’ultime remède aux maux à venir. Ainsi, pour les urbains et les néoruraux « convertis » au survivalisme, la participation à des stages de survie en pleine nature, la préparation de la Base Autonome Durable (BAD), du Bug Out Bag (BOB), de l’Every Day Carry (EDC) et des méthodiques réserves alimentaires et médicales ou encore l’aventure que propose la vie Off The Grid (OTG) et Without Rule Of Law (WROL) comportent une dimension nettement expérimentale (quête de sens) et ludique (trompe l’ennui).

Omniprésente dans la construction idéologique du mouvement, la « fuite au désert » (la survival retreat de Don Stephens et l’idéal du pionnier du Far West de Kurt Saxon), là où, pour mander le voyage d’Alexis de Tocqueville dans les déserts américains, se manifestent « l’honnêteté primitive » et « un dégoût vague de la vie civilisée », apparaît comme le seul moyen pour échapper aux vicissitudes de la société contemporaine et son implacable apocalypse (et ce qui l’accompagne : retour de la barbarie, oppression physique, lutte pour la survie, etc.), et donc comme une condition nécessaire pour mobiliser, dans un rapport démentiel et parfois paranoïde au monde, d’anciennes (nouvelles) relations à la Nature. Pour les survivalistes, ou dorénavant les preppers et les doomers, afin de survivre aux désastres qui s’annoncent (crise de l’autonomie économique et énergétique), l’homme doit avant tout retrouver le primitif qui sommeille en lui3.

L’idéalisation d’un « mieux vivre » plus proche de la nature

La recherche d’un « mieux vivre » (ou d’un survivre en cas de catastrophe), dans le cadre réputé « sain », « salutaire » voire « pur » de la Nature, en multipliant les stages de survie et en « réapprenant » les « techniques oubliées » de survie en pleine nature (chasse, pêche, cueillette, orientation, feu, pistage, bushcraft, etc.), signifie en elle-même le refus d’un « ordre » économique et marchand dominant qu’ils qualifient de système « juste à temps » ou encore en « flux tendu », dont les conséquences « absurdes » marquent non seulement les paysages, mais aussi les mentalités, les savoir-faire et les savoir-vivre. Entre fascination pour ses pratiques (comme l’illustre l’écho des émissions comme Man Vs Wild, The Island, Koh-Lanta, etc.) et répulsion pour sa figure idéal-typique (le parano armé jusqu’aux dents, terré dans son bunker, que présentent les reportages télévisés), les orientations de cette subculture, liant son style non plus tant à la satisfaction des besoins vitaux qu’aux urgences de la planète, cristallisent plus qu’un simple jeu idéologique compensatoire. En effet, déversant leur angoisse sibylline sur Facebook et YouTube, les efforts auxquels ses membres consentent pour se développer se justifient à partir des menaces imminentes qui pèsent sur les perspectives de survie de l’humanité : crise énergétique, géopolitique, économique et alimentaire. Certains de ces groupes, qui se réservent l’appellation de doomers apocalyptiques, tirent de ce constat des conséquences radicales quant à leurs propres activités quotidiennes.

Constituées sur une série de métaphores obsédantes (« le pire est à venir », « le progrès est en faillite » ou « la nature vaut mieux que la culture »), leur philosophie s’édifie sur un ethos et une praxis érigeant la critique de « la pression du confort »4 et la préparation physique et psychologique aux dangers en canons et, ainsi, se présente comme une forme de pragmatisme spéculatif (« quelque chose se prépare » et « il faut y être prêt », sans savoir précisément quoi !) profondément pessimiste (« il faut toujours imaginer le pire »). En outre, il s’avère intéressant de noter que bien qu’ils brossent une « culture matérielle »5 – ils stockent boîtes de conserve, eau, medikits et armes à feu et/ou de poing, mais aussi pratiquent le Do It Yourself, le bushcraft, la récupération et le recyclage – paradoxalement empreinte d’un « style anticonsumériste »6 ; « le lien est plus important que le bien »7 dans leur projet contre-culturel cristallisant une volonté de sortir « du rythme effréné de la vie urbaine »8. En effet, si l’on convient qu’on ne naît pas survivaliste, mais qu’on le devient (en y étant initié), c’est-à-dire que le phénomène se caractérise par un processus d’apprentissage d’opinions, valeurs et habitudes, il est intéressant de considérer qu’aujourd’hui, contrairement à son origine hard, la culture survivaliste ne subit plus les diktats des livrets et séminaires distillant verticalement l’opinion de ses gourous (Kurt Saxon, Harry Brown, Don Stephens). Désormais – et c’est pour cela que l’on parle de preppers – la transmission des connaissances et des savoir-faire a considérablement changé : blogs, chaînes YouTube et pages Facebook sont parties intégrantes de l’expérience culturelle ainsi que de la construction interactionnelle et communicationnelle de leur identité.

Décomplexer l’instinct de survie

Si, dans l’imaginaire social, la figure du survivaliste résonne avec celle d’un paranoïaque au bord de la folie dangereuse, lorsque l’on se penche sur ses pratiques ordinaires, l’on peut y voir en filigrane, avec ses codes et ses valeurs, ses habitudes et ses expériences symboliques, l’expression d’une subculture fondée sur la critique de ce qu’ils identifient comme un système-monde consumériste constitué d’interdépendances (au marché, aux technologies, à l’industrie agroalimentaire, etc.) – inexorablement au bord de l’effondrement. En effet, édifié sur une obsession apocalyptique, le survivalisme participe d’une idéalisation de la rencontre avec sa/la Nature, justifiée par un scénario du pire : le The End Of The World As We Know It (TEOTWAWKI) ; et place la BAD et l’EDC au centre de l’idée de survie, lesquels, que ce soit en ce qui concerne les rapports aux besoins élémentaires quotidiens (vie) et ceux relatifs aux extreme events (survie), viennent remédier (entre soixante-douze heures pour l’EDC, et d’un mois à deux ans pour la BAD), par ordre de gravité à une angoisse bien codifiée : « de 1 à 10 jours : scénario vert ; de 10 à 90 jours : scénario orange ; et de 90 à une durée indéterminée : scénario rouge ».

La première question qui s’impose est celle de la valeur heuristique de la qualification de doomer/apocalyptique, adoptée pour désigner ces néo-tribus qu’inspire un projet écosophique de retour à une vie simple et proche de la nature. Il ne suffit pas en effet (et ceci, bien que le langage commun tende à identifier l’apocalypse à toute calamité à l’échelle mondiale) que ce projet trouve sa justification explicite dans une vision catastrophiste de l’avenir de la planète pour qu’il puisse être dit « apocalyptique ». Ce qui importe, ce n’est pas seulement qu’ils mettent l’accent sur l’imminence, et plus encore, sur le caractère global – à la fois économique, écologique, politique, social, culture et éthique – de la crise finale où périra la civilisation industrielle et urbaine, abusivement tenue pour le parangon et l’horizon de toute civilisation. C’est que, de façon constante, ils lisent cet engloutissement inéluctable non comme un hasard du développement historique, mais comme la conséquence d’une œuvre de malheur, qui est foncièrement de la responsabilité des hommes. Si notre avenir se résume – pensent-ils – en trois mots : radiations, famine, barbarie, il récapitule aussi notre propre folie. À l’origine de cette crise ultime et prochaine, et au-delà de ses déterminations conjoncturelles, il n’y a qu’un fléau : l’arraisonnement (Martin Heidegger). L’homme a traité le monde comme un réservoir de forces productrices à sa libre disposition, comme un champ offert à l’accomplissement de sa volonté de puissance. Et il a de la sorte nié sa sujétion à l’égard de son environnement naturel perdant du même coup le sens de sa propre identité. La Nature – qu’elle soit naturelle, humaine ou bien urbaine – poussée à bout, répond à ces agressions en renvoyant à l’homme l’image du monde fou où il prétend assurer sa propre émancipation. Aussi la catastrophe, au-delà du désordre apparent qu’elle introduit, constitue-t-elle le moment paradoxal d’une remise de ce monde sur ses pieds, un ré-ordonnancement des rapports entre l’Homme et la Nature, un paradoxal retour à l’harmonie perdue – et, parfois même, à une révélation, allant de l’impression de ne faire qu’un avec le milieu (ils évoquent une « perception exaltée »), au dépassement des limites du corps (« force surhumaine »).

La crainte du pire est donc inséparable du sentiment que la catastrophe constitue le châtiment inévitable d’une faute collective, celle d’avoir outrepassé les bornes. Dans cet examen (ou, au choix, cette hallucination), ces nouveaux fanatiques de l’apocalypse ne récusent pas la science : ils s’appuient même souvent sur des travaux d’économistes, de démographes ou de spécialistes des sciences de l’environnement, qui mettent l’accent sur les impasses dans lesquelles notre société est enfermée par l’impérialisme du marché. Cette approche rationalisante aiguise encore leur sentiment de transgression et de culpabilité, sentiment qui fonde la conscience, proprement apocalyptique, de l’imminence d’un jugement, lié à la rupture brutale du cours de l’Histoire. Cette vision de la fin inéluctable de notre monde ou de notre mode de vie s’ouvre sur une problématique du Salut : tout le monde périra dans la catastrophe, sauf le petit nombre de ceux qui auront compris avant les autres l’urgence des temps et auront su se préparer et s’armer pour traverser le drame final Shit Hits The Fan (SHTF). À la représentation de ce qu’ils nomment le TEOTWAWKI (« rupture de la normalité » ou « black out ») succède l’image d’un monde nouveau, d’un nouvel âge où les survivalistes pourront vivre dans l’harmonie et la fraternité avec la Nature.

En ce sens, la subculture prepper se construit en opposition à la culture légitime et son économie dite « responsable » « d’une crise qu’aucune vision d’horreur ne pourra réellement préparer », considérée comme « juste à temps » (dit « JAT ») ou en « flux tendu » et présentée comme « la pire maladie du XXIe siècle » qui lorsqu’une crise survient (photos de supermarchés ou d’hôpitaux dévalisés à l’appui) « devient alors un système ‹ trop-tard › ». À l’inverse, les preppers proposent une alternative un tantet inactuelle « sensée », « durable » et « non superficielle », entre robinsonnade et nostalgie dont le but est de retrouver le mode de vie idéalisé de nos aïeux.

Il n’est alors pas étonnant que, mobilisant le lexique de la corruption, ils qualifient notre société et son « jeu de dépendances », comme quelque chose de « perverti, pernicieux et dangereux », qui « se noie dans sa graisse », etc. Consommant par refus de consommation (troc, récup, Do It Yourself) et opérant des « rituels socio-religieux de la grève des ‹ biens de ce monde › »9, l’imaginaire sotériologique (car c’est bien de Salut qu’il s’agit) annonce que pour survivre aux « scénarios vert », « orange » et « rouge », le prepper doit renouer avec le savoir de « nos ancêtres plus proches de la Nature », vivre dans « le dénuement de nos grands-parents » et donc apprendre les techniques de survie dans la nature pour retrouver « le primitif qui sommeille en nous ». Alors, s’il met tout un éventail de techniques de survie en jeu (de la « permaculture » au « bushcraft » en passant par la « résilience familiale », euphémisme de « technique de combats à l’arme à feu »), l’essentiel de son « intention d’indépendance » vis-à-vis du « JAT » sera de retrouver le sacro-saint « instinct de survie » et la « vigueur primitive » dont « la Civilisation nous prive ».

Son catéchisme est, bien qu’il sache qu’y faire appel peut « réveiller chez certains une peur », de « décomplexer l’instinct de survie », c’est-à-dire réhabiliter non seulement la rencontre avec la Nature, mais aussi avec sa propre nature : « N’ayons pas honte de nos instincts. [Ils] ont été créés par la nature et non sans raison », peut-on lire en commentaire d’un post de Vol West, car « quand tout va mal […] l’instinct nous indique la marche à suivre ». À cet égard, les preppers francophones mettent sur un piédestal « l’instinct maternel », « qui transcende ces conjonctions intellectuelles, politiques, spirituelles, philosophiques et culturelles qui font nos quotidiens ‹ civilisés › . Vouloir défendre sa famille est naturel ! Et ce qui est naturel n’est que très rarement négociable et l’instinct maternel est précisément immunisé contre ces mouvements grotesques pouvant surgir de nos intellects modernisés ».

Un imaginaire du retour

Ainsi, dans l’imaginaire prepper, l’âge nouveau marque le triomphe de la Nature et de ses succédanés sur la Civilisation techno-marchande. Citant Walden ou la vie dans les bois de Thoreau pour illustrer le monde qui vient, ils tendent à la Reconciliatio et Paenitentia avec les événements, les plantes et les animaux. Cette vision suave de l’univers présente bien des traits communs avec la « tradition salutiste populaire fondée sur des croyances pour la plupart tolérées »10 – autrefois la Religion, aujourd’hui, la Science et son alarmisme –, mais qui, par l’interprétation qui en est donnée tend, pour paraphraser Bernard Le Bouyer de Fontenelle, à introduire un nouveau chapitre dans l’histoire des égarements de l’esprit. C’est en ce sens qu’il représente une nouvelle forme de fanatisme de l’apocalypse – l’image qu’ils se font d’un retour à la nature comportant tous les attributs traditionnels du chiliasme. Dans le contexte francophone de la subculture survivaliste, et après analyse de contenu du Réseau Survivaliste Francophones et ses cyber-linéaments, cette représentation s’affine en deux versions distinctes :

La première de ces versions est attestée particulièrement aux États-Unis où le survivalisme est né. Elle met l’accent sur la nécessité de sortir physiquement de l’univers artificiel et corrompu du consumérisme, afin de vivre dans le « monde cru » de « la Verte » (opposé à ce « monde cruel » faisant de nous des « spectateurs-victimes ») et d’y retrouver « les gestes archaïques » et les « instincts ancestraux » de la survie dans « une Nature initiatique » : « construire son abri », « savoir faire du feu », « produire sa nourriture », « poser des collets, des pièges à trappe et autres assommoirs », « revenir à l’essentiel » et « vivre en harmonie avec ce qui nous entoure », bref, un ensemble de pratiques qualifiées de « comportements sensés et naturels » dont l’objectif est de retrouver « une relation à la nature des plus primitives » soit recouvrer « sa nature et son héritage primitifs ». Cette recherche de « la vie simplifiée », condition d’une soumission enthousiaste aux lois de la nature, se réalise pleinement dans la survival retreat (Don Stephens) et ses impératifs : l’habitat et l’alimentation. Loin du cliché du survivaliste dans son bunker, les multiples posts Facebook et vidéos YouTube précisent que le « refuge » du survivaliste (BAD), au lieu d’isoler l’homme de son environnement naturel doit, à l’inverse, l’y plonger en permanence, lui en rappeler à la fois la bienveillance et les exigences. Par cette immersion volontaire, il peut découvrir « la vie Off The Grid », devenir « l’acteur de [son] propre bien-être », développer des « savoir-faire oubliés » et, par là même, refaire « le chemin qui a été effectué par nos ancêtres » : voie unique du Salut. La seconde version, apocalyptique, présente chez les survivalistes francophones leur est davantage spécifique : elle associe la survie au pastoralisme antique et affiche alors le retour à la Nature comme équivalant au retour aux sociétés rurales traditionnelles. Elle prône la redécouverte de pratiques anciennes comme le biomimétisme de la permaculture (« La permaculture germe d’une philosophie qui tend à travailler avec la nature, plutôt que contre elle, qui tend à l’observation attentionnée et à un geste écologiquement soutenable plutôt qu’à un travail qui repose sur une manipulation et un rapport avec la nature dans le court terme. La permaculture est aussi une manière de voir les plantes et les animaux dans toutes leurs fonctions plutôt que de traiter chaque sphère comme étant un système de production unique »), la réhabilitation de pratiques alimentaires révolues (« Quand je stocke six mois de nourriture comme le faisaient nos ancêtres, ce n’est pas dans l’anticipation de la fin du monde, mais bien dans une intention d’indépendance face à un système juste à temps ») et des techniques thérapeutiques du passé (« Le milieu naturel est par définition un environnement plus ou moins imperméable à l’efficacité de la machine médicale et toute sa lourdeur ‹ techno-dépendante › »), ainsi que la renaissance des modes de sociabilité claniques (« Survivre dans un monde où nos supermarchés et nos machines à laver ne sont plus, et où le manque persiste à gouverner le comportement de l’humain, requiert un effort privilégiant les familles nombreuses »). S’il s’agit de voir dans le passé un indice de rédemption, ce qui est valorisé, c’est le haut degré d’ajustement entre des hommes et leur milieu mis au point par des groupes confrontés à la survie. Essentiellement, ce sont des témoignages dits « de nos Anciens » recevant une foule de commentaires dithyrambiques.

Invariablement, cette fuite dans le désert s’inscrit dans une nouvelle forme d’« utopie du ‹ retour › »11 qui prend l’aspect d’une fascination pour un passé et une primitivité diversement entendus : celle de l’ermite, du paysan préindustriel, du nomade, de nos « grands-parents », etc. Ce curieux choix itère l’ordre restauré qui s’annonce au-delà du TEOTWAWKI. Ces appels sont, sans exception, orientés par des images de la Nature (musique zen à l’appui) d’une grande autorité. Et pour eux, la transgression de ces lois, en même temps qu’elles conduisent l’humanité à sa perte, est à l’origine de toutes les perversions. Réciproquement, comme l’illustrent les conditions d’exclusion des divers stages de survie ou les vidéos d’entrainements physiques, la santé du corps est signe de Salut, autant que son moyen. C’est le cas, en particulier, des groupes qui associent l’Hébertisme12 et l’expérimentation d’une vie dite « self-sufficient », permettant – pensent-ils – de faire face à « la source de tous nos problèmes » de civilisés.

Dans tous les cas, ces formes de restitutionnismes13, plutôt que d’archaïsme, instituant la Nature comme un « espace émancipé »14 et faisant appel à la mémoire collective d’une société révolue pour trouver des solutions à l’effondrement de la civilisation techno-industrielle, cristallisent la tendance, constante dans les situations de survie, à développer le ressentiment et donc une conscience dichotomisante et vision manichéenne du monde. C’est à ce point précis que l’aspiration à une vie proche de la Nature, qui répondait initialement à la conscience des menaces qui pèsent sur la Civilisation, se hiérarchise en une problématique du Salut, posant la séparation entre ceux qui seront sauvés et ceux qui ne le seront pas. Mais permet aussi à ces « hommes sans gravité »15 de trouver une signification à la tiédeur de la société légitime. En effet, se rebellant contre l’évidente apparence des choses et la fatalité qui tient lieu d’explication, tout fanatisme et tout prophétisme développent cette capacité à tenir envers et contre tout, à construire des repères et des rituels, enfantant pour soi-même une identité qui ne soit pas, à l’image du monde qu’ils se font, futile et déliquescente.

Lexique survivaliste

2C1&1C0 (« 2 c’est 1 et 1 c’est rien »): Rare. Dicton insufflé par Vol West. Il se base sur le même principe que le BACKUP, permettant de multiplier par 2 (voire plus) tout système de préparation à la survie. Le fonctionnement peut différer d’un système à l’autre, mais la finalité restera la même. Ie. Feu : briquets + allumettes + firesteel. 


BACKUP : Système secondaire de secours pour pallier un oubli, une défaillance, une perte ou une casse. Le terme backup est utilisé généralement pour désigner les petits systèmes de survie portés quotidiennement comme l’EDC.


BAD (Base Autonome Durable): Lieu de résidence reculé et sécuritaire permettant de vivre « off the grid ». Idéalement, elle se rapproche de l’éco-habitation et de la vie en totale autonomie et permet de produire sa nourriture sans ou avec peu de support du « monde extérieur ».


BIB (Bug In Bag): Ensemble d’objets, d’équipements et de provisions qui sera préparé pour être utilisé dans le lieu d’habitation.


BOB (Bug Out Bag): Ensemble d’objets, d’équipements et de provisions qui sera préparé pour être porté sur soi en cas d’évacuation du lieu de résidence, et qui devra permettre la survie pendant 72 h minimum. Le contenant est généralement un sac à dos de grand volume (de 50 à 100 litres). Le BOB permet d’aller à un point A à un point B.


BOL (Bug Out Location): Refuge de sécurité. Endroit sécuritaire préparé où le survivaliste va se réfugier en cas d’évacuation volontaire ou forcée. Le BOL est généralement isolé (en campagne), mais idéalement connecté (communications radio) à d’autres BOL.


BOV (Bug Out Vehicule): Véhicule préparé et adapté spécialement pour une évacuation. Le BOV contient idéalement un VSK et un FAK.


BUG IN ou BUGGING IN : Se retrancher dans son habitation pour s’isoler et se protéger d’un événement extrême.


BUG OUT ou BUGGING OUT : Évacuer sa résidence. Implique idéalement de partir avec un BOB et/ou un BOV.


DEFCON (DEFense & CONdition): Rare dans la subculture francophone. Contraction des termes anglais DEFense et CONdition, désignant le niveau d’alerte militaire des forces armées des États-Unis depuis novembre 1959. Ils définissent cinq niveaux de préparation (ou états d’alerte) des forces armées des États-Unis graduels, allant de DEFCON 5 (niveau le plus bas) à DEFCON 1 (niveau le plus élevé), correspondant à différentes situations militaires.


EDC (EveryDay Carry): Objets personnels portés sur soi en tout temps (ou à proximité) et qui contiennent idéalement des objets de base comme les clefs de son véhicule ou de sa maison, un couteau ou « un truc qui coupe » (Vol West), un petit kit de premiers soins, une petite lampe torche, un stylo et un carnet, portefeuille, mouchoir, une arme ou « fais pas chier » (Vol West), etc.


EDV (EveryDay Vehicule): Objets utiles pour la survie en voiture tant du point de vue mécanique (pince multifonctions, batterie, corde, huile de moteur, etc.) que du point de vue humain (gilets fluo de sécurité, couverture chauffante, FAK, nourriture, etc.).


FAK (First Aid Kit): Kit de premiers soins.


FIFO (First In First Out): Rare. Principe de gestion du stockage alimentaire (par rotation régulière) dans la BAD.


GEOCACHE : Petites ou moyennes boîtes cachées (ou enterrées) à des endroits stratégiques pouvant contenir divers éléments tels que de l’eau, de la nourriture, des jouets, de l’argent, etc. Ce système permet de s’affranchir de lourds bagages en cas d’évacuation d’urgence. Idéalement localisé à des points A’, A’’, etc. lors du trajet de A vers B, le GEOCACHE permet de se réapprovisionner ou de se ravitailler lors de l’évacuation.


GHB (Get Home Bag): Sac de retour au domicile, à mi-chemin entre un EDC et un BOB. Il permet d’intervenir rapidement à son domicile lorsqu’un incident intervient en son absence.


INCH Bag (I’m Never Coming Home Bag): Rare dans la subculture francophone. Similaire au BOB, le INCH Bag est prévu pour une période indéterminée ou un « scénario rouge », ce qui a une influence sur le contenant et le contenu.


MBR (Main Battle Riffle): Arme de défense ou de combat principale.


OHW (Off-Hand Weapon): Arme de défense ou de combat secondaire (couteau, machette, hache, etc.)


OTG (Off The Grid): Littéralement « hors de la grille », la vie OTG prône l’autarcie ou l’autosuffisance. Idéalement, la vie OTG implique de ne plus dépendre de la société et de ses « systèmes de supports » et de « dépendances ».


PCE/PCR (Point de Chute Éloigné/Point de Chute Rapproché): Lieu idéalement sécurisé servant de point de ralliement avec ses proches ou sa famille. Proche du BOL.


POP (Procédure Opérationnelle Permanente): Procédure de sécurité qui décrit comment affronter une menace et comment agir (quotidiennement) pour diminuer les risques. Elle décrit les étapes à suivre pour réduire la possibilité qu’un incident se produise et s’il se produit ce qu’il faut faire pour en limiter les conséquences.


RAM (Résilience Alimentaire Mobile): Aliment qui a un apport énergétique important dans un petit volume, facile à préparer et consommer et transportable partout (miel, beurre de cacahuète, barres protéinées, gâteau sec, compléments diététique, rations de combat, repas lyophilisés, etc.). Il est le plus souvent utilisé durant des situations particulières (événements extrêmes) ou des environnements spécifiques (randonnées).


RSF (Réseau Survivaliste Francophone): Communauté Facebook regroupant les survivalistes et preppers francophone.


SHTF (Shit Hits The Fan): Littéralement « ça chie dans le ventilateur », SHTF définit le moment critique pour déclencher son plan d’évacuation.


SOP (Standard Operating Procedure): Voir POP.


SYSMO (SYStème MObile): Équipement transportable. Voir BOB, EDC, FAK, GHB et RAM.


TEOTWAWKI (The End Of The World As We Know It) ou WTSHTF (When The Shit Hits The Fan): Événement ou situation (imaginaire) qui bouleverse la société et / ou l’environnement, créant ainsi un changement de civilisation. Le TEOTWAWKI est à la fois la cause de la préparation du survivaliste et le mobile fondateur de la subculture survivaliste.


VSK (Vehicule Safety Kit): Rare. Kit transporté en permanence dans son véhicule. Contient idéalement un kit de secours routier et de réparation/entretien du véhicule.


WROL (Without Rule of Law): Parfois appelé « Black Out » ou « rupture de la normalité », le WROL décrit une société sans services publics, sans gouvernance structurée, en bref sans possibilité de faire respecter les lois.


ZOMBIE : Rare. Métaphore du pilleur, de l’ennemi du survivaliste.


  1. De l’anglais Survival (en français : survivance) plus le suffixe « -isme » (doctrine ou pratique). 

  2. Raphaël Liogier, Souci de soi, conscience du monde, Armand Colin, Paris, 2012, p. 185. 

  3. Cf. Bertrand Vidal, « Survivre au désastre et se préparer au pire », Les Cahiers de psychologie politique, nº 20, 2012. 

  4. Bertrand Méheust, La politique de l’oxymore, La Découverte, Paris, 2009. 

  5. Cf. Arjun Appadurai, The social life of things, Cambridge University Press, Cambridge, 1985 et Daniel Miller, Material Culture and Mass Consumption, Basil Blackwell, New York, 1987. 

  6. Cf. Kate Soper, « Re-thinking the ‘Good Life’: The citizenship dimension of consumerdisaffection with consumerism », Journal of Consumer Culture, nº 7, 2007. 

  7. Cf. Bernard Cova, Au-delà du marché, L’Harmattan, Paris, 1995. 

  8. Cf. Kate Soper, « Alernative Hedonism, Cultural Theory and the role of Aesthetic Revisioning », Cultural Studies, nº 22, Vol. 5, 2008. 

  9. François Laplantine, Les Trois Voix de l’imaginaire, Éditions Universitaires, Paris, 1974, p. 30. 

  10. Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse, Payot, Paris, 1983, p. 10–11. 

  11. Cf. Danièle Hervieu-Léger, « Les utopies du ‹ retour › », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 1, vol. 29, 1979. 

  12. Proche du parcours de santé ou du parcours sportif, l’Hébertisme ou « méthode naturelle » est une méthode d’entrainement du corps développée par Georges Hébert, au début du XXe siècle. En 1902, il coordonna le sauvetage de 700 personnes d’une éruption volcanique. Par la suite, il développa l’Hébertisme, qui permettrait d’« Être fort pour être utile » afin de survivre. En ce sens, il est aussi considéré comme fondateur francophone du survivalisme. 

  13. Au sens de la spécialiste de la socio-logie des religions, Danièle Hervieu-Leger, le restitutionnisme souligne « la place de l’imaginaire dans une démarche qui cherche des solutions traditionnelles aux besoins nouveaux créés par l’effritement de la civilisation techno-industrielle, et ceci en faisant appel, notamment, à la mémoire collective d’une société révolue », Danièle Hervieu-Léger, « Apocalyptique écologique et ‹ retour › de la religion », Archives des sciences sociales des religions, nº 1, vol. 53, 1982, p. 53. 

  14. Cf. Bertrand Hervieu & Danièle Hervieu-Léger, Le retour à la nature, 1979. 

  15. Cf. Charles Melman, L’Homme sans gravité, Denoël, Paris, 2002. 

Sommaire nº 43
Haut de page