Une success story
Le low cost est un phénomène qui a pris une importance croissante dans des domaines aussi différents que l’industrie automobile, les transports aériens, la sous-traitance industrielle, la grande distribution, le tourisme, la téléphonie mobile, l’électronique, la mode et les équipements domestiques.
Pour le secteur du transport aérien, le low cost qui ne représentait en Europe que 1 % des vols intérieurs européens en 1996, en représente aujourd’hui plus de 35 %. Pour l’hôtellerie, autre domaine phare de ce modèle économique, « le segment low cost est représenté en France par les marques Formule 1, Etap Hotel ou Première Classe, et, aux USA, par Motel 6. Selon Pascale Roque, Directrice Générale de Etap Hotel/Formule 1, le marché français du segment très économique (hôtels 0 à 1 étoile et Indépendants) est évalué à 1 200 milliards d’euros, dont 29 % de part de marché détenu par Accor. »1
Les raisons du succès
Easyjet, l’un des grands du low cost aérien définit les composants de ce succès ainsi : « 1. Une recherche systématique des coûts les plus bas, notamment par la suppression de la classe affaires et de la cuisine embarquée, ce qui permet une augmentation de 10 % du nombre de sièges par avion. 2. Un yield management contre-intuitif marqué par la combinaison de vols secs (non annulables) avec des prix à la vente qui ne font que monter (pas de rabais sur les achats de dernière minute). Cette politique permet d’optimiser le taux de remplissage des avions, de 20 à 30 % supérieur à celui des compagnies traditionnelles. 3. Une stratégie de croissance organique. 4. Une diminution du temps de rotation au sol (20 min au lieu de 50 min) ce qui permet d’augmenter le taux d’utilisation de la flotte de 25 %. »2 Ceci entraîne une baisse de 50 % du prix du billet et une augmentation du nombre de passagers transportés de 50 %. Jusque-là rien de surprenant.
Qu’en revanche les entreprises low cost soient « développement-durable compatibles » l’est davantage. Le recours à une flotte neuve permet à EasyJet d’afficher 20 % de moins de rejet de CO2 que les compagnies traditionnelles. La compagnie « a été parmi les premières compagnies à proposer à ses clients de compenser ses émissions en finançant les programmes de développement durable certifiés par l’ONU. À moyen terme, EasyJet travaille avec les avionneurs et les motoristes pour que la prochaine génération d’avions réduise les émissions de 40 à 50 % par rapport à la génération actuelle : c’est le projet ‹ ecojet › . » Les entreprises du low cost ne sont pas seulement caractérisées par des « bas coûts », mais elles pratiquent un coût global qui intègre l’achat, l’utilisation, l’entretien, la durée de vie, l’impact de la moindre qualité sur le prix final. Charles Beigbeder, patron de l’entreprise de distribution d’électricité Poweo, auteur d’un rapport au gouvernement français en 2007 sur le modèle du hard discount3 défendait ainsi le modèle dans un entretien avec Les Échos4: « Le low cost agit sur tous les coûts, tout au long de la chaîne de production ou d’un service. Il s’agit d’optimiser la logistique, de diminuer les coûts marketing, de simplifier l’offre. Mais low cost ne signifie pas baisse de qualité, bien au contraire. Easy Jet, par exemple, est une compagnie de très haut standard, les hôtels formule 1 appartiennent au groupe Accor, etc. ».
Design et low cost, je t’aime, moi non plus
Comme la lean production dans les années 1980–1990, le low cost taille dans le superflu, dans la graisse des rentes de situation. À première vue, il ne fait pas bon ménage avec la recherche de la beauté, la pureté de la ligne. Semblable à ces enseignes de supérettes des différentes chaînes qui se singularisent dans la laideur, comme si cette dernière était un argument décisif d’économie, le low cost cultive l’absence d’artifice, de sophistication. L’hypermarché, la supérette partagent cet impératif : ne pas intimider le client lambda, car la beauté est intimidante. Elle provoque le respect, donc le recul. Tu es laide oh mortelle, semblable à la maison de Lidl ou de Adli, donc tu es faite tout exprès pour le public qui jauge que le luxe, la beauté, c’est pour les riches. Nous ne sommes plus dans la consommation populaire des pays catholiques qui doit comporter quelque chose de somptuaire pour se faire pardonner le plaisir et le lucre. Non, nous sommes dans le fonctionnel, le rationnel au centime près. On aurait tort d’ailleurs d’attribuer ce goût particulier aux seuls ménages modestes, cette attirance non pour la simplicité, qui est élégante, mais pour la « récup », la débrouille, dont le « rogné systématiquement » se veut le témoin. Dans les années 1980–90, les cadres dits supérieurs, qui économisent sur la nourriture, ont été les premiers conquis par la « décoration » ou plutôt l’optique quasi trash, emballage brut de décoffrage de l’enseigne Ed. On pensera également aux enseignes allemandes Aldi, Lidl ou anglo-française Leader Price pour la distribution alimentaire. Si c’est beau, comme le luxe, le calme et la volupté baudelairiennes, cela aura été conçu pour piéger le consommateur et l’attirer dans les contrées périlleuses du « pays où la vie est plus chère ». La chair, la morbidit à l’italienne, la truculence française, c’est le gras, que la raison responsable, le refus du gâchis doivent écarter sans regret ni scrupule. Telle compagnie aérienne, Ryan Air ne faisait-elle pas assaut de goujaterie en envisageant de rendre les toilettes payantes dans l’avion ou pire, de faire payer les passagers proportionnellement à leur poids ou à leur encombrement corporel ? La ficelle paraît tellement grosse, qu’elle a été sans doute pensée volontairement pour choquer. Jamais l’esthétique du laid n’aura été aussi délibérée et payante. En ces temps écologiquement corrects, l’encouragement à la consommation illimitée s’emballe avec du low cost. Évidemment, lorsque les impératifs de développement soutenable entrent en conflit avec le low cost alimentaire (notamment avec l’agriculture à rendements imbattables, forte utilisatrice d’engrais et de pesticides), cette rhétorique devient plus compliquée à manier. Mais, pour le moment, elle a plutôt le vent en poupe.
En ce sens le low cost paraît une catastrophe absolue pour la recherche esthétique et le design. Quand on convoque les designers au service du low cost, ne revient-on pas à une conception des arts décoratifs inventés par l’industrie : une mobilisation des apparences tendue hâtivement pour habiller une réalité sans fard et sans phrase et en fait l’escamoter ; par exemple Leader Price, se payant le luxe d’engager Jean-Pierre Coffe, pourfendeur en son temps de la « mal bouffe » ?
Un modèle contesté
Du point de vue économique et social, le low cost a très vite fait l’objet d’une vive contestation5. Charles Beigbeder, pourtant fervent adepte du hard discount permettant de distribuer un pouvoir d’achat en l’absence de progression des salaires, reconnaissait que les économies miraculeuses du low cost allaient le plus souvent de pair avec un modèle de dumping social. Il citait l’exemple de Ryanair, de EasyJet, compagnies dont le siège social est situé en Irlande, ce qui leur procure un double avantage : des impôts sur les bénéfices les plus bas de l’Union Européenne (14 % contre 31 à 33 % en Allemagne ou en France) et des conditions d’embauche à toute épreuve (pas de syndicat, une précarité très grande des contrats de travail). Lorsque Ryanair a été condamné par la juridiction française à appliquer les conditions locales au personnel recruté en France et travaillant sur les sites situés en France, la compagnie n’a pas hésité à mettre à exécution sa menace de se retirer de la desserte de Marseille-Marignane qui a perdu ainsi une partie notable de son trafic. La firme suédoise Ikea qui ne semblait pas encourir les mêmes reproches, s’est illustrée pourtant récemment par une affaire d’espionnage de ses salariés.
Les autres reproches adressés aux entreprises low cost, concernent la sécurité alimentaire, la qualité médiocre des produits ou des services dans le tourisme, le mauvais traitement des passagers lors d’annulation de vol, des publicités mensongères. Il est difficile de généraliser ces critiques, mais les entreprises modèles du low cost sont loin de constituer les entreprises représentatives du secteur.
On peut ainsi développer à l’infini des variations catastrophistes sur la déferlante du low cost: ce dernier marquerait la chute dans le bavardage, dans l’ontique heideggerien, dans la banalité ou l’indifférenciation de la consommation non seulement répétitive mais sans intérêt. Ou bien, version balzacienne, le low cost relèverait de la noblesse de robe par rapport à celle d’épée. Si vous voulez le faire à la Proust, vous direz que le low cost serait au design ce que le salon des Verdurin est à celui des Guermantes. Usurpateur, contrefacteur, dégénéré, vulgaire, nouveau riche, en toc, de mauvais goût finalement. Les prix cassés, bradés, absorberaient un design voué à servir de « buffet gratuit réservé au client » qu’une publicité vantait dans les années 1980. Mais quand on aurait patiné sur ces figures imposées, aurait-on pour autant épuisé ce que dit le low cost à la fois aux artistes, aux designers, aux architectes, aux stylistes mais aussi aux sociologues, aux économistes, aux médialogues ?
Productivité et recours à la technologie la plus récente
Ce tableau sombre est-il fidèle ? N’y a-t-il pas quelque chose à sauver du low cost ?
Son modèle économique classique comporte deux aspects : 1. des gains de productivité ; 2. la traque des rentes et autres graisses inutiles. Les économies réalisées permettraient au consommateur de bénéficier des gains de productivité bien plus que dans le modèle économique classique.
Les prix du low cost ne sont donc pas ceux du dumping, au moins sous une forme directe. Ils reposent vraiment sur des gains de productivité et des économies d’échelle. Le low cost travaille avec des marges plus étroites que le secteur « normal » mais il se rattrape sur l’élargissement de son marché. En cela il est conforme à la tradition industrielle. Rapidement en reste, les compagnies aériennes normales ont créé « leurs » compagnies (Vueling par exemple pour Iberia).
Mais on peut se demander si cette critique ne manque pas le coche en faisant l’impasse sur l’aspect totalement nouveau du low cost. Remettons en effet à plat les gains de productivité.
Il a été vite remarqué que les compagnies low cost partaient d’une dotation neuve en capital, c’est-à-dire débarrassé du passif du passé ; ainsi ont-elles pu pénétrer sans coup férir des secteurs au coût d’entrée élevé et réputés hors d’atteinte, acquérir des appareils dernier cri notamment sur le critère complètement discriminant de la consommation de carburant6. Il y a à parier qu’elles seront les premières à rouler au carburant de substitution au pétrole (en particulier aux micro-algues). La technologie est donc bien une composante des gains de productivité.
Plus généralement les compagnies low cost s’attachent à des secteurs fortement marqués par des coûts élevés et par des incertitudes (coût futur du carburant, variabilité de la demande touristique, imprévisibilité de la mode). Elles s’attaquent immanquablement à des secteurs où : 1. les consommateurs ont acquisla conviction (et la manifestent) que les prix sont abusifs, que quelque chose de moins cher pourrait être inventé, même s’il faut au passage sacrifier des éléments qui ne sont plus perçus que comme les moyens de faire passer la pilule de tarifs exorbitants. 2. l’offre de biens et de services devient illisible en raison du très grand nombre d’acteurs ou bien d’une différenciation factice ou trompeuse des produits qui contraint au recours – lui-même onéreux – à un expert du marché !
La productivité visée alors n’est pas tant celle du service lui-même que sa simplicité d’accès, sa lisibilité et donc le temps de recherche induit pour le consommateur. Il se produit alors un déplacement curieux : le consommateur ne recherche plus seulement le prix le plus bas et le moyen le plus rapide d’atteindre la satisfaction de son désir, par exemple minorer son temps de transport, mais un gain de temps dans la recherche. Et ce le plus souvent au détriment de la durée d’accès ou d’attente dans les salles de correspondance. Comme si c’était une sorte de méta-temps, celui consacré à la préparation du voyage et non à la durée du voyage lui-même qui devenait l’objet d’un calcul des plaisirs.
Dans les deux cas, la perception d’un prix et d’un temps consacré à la recherche de ce prix tous deux raisonnables s’appuie sur une intériorisation de la complexité de la société dans son ensemble et non plus sur les coûts de production et de vente d’une entreprise isolée.
La source principale de productivité : la captation des externalités dans une société complexe
Quand on invoque le choix de la technologie la plus avancée disponible pour expliquer les performances de productivité du low cost, ou le partage entre le producteur du service rendu et le consommateur de certaines variables – comme le temps – qui ne pesaient généralement pas dans l’équation du choix, on demeure toujours dans les limites du périmètre de l’entreprise.
C’est la productivité sociale perçue qui inspire le recours au low cost parmi un public nettement plus large que celui des clients qui n’ont pas les moyens. Il y a bien une mode du low cost, comme on pouvait cultiver la « simplicité paysanne » aussi bien du côté de chez Swan que de celui des Guermantes !
En va-t-il différemment du côté des entreprises et des agences ? Pas vraiment.
La principale source de productivité captée par les low cost se situe à l’extérieur d’elles-mêmes. C’est dans la mesure où elles ont compris le fonctionnement réel de la société qu’elles parviennent à faire apparaître comme ressources exploitables ce que les autres entreprises cherchent désespérément en leur sein sans jamais le trouver.
Quelle est la découverte des low cost ? Que les prix se forment sur les marchés largement en fonction d’éléments hors marché, que ces derniers soient pris en compte et donnent lieu à un calcul de coût ou, mieux encore, qu’ils soient cachés aux agents économiques mais interviennent dans les préférences ou les seuils d’acceptabilité. En termes théoriques, les low cost sont performantes et durables (c’est-à-dire pas un éphémère feu de Bengale, préparant le terrain et le marché aux compagnies traditionnelles, ce que faisait le dumping) parce qu’elles sont performantes à repérer puis à capter les externalités positives dans la société dans son ensemble, parce qu’elles sont en symbiose avec l’intelligence collective.
Prenons un exemple pour nous faire comprendre. Soit une compagnie aérienne soucieuse de développer le transport aérien direct de ville à ville (au lieu d’un système en étoile centralisé et fort cher comme c’est le cas dans l’hexagone). Il ne lui a pas échappé que nombre de résidents secondaires britanniques rêvent de déménager de la brumeuse et froide Londres vers des cieux plus cléments et dans un environnement de grande qualité de vie (slow city, qualité alimentaire et environnementale) comme il est quelques-uns dans le Sud de la France, en Italie, en Espagne. Cette compagnie ouvre des vols quasi quotidiens Londres-Angoulême par exemple, à des tarifs mettant à portée de bourse d’une clientèle aisée le rêve de travailler à Londres et de vivre à Angoulême ou à Montpellier. La compagnie obtient des conditions très avantageuses des autorités gérant leur petit aéroport qui voit son trafic et ses emplois se développer. Naturellement, il n’est pas question pour les autorités soucieuses d’attirer la compagnie de faire les difficiles sur le statut du personnel qui sera basé en Irlande. Grand succès. La fixation permanente d’une clientèle habituellement résidente secondaire, dope la vie économique des restaurateurs aux artisans en passant par les antiquaires, les banques, les agences de voyages. On dira que la rentabilité intrinsèque de tels vols (ne parlons même pas de leur effet carbone) peut faire tiquer les connaisseurs du transport aérien classique, qui attendent tranquillement la fermeture de la ligne au bout de deux ou trois ans. Au bout de deux ans, voilà que la compagnie miraculeuse annonce qu’elle va fermer la desserte. L’émoi et la pression des groupes socio-économiques sont alors tels que le conseil régional vote rapidement une subvention d’équilibrage des comptes. Et la ligne est maintenue avec souvent, en prime, un engagement de la Région de ne pas laisser s’introduire une compagnie concurrente. La compagnie a réussi le tour de force de bénéficier de subventions publiques comme une vulgaire compagnie classique, mais sans cahier des charges autre que celui qu’elle avait défini, et sans cahier des charges sociales. Un économiste d’entreprise se scandalisera de cette anomalie, de cette concurrence faussée ! Pourtant il aura globalement tort, car l’économie d’un territoire fonctionne sur un équilibrage complexe des externalités, c’est-à-dire des effets non monétisés par l’échange marchand direct.
Pour les acteurs économiques de la ville concernée, qui payent des impôts locaux, la subvention publique qui comble le déficit de la ligne de transport aérien est peu de chose à côté des externalités positives engendrées en retour par l’existence de cette ligne qui garantit la fixation d’une population active et riche, toute l’année.
On pourrait multiplier les exemples. Les compagnies low cost sont hybrides. Elles se présentent comme la quintessence du règne du marché néo-libéral (prix, salaires et conditions de travail au rabais) mais en fait elles vivent de fait comme une sorte de parapublic. Elles profitent des externalités positives7 déjà existantes, elles renvoient à d’autres externalités positives et leur équilibre économique, le caractère durable de leur modèle, est pénétré par le mécanisme de formation de prix administrés. Comme la chauve-souris de la fable de La Fontaine. Elles sont marché, voyez leur modèle social et leur idéologie pro marché ; elles sont sociales, voyez leur modèle économique d’ensemble qui exploite la pollinisation à l’œuvre8.
On peut tirer de cette caractéristique des low cost une conséquence importante sur leur régulation. Tant que persistera une comptabilité de marché séparée d’une nouvelle comptabilité de l’ensemble de l’économie, ce type d’entreprise prospèrera, loin de représenter une anomalie provisoire ; surtout, leur régulation s’avérera très difficile, comme celle du tonneau des Danaïdes. Il est inutile d’attendre du marché un ajustement par les prix. Ces derniers ne sont plus homogènes. Plus la société se complexifie dans ses agencements économiques, plus elle offre des niches à ce type d’entreprises.
La leçon design du low cost
S’il ne faut pas attendre d’un tel modèle économique qu’il passe commande d’un design original dans ses produits, ni dans ses services – d’une banalité affligeante, sauf pour des performances minimalistes (mais le voyage quotidien d’un passager ou les courses hebdomadaires d’une famille ne sont pas des performances), ni non plus dans sa publicité – souvent sans aucune originalité, il n’en va pas de même pour les pistes qu’il ouvre à un renouvellement du design trop dominé jusqu’à présent par le produit, comme l’entreprise l’est par le marché.
En effet, le low cost a procédé et continue de le faire, de la façon suivante : 1. Il abstrait – au sens de résumer, embrasser d’un coup d’œil – des relations sociales complexes qui apparaissent sans que le vieux « système des objets » parvienne pour sa part, à les intégrer, à les exprimer voire à les rendre visibles et à les magnifier. 2. Il dessine un véritable diagramme de ses relations aussi bien symboliques qu’économiques. 3. Il les présente de façon sensible ou visible dans de nouvelles formes ; ces formes esthétiques, ergonomiques, corporelles sont d’abord des procédures, des procédés et en dernier lieu, mais pas nécessairement, des produits.
Plus facile à dire qu’à faire ! dira-t-on. Comment peut-il capter les externalités positives ?
L’une des voies royales s’avère être aujourd’hui le mapping de l’information collectée par les moyens numériques (big data). Les dispositifs web 2,0 permettent de saisir en temps réel les interactions des utilisateurs de plateformes numériques, notamment celles constituées par la mise en place de « nuages » (cloud computing) ou bien par les traces que laissent les connections Internet des téléphones portables ou les recherche sur Google, Yahoo et les réseaux sociaux, etc. Le diagramme du crowd design, le design émergeant de l’interaction d’une multitude d’agents, est représenté en fin d’article9. L’interactivité humaine outillée du langage et sollicitée par les dispositifs numériques de type Web 2,0 (moteurs de recherche, applications de téléphones intelligents, réseaux sociaux) fournit outre des données brutes (nombre d’appels ou de connexions à Internet) des données en temps réel sur les choix, les goûts, la localisation, les potentiels de singularisation. Ces métadonnées extraites et analysées peuvent ensuite représenter de façon intuitive et simple, des phénomènes complexes. La géographie de l’information recrée un nouvel espace virtuel au sens propre, c’est-à-dire qui peut être exploré de façon sensible.
C’est sur ce nouveau matériau que peut s’exercer le travail du designer et de l’artiste 10.
De ce nouveau domaine, on peut attendre en particulier de nouveaux principes esthétiques et de nouvelles formes qui feront écho au monde numérique et à son interaction croissante avec le monde réel. Le nouveau monde des objets n’apparaîtra que dans la mesure où ce design de process se sera pleinement déployé.
L’enjeu d’un développement des logiciels libres
Une double remarque s’impose pour ce type de design, dont à notre sens le low cost est une application à l’économie. 1. Tout d’abord il suppose une intégration forte du travail d’analyse des relations réelles (sociologies) des symboles, signes et langages de communication (sciences de l’information et de la communication), de l’informatique. Il est donc transdisciplinaire dans un sens renouvelé. 2. Il faut pouvoir manier les programmes d’extraction, d’analyse et de modélisation de l’information sur l’interaction et donc ne pas se contenter de jouer à une sorte de serious game11 tout préparé, sans possibilité de faire évoluer le programme ni de multiplier les boucles de feed-back. Pour des raisons de formation, de désacralisation de l’informatique (science dure) aux yeux des designers et artistes qui ont le plus souvent reçu une formation non scientifique, les codes de ces programmes doivent être accessibles, donc de format libre (free software). La seconde raison pour laquelle il importe de recourir à des formats libres (et pas seulement open source, c’est-à-dire refermables ensuite), c’est que la génération de big data par les entreprises qui exploitent les mines d’or de l’interaction pollinisatrice humaine12 a ouvert l’appétit pour un nouveau commerce des données. Dans le cas de programmes propriétaires, à supposer même que soient résolus les problèmes de respect des données personnelles et de la vie privée, ces données seront amenées à être de plus en plus chères et donc de moins en moins accessibles.
Du low cost au design et réciproquement ?
La relation d’aller et retour qu’on observera de plus en plus entre le low cost et le design de process dans une civilisation de l’immatériel ou du relationnel ne doit pas cependant dissimuler une asymétrie. Le low cost repose sur une captation prédatrice des externalités positives (notamment les externalités dites de réseau) et de l’intelligence collective qui se manifeste largement hors des relations de marché dans l’économie de contribution ou de pollinisation. Captation « prédatrice » au sens où le low cost ne restitue que très partiellement sous forme de baisse du prix la productivité sociale générale ; le plus souvent il se contente d’en profiter en se plaçant dans un endroit favorable de la chaîne de la valeur pour capter plus qu’il ne restitue. Le design de process reconstitue les externalités positives qu’il consomme et devient source d’externalités positives nouvelles. Il correspond à un phénomène d’enrichissement non monétaire net. La lean production et le low cost produisent un enrichissement monétaire pour des agents privés, mais leur résultat en matière d’enrichissement net de la société est beaucoup moins évident dans la mesure où s’ils produisent des externalités positives pour certains agents économiques, ils consomment des externalités positives dont ils reportent le coût de production sur la société et génèrent des externalités négatives d’autant mieux dissimulées que leur prestation affecte un spectre plus large que les biens marchands traditionnels.
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« Le modèle ‹ low-cost › est-il durable ? » 27 avril 2008. lostinmanagement.canalblog.com/archives/2008/04/27/9101951.html ↩
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Ibidem. ↩
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Charles Beigbeider, Le low cost, un levier pour le pouvoir d’achat, Rapport remis en 2007 au secrétaire d’État à la Consommation. ↩
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Les Échos, 31 janvier 2008.
Facing des rayonnages de magasins hard discount. (D.R.) ↩ -
Bruno Fay et Stéphane Reynaud, nº Low Cost, Éd. du Moment, 2009, recensé par Marc Mousli dans Alternatives économiques, nº 286, décembre 2009. ↩
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Cette variable à connu depuis 1974, de telles variations qu’elles ont eu raison une première fois de la viabilité économique du joyau de la technologie franco-britannique qu’était le Concorde, tandis que chaque choc pétrolier provoquait des ravages dans les prévisions de rentabilité. Air France par exemple avait fait pour 2009–2010, l’hypothèse d’une stabilisation du prix du baril de brut à 70 dollars. Ce dernier n’a pas tardé à s’échanger au-dessus de 115 avec les pointes à 150. Si la part du prix du carburant s’élève à 60 % des coûts, on voit aisément quelles en sont les conséquences. Les compagnies aériennes low cost ont une priorité : acheter les avions les plus économes en carburant. Les autres compagnies doivent amortir leur vieille flotte. ↩
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Nous renvoyons à notre article « What defines an externality, today », ParisTech Review online, 11 mars 2011, parisinnovationreview.com/articles-en/what-defines-externality-today-yann-moulier-boutang ; également en français. ↩
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Voir l’auteur : L’abeille et l’économiste, Carnets Nord, Paris, 2010. ↩
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Cf. p. 28. ↩
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Sur les aspects économiques des modèles d’interaction, voir Yann Moulier Boutang : « Economic models of Interaction Improving a sustainable city » in The Institution of Engineering and Technology, ICSSC 2011, International Conference on Smart and Sustainable City, Proceedings, July 6–8, 2011, Shanghai, ISBN : 978-1-84919-326-9, p. 238–242. ↩
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Un serious game est un jeu numérique (Sim City par exemple) qui a des visées éducatives. ↩
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Nous nous permettons de renvoyer ici à notre contribution « Du ‹ design capitalism › au capitalisme cognitif, art et industrie, nouveaux liens, nouvelles tensions », dans Le design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante, Bernard Stiegler (dir.) Paris, Centre Pompidou, Centre de recherche et d’innovation, Fayard, Coll. Mille et une nuits, p. 43–60, Paris, 2008. ↩