La publication de la recherche en design : la qualité oubliée
Paul Stiff
Traduit de l’anglais par Marc Monjou
Traduit de l’anglais par Marc Monjou
Essayer de mesurer la qualité des résultats de la recherche n’est pas une nouveauté. L’Institute of Scientific Information à Philadelphie a ouvert la voie à l’analyse bibliométrique, avec le calcul des taux de citations, les « facteurs d’impact », les indices d’efficacité des articles et des revues dans lesquelles ils sont publiés ; la bibliométrie est même devenue un champ d’études à part entière, assez florissant2. À la fin des années 1980, le biochimiste Gavin Vinson (1989, 182) a produit une vive critique de ces mesures en en dénonçant les limites ; il avait même prédit que leur application à grande échelle aurait des conséquences vraiment néfastes : l’inhibition de la curiosité, une certaine propension à la conformité et des effets de renvoi d’ascenseur. Il avait également observé que : « dans certains pays, les gouvernements utilisent maintenant les facteurs d’impact des revues pour mesurer la valeur de publications issues de recherches qu’ils financent eux-mêmes. Aux Pays-Bas, par exemple, les chercheurs peuvent être découragés de publier dans des revues affichant un faible facteur d’impact. Évidemment, c’est là un effet pervers issu de la nature même de la communication scientifique ».
Jusqu’à lors plutôt attaché à des formes qualitatives d’évaluation, le RAE n’a pas encore eu recours à ce genre de soi-disant mesures « objectives ». En Art et Design, ces mesures peuvent même être assez subjectives. En 1998 par exemple, Martin Woolley, un membre de la commission d’évaluation de la section Art et Design du RAE, soulignait l’importance que les évaluateurs attachent à « l’impact » des conclusions de la recherche (Woolley, 1998), tout en reconnaissant dans le même temps que l’évaluation est en grande partie question de perception subjective, plutôt que le résultat de mesures formelles. Woolley a montré aussi qu’en art et design, « la notion de panel de lecture – ou son équivalent – faisait défaut aux évaluateurs » ; ce qui signifiait que si les articles avaient été soumis à des revues dites « respectables » et évalués avant acceptation pour publication, alors le groupe aurait pu considérer ce processus comme un indicateur de qualité suffisant3. La prédiction de Woolley selon laquelle il est « inévitable que l’activité de recherche risque de s’organiser pour seulement répondre aux exigences du RAE » est la plus inquiétante. Comme Linda Reynolds l’a fait, on pourrait répondre que cela revient à modifier l’objet observé en fonction des méthodes d’observation4. Si la prophétie se réalise, nous pouvons nous attendre à une recrudescence des revues à dominante rédactionnelle où proliférera la culture de la citation réciproque.
Comme on pouvait s’y attendre, l’impact du RAE sur les publications de recherche n’a pas été salué unanimement. Peu de temps après la parution des résultats de la campagne de 1992, les chercheurs en sciences sociales Liz Chapman et Frank Webster (1993, 17) ont suggéré que les équipes d’évaluation étaient susceptibles de « juger de la qualité du travail depuis le domaine où il s’engendre », et firent observer qu’« il y a indubitablement des hiérarchies […] mais que le point de rupture est assez clair : les chercheurs seront jugés excellents quand ils afficheront suffisamment d’articles dans des revues et/ou ouvrages reconnus par des éditeurs respectables. C’est assez rudimentaire… La logique implacable est que la recherche de haut niveau n’est appropriée qu’à des publics très limités. » Parmi les sceptiques s’étant dernièrement exprimés, l’éminent psychologue Alan Baddeley (1998) mentionne le cas d’« une circulaire dans un département de psychologie supposée encourager la publication dans des revues de « haut rang », et cite le cas de la Royal Society que le RAE avait encouragé « à se préoccuper davantage de l’endroit où les articles étaient publiés, plutôt que de ce qu’ils racontaient. »5 Baddeley soutient que « tout comme ceux qui évaluent la science, nous devons garder présent à l’esprit que les estimations qui s’attachent à l’endroit où quelque chose est publié sont de meilleurs indicateurs de compétence que l’originalité ». 6
Cependant, les professeurs de design, dont les productions publiquement reconnaissables (et aussi personnellement imputables) ne sont traditionnellement pas des travaux écrits, résistent peut-être moins à l’injonction de publier dans des endroits reconnus par leurs pairs. C’est du moins ce que confirment les comparaisons désespérées qu’ils peuvent faire avec les expositions d’art. De même est-il préférable d’exposer à Manhattan plutôt que dans telle salle municipale, de même vaut-il mieux être vu dans les pages d’une revue publiée par les MIT Press ou parmi les nouveautés publiées par les Oxford University Press, plutôt que dans celles d’un micro-éditeur, le pire des cas étant bien sûr celui de l’auto-édition qui aura pour conséquences funestes de jeter le doute sur le travail et d’en trahir la vanité.
Cette conception conventionnelle de l’évaluation peut-elle apporter quelque chose de bon à la recherche en design ? À l’heure où les doyens et les directeurs d’établissements enjoignent leurs personnels de « publier dans les meilleures revues », la question mérite au moins d’être posée7. Quelle que soit la vigueur des doutes qu’on peut entretenir à l’égard du marché, il est presque impossible de résister à la pression si l’on veut rester dans la course, du moins tant que la publication dans certains journaux plutôt que d’autres est considérée comme la principale valeur ajoutée aux textes, à leurs auteurs et aux institutions qu’ils représentent. Bien sûr, quelle que soit la discipline, il n’existe pas d’accord exprès – ni encore moins « officiel » – quant à la cotation des journaux ou des éditeurs. Mais il va de soi que tout chercheur connaît assez bien son champ pour se faire une idée précise des revues dans lesquelles il aimerait voir ses travaux publiés ou cités.
C’est d’ailleurs ce qui suffit à justifier l’intérêt de l’étude menée en 1998 par Anne-Creigh Tyte à propos des « publications de recherche en design », étude dont le but « était à la fois d’identifier des revues académiques de design et d’évaluer leur qualité » (p. 54). Cette tâche difficile vaut vraiment la peine, car elle pourrait aider les chercheurs en design à mieux se représenter leur propre domaine, ou tout au moins la manière dont il s’exprime dans les périodiques.
Parmi quelque 200 000 périodiques situés dans le champ de la création et du design, passés au crible de ses critères de qualité, l’étude d’Anne Creigh-Tyte n’a retenu que 22 « revues académiques de recherche » en design (p. 58)8 (ce ratio inspire-t-il la crédibilité ?). Et la liste des 22 est elle-même caractérisée : si l’art et le design ont, comme elle l’indique, « peu de contenus de recherche », et si la recherche en arts visuels concerne bien ce que l’expression semble indiquer, alors pourquoi figurent-ils ici ? Procéder à des classements appelle toujours un certain nombre d’objections à propos de ce que l’on inclut ou exclut ; néanmoins, la valeur de cette étude et de la liste à laquelle elle aboutit augmentera d’autant plus qu’elle tolèrera des corrections et des révisions. Celles que je propose ici sont assurément partielles et reflètent mes connaissances forcément limitées ; les lecteurs d’autres domaines du design seront sans doute en mesure de l’amender.
Il n’est pas facile de conserver une trace des lieux d’édition et des éditeurs de revues, car ils ont tendance à changer dans le temps. Bien sûr, ces éléments-là doivent être considérés comme pleinement bibliographiques, mais Anne Creigh-Tyte semble penser qu’ils comptent par eux-mêmes, et qu’ils confèrent de la valeur à certaines revues en faisant apparaître implicitement qu’elles sont publiées par « des universités américaines extrêmement prestigieuses » (p. 59). Or, on peut rappeler pour mémoire que ni Design Book Review ni Design Quarterly ne sont publiées par MIT Press (DBR est publié à Berkeley par Design Book Review ; et Design Quarterly à Minneapolis par le Walker Art Center, même s’il semble aujourd’hui avoir été abandonné). Dans le même sens : Design Methods and Theories (dont le titre est devenu en 1992 : Design Methods : theories, research, education, and practice) n’est pas publiée par la prestigieuse University of California de Berkeley, mais par le Design Methods Institute, lui-même soutenu par la California Polytechnic State University de San Luis Obispo).
Sans grande surprise, Anne Creigh-Tyte rapporte que « la grande majorité » de ses 22 revues « est principalement axée sur un domaine spécialisé de la recherche en design ». Ce qui est plus surprenant dans ce qu’elle avance est que « l’ensemble le plus important de ces revues spécialisées est formé par les cinq revues consacrées au vêtement et au textile. » Il y a fort à parier cependant que si ces revues sont « plus importantes », elles le sont d’abord aux yeux des personnes qui œuvrent au sein du design textile – qui soit dit en passant est le domaine de recherche auquel appartient Anne Creigh-Tyte – plutôt que dans les champs du design d’interaction, du design de produits ou du design d’informations.
Qu’il me soit permis de m’arrêter sur les mots choisis par Anne Creigh-Tyte : elle écrit que cinq revues (American Center for Design Journal, Design Issues, Design Studies, Design World, and Journal of Design History) semblent… proposer des contenus de recherche significatifs. Mais les apparences peuvent être trompeuses : Design World, par exemple, est « notoirement connue en Australie » avec son tirage à 18 000 exemplaires ; mais même ses plus fervents lecteurs seraient surpris d’entendre qu’il est décrit comme une « revue de recherche ». De même pour Designer’s Journal, qui figure dans l’annexe (non publiée) de l’étude d’Anne Creigh-Tyte, journal édité par MBC Architectural Press and Buildings Publications. Quand nous parlons de Designer’s Journal (qui a cessé de paraître il y a six ans[^9]), s’agit-il bien de cette publication se décrivant elle-même comme « le plus grand magazine de design d’intérieur professionnel » et comme « une publication commerciale du groupe EMAP ? » Je rappelle ceci pour bien faire savoir que son rédacteur en chef et son directeur de publication auraient sans doute eux-mêmes vivement résisté à l’accusation de « revue de la recherche académique ».
Anne Creigh-Tyte reconnaît qu’en en utilisant les mots-clés « recherche » et « design », son exploration initiale risquait de louper certaines revues dans divers domaines du design. Or c’est justement le cas dans son propre champ, le design textile : quatre des cinq revues qu’elle mentionne (Clothing and Textile Research Journal, Indian Journal of Fibre and Textile Research, Surface Design Journal, Textile Museum Journal, Textile Research Journal) se sont pas des résultats directs des critères de recherche qu’elle s’est donnés. Elle a donc recouru, par addition, à « différentes sources bibliographiques » et, pour le design textile, elle s’en est sans doute remise à ses connaissances personnelles en la matière. Si les limites de sa recherche étaient si évidentes dans son propre domaine de recherche, elle aurait dû deviner qu’elles le seraient tout autant dans les autres domaines. Il va sans dire que la présence du mot « design » dans le titre d’une revue ne dit rien sur la qualité des contenus qui y sont publiés. Je peux cependant me baser sur l’enquête d’Anne Creigh-Tyte pour considérer le secteur du design qui m’est le plus familier. Comme je l’ai dit plus haut, les lecteurs appartenant à d’autres domaines seront en mesure de proposer des extensions comparables.
Je dois préciser que le département dans lequel je travaille est interdisciplinaire : il est composé de typographes, d’historiens de la typographie, de bibliographes, de psychologues, de chercheurs en sciences de l’information, d’imprimeurs et de photographes. Notre domaine, si on voulait le décrire en gros, est le design pour la lecture design for reading. La portée générale de cette dénomination peut être suggérée par un échantillon de nos publications récentes, qui ont concerné des sujets tels que : l’articulation graphique dans les livres du XVe siècle, l’invention des systèmes formels de mesure typographique, les méthodes de spécification et de dessin de caractères, la typographie bilingue pour les textes pédagogiques, le dessin de caractères sous la république de Weimar, le dessin de caractères pour les premiers systèmes de composition mécanique, la lisibilité spécifique aux formats d’écran, les manuels typographiques français du XVIIIe siècle, les caractéristiques graphiques des symboles pour la récupération de données sur bases, les enseignes commerciales gravées sur bois au XIXe siècle, les premières techniques de fonderie, la couleur sur les postes de contrôle du trafic aérien, les premiers livres lithographiés, la présentation graphique de données quantitatives, les fins de ligne dans le texte, et la lisibilité des textes complexes.
Nous partageons beaucoup de points communs, même si notre recherche est aussi variée que spécialisée. Cependant, notre travail serait remarquablement mal renseigné si nous confinions nos lectures aux seuls périodiques mentionnés par Anne Creigh-Tyte dans son étude. Et malgré sa conviction selon laquelle « des boulevards de publication sont disponibles », il est probable néanmoins que peu de revues présentes sur sa liste soient des endroits appropriés pour la publication de nos travaux. Nous – et avec nous les autres chercheurs qui œuvrent dans notre champ – ne pouvons raisonnablement pas attendre la confiance des comités de rédaction et autres panels de référencement des revues pour commencer à travailler avec elles. Je ne pense pas ici aux revues de design textile en particulier, mais plus aux revues interdisciplinaires, qui visent à englober tous les champs du design. Prenons par exemple Design Studies, dont le projet a été décrit par Nigel Cross, son rédacteur en chef : « promouvoir la communication par-delà leurs frontières entre toutes les disciplines du design, fournir un forum pour échanger et communiquer des idées, des expériences et des résultats de recherche, favoriser l’amélioration de la pratique du design sous tous ses aspects, contribuer à l’élaboration d’un ensemble cohérent de savoirs et de connaissances en design…, publier des articles… sous une forme qui contribue à édifier la discipline sous-jacente au design, et communiquer au-delà des limites du seul domaine. » (Cross, 1998, les italiques sont de l’auteur).
Des buts si admirables forcent l’adhésion. Mais en vérité, je me demande quel accueil Design Studies réserverait aux travaux de Richard Southall touchant le rôle du signal au sein de la théorie du design de documents, ou aux contributions de Patricia Wright aux fondements théoriques du design d’information, ou encore aux travaux de Michael Macdonald-Ross sur des données quantitatives ou aux recherches historiques hors pair de James Mosley sur la typographie et le dessin de caractère. Ces travaux n’apparaissent jamais ou que très rarement dans des revues comme Design Studies, ni dans les autres titres de la liste. Le problème ne vient pas du travail en lui-même, qui est d’une qualité exceptionnelle ; ni des revues, puisqu’une fois réglée la question de savoir si elles sont ou non des revues de recherche, ou de savoir si elles existent encore, on voit bien qu’elles ont chacune leurs agendas, leurs milieux et leurs modes d’énonciation différents. Le problème vient de la liste.
Donc, pour avancer sur la base de l’enquête d’Anne Creigh-Tyte, je propose ci-dessous une autre liste de revues – qui sont toutes sans conteste et par leurs critères des « revues de recherche » et qui sont lues dans notre département (certaines d’entre elles y sont même publiées). Cette liste est incomplète, car je n’ai sélectionné que 22 périodiques pour correspondre au nombre retenu par Anne Creigh-Tyte. Aucun de ces titres n’apparaît dans son enquête, et seuls deux d’entre eux affichent le mot « design ». La plupart ne sont pas des revues de design » mais toutes publient des articles concernant tel ou tel aspect du design pour la lecture, du moins assez souvent pour que nous les jugions importantes pour notre travail. Ce sont Applied Cognitive Psychology, Applied Ergonomics, Behaviour and Information Technology, The Cartographic Journal, Electronic Publishing : origination, dissemination, and design, Environment and Behavior, Ergonomics, Gutenberg Jahrbuch, Human Factors, Information Design Journal, International Journal of Human Computer Studies, Interacting with Computers, The Library, Journal of the Printing Historical Society, Publishing History, Quaerendo, Reading Research Quarterly, Journal of Scholarly Publishing, SIG-CHI Bulletin, Typography Papers, Visible Language, Word and Image.
Laissons-là les listes de lectures. Il y a des questions plus vastes et sans doute plus intéressantes touchant la qualité des publications en design celle des livres et des revues – qui ont été mises à l’écart de la concurrence qui a cours sur le marché de l’évaluation. Ils font l’objet de la deuxième partie de cet article.
Il est difficile d’obtenir une image fiable de ce qui se passe dans le champ relativement confidentiel de la publication en design. Nous comptons sur ce que disent les auteurs et les éditeurs, mais le récit de leurs expériences est rarement rendu public9. On peut commencer avec quelques généralités rassurantes : les éditeurs doivent savoir comment faire un bon livre à partir du texte d’un auteur, et comment le vendre. Leur talent réside dans deux décisions principales : combien d’exemplaires tirer ? Et à quel prix les vendre ? Assurément, certains éditeurs sont meilleurs que d’autres pour pressentir la qualité des textes de leurs auteurs. Mais comme pour les revues, et mis à part le prestige, il semble n’exister aucune raison valable de croire que les grands éditeurs commerciaux ou institutionnels offrent nécessairement de meilleures garanties aux auteurs et aux lecteurs de livres sur le design que ne le font les petits éditeurs indépendants. Pour les auteurs comme pour les éditeurs, publier est toujours un pari.
Avant de décider s’il doit publier ou non un texte, l’éditeur commissionne généralement un rapport auprès d’experts-évaluateurs à qui il demande – entre autres choses – de prendre la mesure du lectorat potentiel du texte. Et s’il est toujours bon de bénéficier d’un regard critique extérieur, il n’est pas évident que les éditeurs sachent où et comment trouver les yeux les plus éclairés, ou qui soient aussi scrupuleux que le suggérait Judy Metro (1995, p. 169) dans son compte-rendu pour les publications de Yale University Press : « les documents les plus importants… sont les rapports de lecteurs et les réponses que leur adressent les auteurs… À Yale, quand il les connaît, le Comité des publications ne prend en considération ni le potentiel commercial ni le coût de production des livres. Ses décisions sont aveugles au marché… Le rapport du lecteur est donc la condition sine qua non de l’édition académique : sans rapport favorable, vous n’êtes pas libre ; avec lui, vous pouvez faire valoir vos options. »
Naturellement, les éditeurs font confiance à leurs habitudes, mais ils doivent aussi souvent s’abandonner à des conjectures. Comme le dit Roger Conover, éditeur en charge des entrées design chez MIT Press, « un bon éditeur publie des ouvrages pour lesquels il existe un public connu ; un éditeur inspiré ou chanceux publie des livres qui inventent ou suscitent un nouveau public » (GSD News, 1996, p. 12).
Une fois accepté pour la publication, le texte est révisé. Mais l’économie de l’édition commerciale est telle de nos jours, qu’il est difficile de rendre justice à un texte, même s’il est bon. Il n’est pas inhabituel en effet, que la révision soit limitée aux procédures les plus superficielles (« étêtage et équeutage »). La contrepartie est que les éditeurs qui encouragent les révisions les plus interventionnistes ne peuvent pas toujours garantir le meilleur service à leurs auteurs, ni à leurs lecteurs. Dans une étude dédiée à la prise de décision éditoriale, Patricia Wright (1985, p. 64) a observé que pour les éditeurs de revues académiques, il n’y a pas toujours une distinction franche entre contenu et présentation. Elle a illustré ce point avec la déclaration de « politique de publication et de rédaction pour les manuscrits NSPI10 sélectionnés pour publication, » où certaines phrases du premier paragraphe étaient mises en italique pour signifier « jusqu’où la politique éditoriale peut intervenir entre l’auteur et le lecteur » : « les manuscrits sélectionnés pour la publication seront révisés afin de se conformer aux exigences d’espacement et de stylisation, qui pourront être modifiées pour mettre l’accent sur certains aspects du contenu. Les auteurs sont responsables de l’exactitude de leur manuscrit et leurs opinions sont respectées par le jugement de la NSPI. Mais « Les éléments de grammaire, d’orthographe, les modes d’expression, les signes de ponctuation et autres sont du seul ressort des éditeurs NSPI. » Qu’elles soient fondées sur une politique explicite ou sur des présupposés tacites, les décisions éditoriales peuvent restreindre les options de présentation de l’auteur à bien des égards. Ellen Dunham-Jones témoigne des préférences exprimées par de l’un de ses éditeurs – probablement représentatives – quant aux illustrations, sujet supposément important pour certains auteurs en design : « Kevin Lippert, des Princeton Architectural Press, m’a clairement dit qu’il préfèrerait les manuscrits avec illustrations minimales… parce que les images coûtent cher, que le texte seul est moins cher et plus facile à publier. » (GSD News, 1996 : p. 10)
Et les révisions qui s’appliquent aux options proposées par les auteurs peuvent même atteindre des détails, ce en dépit du fait que les auteurs ont pu motiver leurs décisions. Décrivant son expérience de co-édition d’un volume pour les Academic Press (aux États-Unis), Robert Waller (1987, p. 240), mentionne son « incapacité de convaincre l’éditeur à abandonner la capitalisation excessive des titres de chapitres. Après quelques négociations sur la forme exacte des mots, nous avons réussi à insérer cette phrase neutre dans la préface : « la typographie du volume est conforme au standard des Educational Technology Series ».
Dans les grandes maisons d’édition, c’est la répartition des tâches qui conditionne habituellement le design, plutôt qu’une collaboration intelligente dans le processus de révision. Le design des revues académiques est une terre en friche ; et même si la terre des livres est mieux cultivée, les bons designers y sont encore trop souvent réduits à une fonction simplement réparatrice, au rôle d’anticiper les défaillances ou de corriger les pires excès des compositeurs qui auraient perdu de vue toute idée de la composition de texte11. Il y a peu à ce que certains éditeurs exigent de leurs auteurs qu’ils livrent leurs textes « prêts à imprimer » ; malheureusement, c’est souvent le cas avec les actes de colloques. Pourtant, écrire un texte est une chose ; procéder à la mise en page et à la mise en forme de ce texte en vue de son édition en est une autre. Lorsque ce travail exigeant est confié à des personnes qui n’en ont ni les compétences ni l’expérience pour bien le faire, les résultats n’honorent personne. Le conflit potentiel entre ce que les auteurs veulent et ce que décident leurs éditeurs sera illustré ici par le cas des notes écrites par les auteurs, un type de texte si universel, une convention si simple qu’on peine à croire qu’elle puisse susciter la controverse. Voici pourtant le témoignage de deux auteurs – œuvrant tous deux dans le domaine du design – à propos de leurs démêlées avec des éditeurs prestigieux. Dans un livre intitulé Designing usable electronic text (1994 : 9), Andrew Dillon invite son lecteur à lire ses « notes de bas de page », même si elles apparaissent en grappes à la fin de chaque chapitre. C’est bien à dessein qu’il les appelle des « notes de bas de page », si bien que dans la première note de son livre, il lance une pique à son éditeur, en écrivant ceci : « le fait que vous lisez cette note vous a probablement démontré qu’il ne s’agit pas là du procédé littéraire le plus commode ; il l’est d’autant moins quand les éditeurs obligent les auteurs à disposer ces notes sur une autre page que celle où figure l’appel de note » ; (autrefois, les éditeurs avaient pour habitude de donner à ceci des « raisons techniques », justifiant par là le recours aux notes de fin plutôt qu’aux notes de bas de page. Mais les technologies d’aujourd’hui permettent de faire des notes de bas de page facilement.) Quant à Don Norman (1992, xiii-xiv), il décrit le passage d’un universitaire chez un éditeur commercial pour l’un de ses livres, une belle histoire d’ergonomie cognitive appliquée au design : « rien ne semble créer plus de controverse sur le design d’un livre que la manière de disposer les notes de chaque chapitre… Les lecteurs universitaires sont habitués à voir les notes au pied des pages correspondantes, en notes de bas de page. Mais les éditeurs commerciaux désapprouvent ce procédé. Ils préfèrent cacher les notes à la fin du livre, hors de la vue, mais toujours disponibles pour le lecteur sérieux. Beaucoup de mes lecteurs se sont plaints avec vigueur de ce que les notes sont difficiles à trouver disent-ils, et il est particulièrement dérangeant d’avoir besoin de deux marque-pages, l’un pour le texte, l’autre pour les notes. »
Ainsi Andrew Dillon et Don Norman, chacun ayant écrit au sujet des textes et des objets, ont donc fait part publiquement de leurs doutes quant à la forme dans laquelle leurs propres textes ont été publiés. Leur malaise est né de ce qu’ils pensaient que la présentation – le design – de leurs textes ne devrait pas contrevenir aux principes énoncés dans ces textes, mais si l’on peut dire, agir en conséquence.
Les aléas de l’édition et du design peuvent expliquer pourquoi certains auteurs de design émettent quelques doutes quant à ce que les grands éditeurs promettent de leur offrir12. Que peuvent-ils faire s’ils croient que l’un des buts du processus de publication – notamment en design – devrait être la qualité exemplaire de la présentation elle-même, ou à tout le moins une tentative de mettre en pratique par le biais de la forme et de la substance de la publication, ce qui est prêché dans son texte même ? Il n’est pas ici question de style et de surface, mais de l’intégrité en jeu dans la mise en forme d’un argument. L’un des choix qui s’offre à ces auteurs est tout simplement de se retirer de la grande édition. À ce propos, lors d’un récent débat sur la recherche en design et en édition13, Michael Twyman rappelait que son premier livre important avait été publié par Oxford University Press : « mais pour mes livres récents14 ajouta-t-il, j’ai choisi un petit éditeur indépendant, car je gardais ainsi le contrôle sur la présentation de mon texte – le nombre, l’échelle et le positionnement des illustrations, le traitement de notes, l’organisation et l’affichage des textes de fin, etc. L’éditeur académique le plus prestigieux ne semble plus en mesure d’accorder à l’auteur le soin que j’attends de lui. Peut-être cette expérience sera-t-elle familière à d’autres chercheurs travaillant dans le vaste champ de la typographie et du design graphique. »
Un autre choix, plus périlleux, se présente aux auteurs : celui de se publier eux-mêmes. Périlleux, ce biais ne l’est pas uniquement en raison des risques financiers, mais à cause surtout de la désapprobation des pairs. Cependant, c’est surtout lorsque la publication s’appuie sur une immense base linguistique – comme l’anglais, où l’on peut légitimement supposer que les possibilités d’édition sont immenses, que s’expriment les reproches de vanité à l’encontre des auteurs de l’auto-publication (pensons aux Pays-Bas, au Danemark et autres pays scandinaves qui soutiennent des cultures du design florissantes, et où des traditions éditoriales conséquentes se sont développées, alors que leur assiette linguistique était très peu étendue : ces cultures et ces traditions encouragent beaucoup de petits projets d’édition, d’auto-édition et d’éditions uniques. À première vue, l’éditeur Graphics Press (dans le Connecticut) pourrait être une bonne cible pour ce genre de mépris, puisqu’il publie le travail d’un seul auteur : Edward Tufte, qui est aussi son propriétaire. Mais Tufte s’en est expliqué : « un contrôle complet du design et de l’édition dit-il, s’est imposé à moi comme une nécessité intellectuelle. L’écriture, le design et la production expriment chacun à sa façon une partie de mes idées touchant le design d’information. Par la préconisation d’un design exemplaire et de haute résolution, j’ai été obligé de pousser loin la technologie de production pour pouvoir réaliser des choses qu’aucun éditeur ayant le sens de la rationalité économique – aucun éditeur en fait – n’aurait jamais pu faire. C’est si je voulais tout gâcher qu’il faudrait que j’aille voir un véritable éditeur.15 »
Pour saisir combien est vital le processus qui consiste à transformer les textes en livres, il faut regarder l’exemple intéressant d’Hyphen Press, le petit éditeur londonien de Norman Potter, Karel Martens, Fred Smeijers, Jost Hochuli, David Wild et Robin Kinross. Lui-même remarquable critique, théoricien du design et éditeur chez Hyphen Press, Robin Kinross confie être « intéressé par n’importe quel livre, quel qu’en soit le sujet, à condition qu’il tourne le dos aux idées reçues, qu’il refuse le bavardage creux de la célébration stylistique, et qu’il préfère examiner en détail les processus matériels de production ainsi que les idées et les intentions qui les informent. » (Kinross, 1996).
Pour chaque projet de publication, une petite équipe se rassemble de manière informelle, fait son travail, puis se disperse. En 1996, Robin Kinross a fait le récit de la réalisation d’un livre Hyphen: Counterpunch, de Fred Smeijers. Kinross explique que Fred Smeijers, typographe néerlandais, « avait quelque chose à dire et qu’il ne voulait pas que son livre voie le jour dans le monde sans surprise des éditeurs établis (lesquels n’auraient probablement pas été intéressés de toute façon). » Kinross décrit comment Smeijers a commencé : « Il m’a envoyé une version anglaise du texte, chapitre par chapitre, à force d’ajouts et de modifications, vu que l’anglais n’était pas sa langue maternelle. À mon tour écrit Kinross, j’ai réécrit, coupé, demandé que tel passage soit développé, tel autre modifié, etc. Une belle collaboration s’est installée. Fred fournissait les idées et une grande partie du propos. La plupart des métaphores et les plus belles expressions du livre sont de lui. Quant à moi continue Kinross, j’ai donné forme, ponctué, démêlé ce qui était écrit, suggéré parfois de nouvelles photos ou de nouveaux développements. Une fois ou deux, j’ai même traduit à partir de ses notes en néerlandais. Ce fut un processus long, très agréable et entièrement non rentable, qui s’est déroulé tantôt à Arnhem, tantôt à Londres ou ailleurs, à la maison et au bureau, au pub et au café. »
Par suite, ils ont proposé à Fransje Berserik de prendre en charge le design du livre : « elle avait lu le manuscrit en quelques semaines, puis a proposé un principe de mise en page, suggéré d’importants changements occasionnant une restructuration du livre qui ne m’étaient même pas apparus – moi, l’éditeur officiel de ce livre – sans doute parce que j’étais alors trop près du texte pour pouvoir percevoir la nécessité d’un tel bouleversement. » Et, alors que le texte allait passer en production, le trio a été rejoint par Peter Paul Kloosterman « un ancien collègue de Fred, qui s’est mis aux manettes de la PAO, sans s’interdire de dire ce qu’il pensait du design du livre. »
Voici comment Robin Kinross conçoit les conditions de la collaboration dans laquelle le groupe associé au projet contrôlait de près tout ce qui se passait : « je pense qu’il y a quelque chose de nouveau dans cette façon de faire des livres… Il y a un auteur, un designer, un éditeur, un « maquettiste » et personne d’autre : aucun patron, personne d’autre à qui rendre des comptes. Nos rôles étaient clairement définis, mais tout était fluide. Nous sommes tous les designers du livre ; et nous avons tous aussi un avis sur le contenu du livre. » « Tant que la recherche n’est pas publiée, elle n’existe pas » : cette cause nécessaire en matière de publication a été presque occultée par la compétition qui sévit sur le marché de la recherche, lequel se développe sur une infrastructure relativement sous-développée. Le design bénéficie de peu de structures formellement bien constituées où peut s’énoncer une parole publique – revues, conférences, départements académiques, éditeurs compétents et accueillants. En design, la tradition d’examen critique et ouvert fait encore défaut, alors qu’elle pourrait aider les praticiens à satisfaire une demande croissante d’explications quant aux raisons pour lesquelles ils font ce qu’ils font. À cause de ce sous-développement relatif, il est difficile aux chercheurs en design de s’en remettre à la sagesse conventionnelle pour trancher les questions relatives à l’écriture et à la publication, et même encore plus difficile de refuser de se conformer au standard de « l’autorisation », processus devenu si tristement commun dans de nombreux domaines de l’érudition. Le design est trop jeune pour être confiné dans des lieux et des modèles de publication approuvés par les seules règles du marché : il courrait alors le risque de la dévitaliser.
Les entreprises qui voyagent léger, comme Hyphen Press, conviendront sans doute mal à de nombreux auteurs. Mais elles ont revigoré l’édition en design et ont montré la voie pour la réinventer encore. Pour les éditeurs qui estiment que leurs jugements sont légitimes parce qu’ils reposent seulement sur les compétences et les ressources supposées appropriées, la leçon est la suivante : c’est le gain dans le processus – édition, conception et production – comme dans le résultat obtenu qui peut ambitionner de produire des normes convaincantes capables de s’appliquer aux textes publiés. Ma suggestion n’est pas que les grands éditeurs, de livres ou de revues, ont pesé le pour et le contre et ont finalement fait le mauvais choix, mais que faire le bon choix n’est pas le privilège seulement des éditeurs qui travaillent au sein de grands groupes et qui cherchent à réaliser des économies d’échelle. J’ai commencé avec un cliché ; je termine par un autre : ce n’est pas la taille qui compte, c’est ce qu’on en fait !
In a review of the RAE’s impact on British academic publishing, Sarah Pedersen (1998, p. 159) restated conventional wisdom : research has to be ‘published in a reputable (ie, peer reviewed) journal or by a well-established publisher to gain the maximum prestige.’ ↩
A paper’s citation rate is a count of its citations in subsequent publications. A journal’s impact factor is calculated from the citations, in a given year, of papers published in that journal in the preceding two years ; it tries to be an index of the immediate relevance of the ‘average paper’ published in a given journal. ↩
At a meeting to discuss design research and publishing, held at the Department of Typography and Graphic Communication, The University of Reading, 12th May 1998. ↩
At the same meeting. ↩
He cites the Biological and Physical Secretaries of the Royal Society, who deplore the tendency of the RAE to encourage this preoccupation, and hence a bias towards publication in North American journals (Lachmann, P. and Rawlinson, J., 1997. ‘It’s not where you publish that matters’, Science and Public Affairs, Winter 1997, p.8). ↩
All editors, however prestigious their journals, make mistakes. Among Sir Hans Krebs’s papers at the University of Sheffield is ‘a letter from Nature rejecting the paper on the tricarboxylic acid cycle which later won him a Nobel prize’ (Times Higher Education Supplement, 12th June 1998, p.31). ↩
Thus the vice-chancellor of the university in which I work, in departmental de-briefings after the results of the 1996 RAE. ↩
American Center for Design Journal, Art and Design, Clothing and Textile Research Journal, Design, Design Book Review, Design Engineering, Design Issues, Design Management Journal, Design Methods and Theories, Design Quarterly, Design Studies, Design Technology Teaching, Design World, Designer’s Journal, Indian Journal of Fibre and Textile Research, Journal of Art and Design Education, Journal of Design and Manufacturing, Journal of Design History, Surface Design Journal, Textile Museum Journal, Textile Research Journal, Visual Arts Research.[^9]: Until September 1989 its publisher was Architectural Press ; from October of that year, MBC Architectural Press and Building Publications (MBC stood for ‘Maxwell Business Communications’) ; and then from April 1992 until its demise later that year the publisher was EMAP. ↩
A notable exception is the content of Journal of Scholarly Publishing (University of Toronto Press). ↩
NSPI : the US-based National Society for Performance and Instruction. ↩
For a view of how well it can be done, see the American Association of University Presses’ annual reviews of design and production (AAUP, 1997). ↩
Their doubts arc shared by William Saunders, editor of Harvard Design Magazine ; ‘In my own experience, books are often produced too hastily ; there’s very little effort to check facts or to challenge authors to a higher level of thinking. I know of recent books with shocking factual errors’ (GSD News, 1996, p. 19). ↩
Department of Typography and Graphic Communication, The University of Reading, 12th May 1998. ↩
Early lithographed books (1990) and Early lithographed music (1996), both published by Farrand Press, london. The latter has won two prizes as an outstanding work of music bibliography and research tool. ↩
Personal communication, July 1992. In 1992 there were 106,000 copies of The visual display of quantitative information (1983) in print. Envisioning information appeared in 1990 ; in 1992 60,000 copies were in print. This book received six awards for content and design in computer science, art, and graphic design [Computer Literacy Bookshops has an interview with Tufte at : http://www.clbooks.com/nbb/tufte.html). ↩