Pourquoi le futur n’existe pas
Alain Bublex
Propos recueillis par Camille Chatelaine et Céline Chip
Propos recueillis par Camille Chatelaine et Céline Chip
Azimuts : Nous connaissons votre parcours de designer, qu’on peut déceler dans vos modes de représentation (dessins industriels, formes vectorisées, objets conceptualisés, etc). En 1996, dans une entrevue avec Christine Macel, vous déclariez que « le designer est l’artiste dans l’usine, qu’il faut commencer à produire l’art industriellement ». Quelle est votre position vingt ans plus tard, au regard de l’évolution du contexte économique et industriel français (hausse du chômage, délocalisation, révolution numérique…) ?
Alain Bublex : Je ne crois pas que le contexte ait tellement changé depuis 1996, le rythme des changements est beaucoup plus lent. Nous le percevons comme rapide parce que nous l’observons à l’échelle de nos vies et que nous avons toujours l’impression de vivre un moment charnière : avant c’était différent. Mais c’est surtout notre regard qui évolue ; en vieillissant notre environnement nous atteint différemment, d’où cette impression de changement. « Le designer est l’artiste dans l’usine » : situer le rôle du designer dans le processus de production est une question certainement aussi vieille que le design en tant que discipline ! Mon idée était que le designer est à l’usine ce que l’artiste est à la société, une position modeste, somme toute.
Dans l’orchestration de spécialisations que constitue une entreprise, son apport relève de questions similaires aux questions artistiques – l’esthétique et la culture des formes. Mais dans le contexte de l’entretien de 1996, cette phrase signifiait aussi que je n’entendais pas séparer ma pratique de designer chez Renault de mon activité artistique qui était alors récente. Il s’agissait pour moi des mêmes enjeux s’appliquant à des domaines différents. Dans les années 1980, j’étais un designer en désaccord avec l’entreprise pour laquelle je travaillais, l’essentiel de la mission du bureau d’étude était de trouver le moyen d’augmenter le profit. Toutes les décisions concernant les études étaient prises en fonction de cet objectif, ainsi on préférait toujours une solution qui allait permettre d’augmenter le bénéfice (produire moins cher et vendre plus cher) à une autre qui favoriserait l’usage ou le service. Je pensais à l’opposé que nous avions une responsabilité face à l’ensemble de la société, celle de produire des automobiles qui rendraient le meilleur service, ou de meilleures automobiles si on veut, au plus juste coût. En fait, j’étais très inadapté à un système dans lequel chacun est cantonné à une aire d’action à ce point réduite que plus personne n’est en mesure d’assumer la responsabilité de l’objet. « Produire de l’art industriellement » était une formule pour dire qu’il serait intéressant d’utiliser d’autres critères que la rentabilité pour évaluer la production industrielle, mais aussi qu’il me semblait que l’art et les artistes devraient sortir des musées, pas juste pour être dehors, dans la rue, mais aussi pour intégrer d’autres lieux de production, comme les usines ou, pour le dire autrement encore, que les artistes pouvaient produire autre chose que des objets ultraspécialisés (les œuvres) destinés à un milieu limité (les musées). C’est en tout cas ce qu’il m’avait semblé dans les années 1980.
AZ : Vous parliez de vecteurs, mais vous dessinez des véhicules automobiles. Le design n’est-il pas en un sens le véhicule des idées ? Ne possède-t-il pas une manière qui lui est propre de transposer, déléguer, apporter, enseigner et ouvrir un regard sur le monde ?
AB : Oui, certainement, mais y a-t-il des choses qui ne possèdent pas toutes ces propriétés ? Effectivement, les formes portent à leur manière les idées, et derrière chacune d’elles on peut déceler un projet, une vision de ce qu’est, ou de ce que devrait ou pourrait être le monde. Les formes les plus décevantes le deviennent un peu moins quand on recherche et découvre à quelles questions elles répondaient. Beaucoup des objets irritants qui nous entourent deviennent intéressants quand on se place du côté du projet qui les a vu naître.
AZ : Avez-vous renoncé au statut de designer pour pratiquer l’art ou bien considérez-vous que vous faites du design à travers l’art ? Bref : quel est aujourd’hui votre rapport au design ?
AB : À moins que je n’aie été un artiste s’improvisant designer… Enfant, je pensais que les objets naissaient d’eux-mêmes, spontanément, ou qu’ils étaient là depuis toujours comme le sont les plantes et les montagnes. Je me souviens de mon étonnement en découvrant que d’autres choses en dehors de ce qui constituait mon environnement pouvaient exister, comme la première fois que j’ai vu un porte-savon différent de celui qu’utilisaient mes parents, par exemple. Beaucoup plus tard, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un métier, que les designers dessinaient les objets et que la complexité des enjeux de ce travail m’intéressait au fond plus que ce qui occupait les artistes. J’ai quitté très tôt et sans regret l’école d’art dans laquelle j’étais inscrit, et c’est à la fin de mes études de design que j’ai commencé à m’intéresser à l’automobile. Je suis entré chez Renault après mon diplôme. Mais je n’étais pas un passionné de voiture, ce qui m’impressionnait, c’était la manière toute particulière dont une auto vous transporte, dans une sorte de microclimat en mouvement sur la route, cette manière de vous faire traverser ensemble les paysages, d’animer le monde en un sens. J’ai continuellement documenté cette activité et cela a progressivement constitué un ensemble de notes, de photographies, de vidéos et de dessins dont une partie s’est trouvée réunie dans la description d’une ville imaginaire. Quand on m’a proposé de les exposer dans une galerie, cela a fait de moi un artiste, et je n’étais plus designer. Dès lors, dessiner des objets pouvait prendre un sens tout différent. Je m’y suis remis quelques années plus tard, sans me revendiquer du design pour autant.
AZ : Aujourd’hui les frontières entre art et design deviennent de plus en plus poreuses et le design s’expose dans les galeries…
AB : … Les frontières sont poreuses en effet, particulièrement celles du champ de l’art qui se sont dissoutes en une vingtaine d’années ; parallèlement, les ambitions de certains designers ne trouvent pas naturellement leur place dans les entreprises, et l’on se trouve finalement face à des objets au statut ambigu. Mais cela ne touche pas que le design ; l’architecture est concernée de la même manière. Ceci dit, encore une fois, ce n’est pas nouveau, il y a depuis longtemps une architecture de papier proche de l’art conceptuel, ainsi que des objets uniques proches de la sculpture. Mais j’aime avoir toujours en tête ce qui est à l’origine de la chose. Le même objet peut ouvrir des portes très différentes selon qu’il a été réalisé par un designer, un artiste ou un architecte. Ce n’est pas tellement le statut social qui compte, mais la manière dont le créateur se situe lui-même, la nature de la question qui se posait à lui.
AZ : Avez-vous des exemples significatifs ?
AB : La B-Car de Chris Burden !
AZ : Dans le même échange avec Christine Macel, vous avez dit : « l’image du progrès s’est arrêtée. L’an 2000, c’était dans les années 1960 ». Êtes-vous nostalgique de l’imagerie produite dans ces années-là ?
AB : Non, pas du tout. Je le remarque simplement. Il y a eu une inflexion dans les années 1970 au cours desquelles la croyance dans une progression linéaire et graduelle s’est estompée. On ne pouvait plus croire à la promesse d’une amélioration inexorable. L’avenir serait certes différent du présent, mais il n’était plus possible de l’imaginer à partir du progrès technique. L’avion ne remplacerait pas la voiture, ni les combinaisons les chemises et pantalons. Je trouve surprenantes les images que les années 1960 nous ont laissées parce qu’elles donnent l’impression d’une dérobade : ce qui était promis n’est jamais advenu. Le futur est devenu une idée du passé.
AZ : Pourtant, nous pourrions croire le contraire en observant les projets de villes autonomes que produisent aujourd’hui certains architectes qui pensent résoudre les problèmes environnementaux à l’horizon 2050.
AB : C’est vrai. À bien des égards on assiste à un retour de la croyance, à l’espoir que des solutions techniques pourront résoudre les problèmes qui se posent à nous. Finalement, les années 1980 et le post-modernisme n’auront donc pas mis à bas l’histoire ni la notion de progrès, et ne resteront peut-être que comme un interlude. Une sorte de printemps 1968 des formes, une explosion adolescente et insouciante. Un affranchissement temporaire, malheureusement sans projet politique et qui n’est pas parvenu à être une libération. Le poids des ans a soudain rattrapé tout cela et les projets environnementaux que vous mentionnez seraient plutôt une sorte de retour à la normale. D’ailleurs il s’agit souvent de vendre des solutions plutôt que d’améliorer la situation.
AZ : Quelles projections faites-vous pour 2050 ?
AB : Je ne fais pas de projection pour le futur. C’est une question qui m’avait été posée par l’équipe de la programmation jeunes publics du Centre Georges Pompidou, pour la création d’une installation-atelier sur la mezzanine du forum intitulée Habiter 2050 justement. Plutôt que de créer un environnement futuriste qui serait comme une vision ou une proposition, j’ai choisi d’assembler là différents éléments appartenant au présent (cellules de construction modulaires, dôme géodésique, plancher en relief, écrans diffusant le résultat de recherche automatisée), en organisant le tout de manière suffisamment indécise pour que l’on puisse proposer aux enfants d’imaginer là comment investir cet espace pour y vivre demain. Plutôt que d’imaginer un futur lointain, tâchons de gagner la liberté d’investir le présent. 2050 ! Pourquoi penser si loin ?
AZ : Dans un entretien de 2014 accordé à la revue Usbek & Rica, vous déclariez que « tant qu’il n’est pas réalisé, le futur n’a pas de date de péremption ». Quels sont les œuvres, livres, artistes, cinéastes, auteurs, architectes… qui ont pu vous inspirer cette conception du temps ?
AB : Un seul en fait : Élie During. Ce n’était longtemps pour moi qu’une vague intuition jamais vraiment formulée, avant de travailler avec lui pour notre livre Le futur n’existe pas : rétrotypes. La formule n’est peut-être pas la sienne, mais elle m’est sûrement venue en le lisant. Ce qui m’intriguait avant cela, c’était que l’on soit à la recherche d’idées nouvelles alors que nous n’avions réalisé qu’un nombre infime de celles déjà exprimées. Il y avait un réservoir immense de choses à faire. Je voyais là une possibilité : celle de ne rien inventer et de se contenter de remettre en marche, de faire fonctionner à nouveau des idées abandonnées par leurs auteurs. J’ai travaillé sur les Projets en chantier à partir de la fin des années 1990. Mon idée n’était pas de terminer ce qui avait été commencé ni de défendre des causes perdues. Je ne voulais pas non plus les exhumer comme les reliques d’anciennes croyances avec cette ironie un peu condescendante que donne la distance. Je voulais en faire simplement l’expérience. Les remettre en route comme pourrait le faire un mécanicien avec une machine qui n’a pas fonctionné pendant quelque temps. Et une fois le moteur lancé, le laisser tourner seul et travailler avec une autre proposition.
AZ : Vous affectionnez particulièrement le voyage et en général tous les modes de déplacement, peut-être aussi ceux qui font du voyage une vraie expérience. Dans les projets que vous exposez, on perçoit l’importance du processus et l’ancrage du projet dans le temps. Ne craignez-vous pas d’exposer un projet en « escale », comme l’étape d’un processus plus lent, par exemple lorsque vous présentez des maquettes ou des projets en cours de construction ?
AB : Non, parce que le sujet n’est pas le résultat final, mais le projet lui-même. L’inachèvement est la forme, le réel du travail. Une maquette, un plan ou un schéma ne sont pas des étapes intermédiaires par avance vouées à laisser place à une œuvre. Ils sont le travail lui-même. Les projets qui habitent mes expositions ont peut-être cela de particulier qu’ils ne sont pas destinés à aboutir, mais bien à se maintenir à l’état de projet. L’évolution n’y est pas entendue comme un processus d’amélioration tendu vers une réalisation ultime, mais comme une succession de phases dont aucune ne dépasse la précédente. Ce que l’on voit dans mes expositions est toujours la forme aboutie du travail, même et surtout s’il s’agit d’un essai. Les voyages et les projets partagent ce trait commun avec les chantiers de n’exister que pour disparaître : ils cessent d’être une fois le but atteint. Mon travail est un espace dans lequel le but n’est pas l’enjeu, et l’atteindre n’est pas l’objectif.
AZ : Votre Aérofiat exposée en 2015 dans l’exposition Tu nais, Tuning, tu meurs n’était pas soumises à des règles strictes de conservation, alors que la plupart des artistes ou des designers accordent beaucoup d’attention à l’état de leurs œuvres. Vous semblez vouloir laisser vivre l’objet…
AB : Vouloir conserver l’œuvre dans un état immuable, celui qui était le sien à la sortie de l’atelier et qui tiendrait de la perfection, c’est je crois vouloir rester seul présent en elle, s’assurer d’en rester l’unique auteur ; je ne suis pas tenté par cet idéal. Je trouve les mouvements du temps, les transformations dues à l’usage, l’usure et la fatigue plus intéressants que la promesse d’immortalité d’un objet pour toujours le même. Je crois qu’il s’agit aussi de savoir à partir de quand le travail est réalisé. À quel moment l’œuvre est effectuée. Je situe ce moment très tôt, sans qu’il mette obligatoirement un terme à la production. Sans jamais être accidentelle, la forme que prend alors le travail me semble toujours être contextuelle. Du coup l’œuvre peut subir une certaine usure sans être dénaturée. En allant au-delà, même une simple trace de la réalisation peut en tenir lieu, la remplacer, la faire exister en fait – et c’est plus fréquent qu’on ne l’imagine. C’est une piste que j’avais suivie avec les Tentatives, et plus récemment avec les Fantômes.
Dès lors que les transformations, le vieillissement, voire les transcriptions ou les reproductions ne sont pas préjudiciables à mon appréhension des œuvres anciennes, pourquoi ne pas les accepter dès la première exposition pour mon propre travail ?
AZ : À ce propos justement, quel rapport entretenez-vous avec les documents et les archives ? Pour Glooscap par exemple, vous aviez produit de fausses images d’archives…
AB : Glooscap est le récit d’une ville à rebours. Nous partions d’un plan final, un état imaginé d’une ville à la fin du XXe siècle pour lequel nous inventions une histoire possible. Le procédé que nous avions choisi (copier aussi fidèlement que possible des archives existantes en les adaptant simplement à la morphologie de notre dessin), a eu une double conséquence. D’une part nous n’inventions pas l’histoire de la ville, nous ne faisions que déplacer les faits. L’histoire de Glooscap devenait alors celle de toute les autres villes, elle conservait cette qualité essentielle pour nous d’être une ville imaginaire qui n’aurait absolument rien d’original. D’autre part, nous décrivions la ville à partir de ses projets, qu’ils aient été finalement réalisés dans le dessin ou non. En effet, nombre d’archives ne sont pas des levés de l’existant mais des plans de construction à venir ; et les aspirations et les intentions se mêlaient continuellement aux réalisations. L’histoire de Glooscap pouvait donc être vue elle aussi comme une suite d’occasions ratées, et c’est sans doute ce qui lui conférait son réalisme. La plupart des archives étaient dessinées en trompe-l’œil, c’est-à-dire que nous dessinions d’abord un papier usé par le temps, déchiré, taché, puis par-dessus, le plan ou la vue de la ville correspondant. Le fait de dessiner le support rendait immédiatement visible la fabrication du document ; on ne pouvait pas le confondre avec une véritable archive ancienne. Et je crois que c’était l’une des qualités de ce travail pour le public.
AZ : Pour produire vos trompe-l’œil, vous travaillez toujours sous Illustrator ?
AB : Glooscap était essentiellement dessinée au crayon et à l’encre, mais depuis que j’ai un ordinateur, les images vector-ielles ont progressivement envahi mon travail. J’apprécie le caractère décomposé, presque déphasé du dessin vectoriel ; c’est un peu comme si l’on faisait le plan d’une peinture, avec en plus la possibilité de repentirs perpétuels. Il est toujours possible de défaire ce que l’on a fait et de travailler plusieurs versions du même dessin ; il y a plusieurs fins possibles, toutes équivalentes. Mais j’aime aussi le caractère très simple, pas tout à fait réaliste des images, elles demandent un effort d’interprétation un peu plus important qu’une photographie ou une image matricielle (une image pixelisée), effort récompensé par une immersion plus complète dans l’image. Dans mes superpositions de dessins vectoriels à des photo-graphies, le collage est perceptible, il n’y a aucun malentendu ; l’illusion n’est pas complète et cela est essentiel. Il ne s’agit pas de croire, mais d’évaluer des hypothèses. C’est un aspect de mon travail qui était déjà présent avec Glooscap: non seulement les archives étaient clairement des trompe-l’œil, mais encore le caractère fictif de la ville était toujours annoncé en préambule aux expositions, de sorte que le doute soit d’emblée levé. Il m’a toujours semblé que la connaissance donne une plus grande liberté, que l’histoire est plus intéressante quand on sait que c’est une histoire. Enfin le poids informatique des images vectorielles est infiniment moins grand que celui des images matricielles, et je suis séduit par cette économie : en fait, elles n’ont pas de dimensions, une drôle de qualité pour un dessin.
AZ : Illustrator est un outil de dessin très (peut-être trop) précis ; cela ne vous contraint-il pas dans la production ?
AB : En effet, Illustrator impose beaucoup de contraintes, mais je ne les vois pas comme un défaut. Je pense que les contraintes en général favorisent la créativité plutôt qu’elles ne lui nuisent. Je suis toujours surpris d’entendre des créatifs s’en plaindre. L’étonnement ou la beauté, la magie, l’intérêt d’une œuvre viennent souvent de la manière dont elle tourne ou retourne les contraintes précisément. Ils tiennent à la manière dont la chose négocie avec le réel. La langue et la grammaire ne sont pas des freins au roman, pas plus que la portée n’est un frein à la musique, ce sont pourtant des contraintes sévères. Et d’ailleurs l’une comme l’autre peuvent aussi bien être respectées que contournées.
AZ : Quels sont vos projets en cours ?
AB : Je n’ai jamais su quoi répondre à cette question ! Tout est en cours, et rien n’a de destin. Je n’ai jamais l’impression de devoir faire quoi que ce soit. Je me débrouille pour qu’on me pose des questions et j’essaie ensuite de faire de mon mieux pour y répondre. Si l’on ne me demande rien, je ne fais rien, je me promène, je discute, regarde des films… comme tout le monde !