Le design comme critique

Le propre de l’homme est de refuser le donné comme un donné.1


Dans la mesure où l’on accepte que le design conceptuel est plus qu’une simple option stylistique, une propagande d’entreprise ou l’auto-promotion du designer, il faut se demander quels usages il peut prendre en charge. Or pour le design, il existe de nombreuses possibilités de s’engager socialement et d’accroître son implication : la satire et la critique ; l’invention, la réflexion, le divertissement éclairé, les explorations esthétiques, la spéculation à propos des futurs possibles, autant de biais qui font du design un catalyseur du changement.

Selon nous, l’un des usages les plus intéressants du design conceptuel est qu’il se présente comme un genre de critique. Sans doute à cause de notre propre expérience dans le champ du design, nous pressentons que l’espace privilégié qu’occupe le design conceptuel fait qu’il devrait pouvoir servir à quelque chose. Qu’il se contente d’exister ou qu’il ne puisse servir qu’à expérimenter ou divertir est insuffisant. Il faut aussi qu’il soit utile, qu’il ait une sorte d’utilité sociale, notamment pour critiquer, questionner et contester la manière dont les technologies entrent dans nos vies et les limites qu’elles imposent à travers une définition étroite de ce que signifie être humain. Ce qu’Andrew Feenberg montre bien lorsqu’il écrit que « la première question à adresser aux sociétés modernes consiste à savoir quelle conception de la vie humaine impliquent les dispositifs techniques dominants. »

Design critique

Nous avons proposé le terme de design critique dans le milieu des années quatre-vingt-dix, alors que nous étions chercheurs au Computer Related Design Research Studio du Royal College of Art. Ce terme est né de notre souci face à l’absence totale de sens critique concernant les progrès technologiques et face au postulat selon lequel la technologie est toujours bonne et capable de résoudre n’importe quel problème. La définition que nous avons produite affirmait que « le design critique se sert des propositions de design spéculatives pour mettre en question les postulats étroits, les préjugés et autres idées reçues concernant le rôle que jouent les produits dans notre vie quotidienne »2.

À ce moment-là, il s’agissait plutôt d’une attitude, d’une posture plutôt que d’une méthodologie, qui s’opposait au design positif, celui qui œuvre dans le sens du status quo.

Le terme est resté enfoui pendant plusieurs années ; ce n’est que très récemment qu’il a refait surface, comme élément d’un discours de plus en plus prégnant dans la recherche en design3, ou dans des expositions4, et même dans des articles parus dans la presse généraliste5, ce qui est plutôt bienvenu. Mais le danger est qu’il devienne un label de design plutôt qu’une activité, un style plutôt qu’une manière d’aborder le design.

Parmi ceux qui utilisent le design comme une forme de critique, nombreux sont ceux qui ignorent le terme de design critique et qui définissent leur pratique selon leurs propres termes. Pour nous, dire design critique était simplement une manière commode de rendre notre activité plus visible et de l’ouvrir au débat et à la discussion. Et bien qu’il soit très stimulant de voir l’expression reprise par de nombreuses personnes, qui la font évoluer dans de multiples directions6, au fil des années, sa signification et son potentiel ont changé pour nous aussi ; le moment nous semble donc bien choisi pour réaffirmer ce que nous entendons par là aujourd’hui.

Critique, Pensée critique, Théorie critique

Toute critique n’est pas forcément négative ; elle peut être aussi un refus poli, une façon de se détourner de ce qui existe, une aspiration, une ambition, un désir, même un rêve. Les projets critiques sont des témoignages de ce qui pourrait être ; en même temps, ils offrent des alternatives qui mettent en évidence les faiblesses au sein de ce qui se donne pour la normalité.

Quand les gens rencontrent le terme design critique pour la première fois, ils supposent souvent qu’il a quelque chose à voir avec la théorie critique et l’école de Francfort, ou avec la simple critique. Or il n’en est rien. Ce qui nous intéresse, c’est la pensée critique, c’est-à-dire l’attitude qui consiste à ne pas prendre les choses pour acquises, en sceptique, à toujours questionner ce qui est donné. Tout bon design est critique. Les designers commencent toujours par identifier les lacunes dans ce qu’ils redessinent, pour offrir une meilleure version. Le design critique applique ce principe à des questions plus complexes et plus importantes. Le design critique n’est que de la pensée critique matérialisée. Il s’agit de penser à travers le design plutôt qu’à travers les mots ; il s’agit d’utiliser la langue et la structure du design pour impliquer les gens. C’est une expression ou manifestation de notre fascination sceptique à l’égard de la technologie, une façon de défaire les différents espoirs, les peurs, les promesses, désillusions et cauchemars à propos des développements et des changements technologiques, notamment la manière dont les découvertes scientifiques se déplacent du laboratoire à la vie quotidienne, via le marché. Le sujet peut varier. Au niveau le plus basique, il s’agit de mettre en question les hypothèses sous-jacentes au design lui-même ; au niveau suivant, le design critique s’adresse à la technologie industrielle et aux limites que lui impose le marché ; et au-delà, il relève de la théorie générale de la société, de la politique et des idéologies.

Certaines personnes comprennent le design critique très littéralement, comme un design négatif, qui dirait non à tout, qui ne viserait qu’à relever les lacunes et les limites. Si elle peut être appréciée par certains, cette perspective nous paraît dénuée d’intérêt. On confond aussi souvent design critique et commentaire. Tout bon design critique propose une alternative aux choses telles qu’elles sont. ll est l’écart entre la réalité telle que nous la connaissons et l’idée différente de la réalité à laquelle renvoie toute proposition de design critique, créant en même temps l’espace où elle est discutée. L’effet dépend de l’opposition dialectique entre fiction et réalité. Le design critique utilise le commentaire, mais celui-ci ne représente qu’une couche du design critique parmi beaucoup d’autres. Loin d’être seulement négatif, le design critique est positif et idéaliste ; car nous croyons que le changement est possible et que les choses pourraient être mieux qu’elles ne le sont ; il s’agit d’un cheminement intellectuel qui met au défi les valeurs, les idées et les croyances. Seule la manière diffère. Dans Do You Want to Replace the Existing Normal ?, un projet que nous avons mené avec le designer Michael Anastassiades en 2007–2008, nous avons conçu une collection de produits électroniques qui visaient à incarner les valeurs en contradiction avec ce que nous sommes supposés attendre des produits d’aujourd’hui. Une horloge statistique recherche des fils d’informations concernant les décès par accident de la route et les organise dans une base de données, selon le mode de transport impliqué. Le possesseur sélectionne par exemple le canal sur voiture, train, avion, etc., et lorsque l’appareil détecte un événement, il communique les données chiffrées en séquence : un, deux, trois… Nous avons imaginé un monde où l’on désirerait des produits qui rencontrent les besoins existentiels, nous rappelant la fragilité de la vie. Quoiqu’il fût pleinement fonctionnel et très simple sur le plan technologique, nous savions bien qu’aucun marché ne correspondait à un tel produit, car en réalité, les gens ne souhaitent pas que ce genre de choses leur soit rappelé. En fait, l’intérêt résidait dans la confrontation avec des besoins alternatifs et dans l’évocation d’un monde parallèle où pourraient exister des produits philosophiques ordinaires. Ces objets sont dessinés par anticipation de ce « temps » et posent la question des conditions d’émergence de tels besoins.

Réalité à vendre

Mais il n’est pas seulement question de design, quoiqu’on surestime souvent le réel pouvoir du design. Parfois, notre action a plus d’effet lorsque nous agissons en tant que citoyens que lorsque nous agissons en tant que designers. Les manifestations et les boycotts sont parfois des moyens plus efficaces pour protester7. Récemment, nous nous sommes intéressés à l’idée de l’achat responsable. Car c’est en achetant les choses qu’elles deviennent réelles, quittant l’espace virtuel de la recherche et du développement, pour gagner celui de nos vies, à cause notamment de la publicité. Nous obtenons la réalité, nous payons pour elle. Elle est dans les magasins, où elle attend de se manifester, d’être consommée. En exerçant davantage son pouvoir de discrimination, le consommateur critique pourrait éviter que certaines réalités matérielles voient le jour – et en encouragerait d’autres à prendre forme. Les fabricants ne savent jamais avec certitude quelle réalité nous allons accepter ou rejeter ; ils ne font que proposer une réalité et font de leur mieux pour nous convaincre de l’adopter, à grand renfort de publicité.

Dunne & Raby, UMK Biocar

Autrefois, les travailleurs pouvaient exercer leur pouvoir en refusant de travailler, ce qui se traduisait par des grèves ; de nos jours, c’est de moins en moins le cas. Dans l’économie d’aujourd’hui, c’est en tant que consommateurs que nous avons le pouvoir. Pour le système capitaliste, la plus grande menace serait que les citoyens se mettent à refuser de consommer8. Comme Erik Olin Wright le souligne, « si, dans une société capitaliste, un grand nombre de personnes se mettaient à résister aux options façonnées par la culture consumériste et optaient pour la ‹ simplicité volontaire › – qui induirait une consommation moindre et beaucoup plus de temps libre –, il s’ensuivrait une crise économique sévère, car si la demande sur le marché devait diminuer de manière significative, les bénéfices de nombreuses entreprises capitalistes s’effondreraient ipso facto. »9

La crise économique que nous traversons actuellement illustre bien ce point. « Le rôle de l’État dans la promotion de la consommation inhérente aux économies capitalistes est particulièrement élevé en temps de crise économique. En période de ralentissement, les gouvernements tentent de ‹ stimuler › l’économie en encourageant de diverses manières les gens à consommer davantage, ce qui se traduit par des réductions d’impôts, par la baisse des taux d’intérêt qui facilite les emprunts, ou encore par des primes à la consommation. »10

Dans une société de consommation comme la nôtre, c’est par l’achat de biens de consommation que la réalité prend forme. C’est au moment où l’argent est échangé que les futurs possibles deviennent réels. Sans cet acte-là, la réalité serait reléguée au rang de la virtualité. Dans une société basée sur la consommation, le moment où nous dépensons notre argent est un moment où un peu de la réalité est créée. Non seulement la réalité physique ou culturelle, mais aussi psychologique, éthique et comportementale. C’est là l’un des objectifs essentiels du design critique : faire que nous devenions des consommateurs plus exigeants, des consommateurs critiques, bref, encourager les gens à exiger davantage de l’industrie et de la société. Ce n’est pas que le designer soit situé sur un plan moral plus élevé – comme tout le monde, il est immergé dans un système – ; mais le design peut aider à élever notre niveau de conscience concernant les conséquences de nos actions, en tant que citoyens-consommateurs.

Dark design : de l’usage positif de la négativité

L’un des rôles du design critique consiste à remettre en question la portée limitée des expériences sensibles et psychologiques qu’offrent les produits de design. Le design est supposé être cantonné à faire de belles choses ; tout se passe comme si tous les designers avaient tacitement prêté une sorte de serment d’Hippocrate, de ne jamais faire quoi que ce soit de laid ni d’avoir jamais aucune pensée négative. Ceci restreint et empêche les designers de s’engager pleinement dans un design qui assume la complexité de la nature humaine, laquelle – reconnaissons-le – n’est pas toujours belle.

Si le design critique peut parfois être sombre ou traiter de sujets obscurs, ce n’est jamais par plaisir. Alors que presque tous les autres domaines de la culture acceptent que les gens soient compliqués, contradictoires, même névrotiques, les passions complexes et obscures sont généralement ignorées dans le design. On considère les usagers et les consommateurs comme obéissants et prévisibles. Comme antidote à la naïveté de la techno-utopie, l’obscurité peut contribuer à pousser les gens à agir. Dans le design, l’obscurité suscite un certain frisson qui stimule et lance de nouveaux défis. Plus que de s’en tenir à une approche absolument négative, il s’agit ici de mobiliser un usage positif de la négativité, pour par exemple attirer l’attention sur une possibilité effrayante, qui prend la forme d’un récit édifiant. Ce qui est très bien illustré par l’exemple des Belief Systems de Bernd Hopfengaertner (2009). Hopfengaertner demande ce qui se passerait si l’un des nombreux rêves de l’industrie technologique devenait réalité, si toutes les recherches menées par les nombreuses sociétés pour faire de l’homme une machine lisible en toute transparence finissaient par converger et par quitter les laboratoires pour gagner nos vies quotidiennes : algorithmes combinés aux systèmes de caméras qui peuvent lire les émotions sur les visages, ou dans la démarche et dans le comportement ; neurotechnologies qui ne peuvent pas encore lire précisément dans les esprits mais capables néanmoins de deviner ce qu’ils pensent ; logiciels de profilage qui traquent et retracent chacun de nos achats sur le web, etc. Hopfengaertner a développé six scénarios qui explorent les différents aspects de ce monde plutôt sombre. Dans l’un d’entre eux, on voit une Iranienne qui veut acheter une théière. Elle s’approche de la machine et des centaines d’images de théières défilent sur l’écran situé devant elle ; le flux s’arrête soudain sur l’une des images, celle que la machine a choisie en fonction des micro-expressions qu’affiche le visage de la jeune femme. Dans un autre scénario, une personne tente d’identifier les groupes de muscles de son visage pour apprendre à les contrôler et pour éviter de trahir ses sentiments. Ou comment on cherche à devenir inhumain pour protéger son humanité. Pour certains, c’est le rêve de la conception centrée-utilisateur qui se réalise, mais pour de nombreux autres, le projet d’Hopfengaertner est un récit d’alerte qui met en garde contre l’avènement possible d’un temps où les diverses technologies auront fini par converger pour faciliter nos interactions avec la machine.

L’humour est un élément très important de ce genre de design, bien qu’il soit souvent mal utilisé. On vise la satire mais on n’atteint que la parodie ou le pastiche, qui réduisent d’autant l’efficience du design. Par l’emprunt de formats existants, ils signalent trop clairement l’ironie et déchargent le spectateur de l’une des tâches qui devraient lui revenir. Car ce que devrait éprouver le spectateur, c’est une ambiguïté : « est-ce sérieux ou pas ? ». Un design critique n’est réussi qu’à la condition de laisser au spectateur lui-même le soin de se faire sa propre idée. Il serait très facile de prêcher la bonne parole. Au contraire, un usage éclairé de la satire et de l’ironie devraient engager leurs destinataires dans une voie plus constructive, qui implique l’imagination autant que l’intellect. Certes, le détachement et l’humour noir fonctionnent11, mais une certaine dose d’absurdité peut aussi être utile. Elle contribue à résister aux lieux communs et à la logique instrumentale qui conduisent à accepter les choses passivement ; elle dérange et fait appel à l’imagination.

C’est ce que les humoristes politiques font très bien. Dans le genre, les Yes Men (Jacques Servin et Igor Vamos) sont sans doute les artistes les plus réputés, qui recourent à la satire, aux techniques de choc, à la caricature, au canular, à la falsification, ou à l’usurpation d’identité, en prenant pour cible des organisations ou des personnalités dans le but de sensibiliser à l’asservissement des gens modestes par les multinationales et les gouvernements. À cette fin, ils se font passer pour les représentants de grandes firmes en usant de tactiques propres aux organisations, le plus souvent par le truchement de scénarios fictionnels, pour proclamer leurs revendications, qui sont largement reprises dans les grands médias. Cependant, bien que saisissante et très divertissante, leur méthode relève davantage du sensationnalisme, de l’activisme médiatique ou de la performance théâtrale. L’édition spéciale du New York Times qu’ils ont produite le 4 juillet 2009 est un peu différente, car plus subtile et très bien réalisée ; à travers des titres comme « La guerre d’Irak est finie » ou « Le pays se donne pour but d’édifier une économie saine », ils montrent ce à quoi pourrait ressembler un autre monde, ou un monde meilleur. Environ quatre-vingt mille exemplaires de cette édition ont été tirés et distribués dans plusieurs villes américaines.

Dans le design critique, malheureusement, l’ironie finit trop souvent par passer pour du cynisme, notamment à cause du fait que ce que les gens attendent du design est qu’il leur fournisse des solutions, de la fonctionnalité et du réalisme. En tant que spectateurs, lorsque nous sommes en présence de productions relevant du design critique, il nous faut accepter que les apparences puissent être trompeuses, comme ce peut être le cas des autres productions culturelles ; elles requièrent un effort de la part du spectateur. C’est ce que nous avons exploré avec le champignon atomique doudou, élément d’une collection de produits conçus en collaboration avec Michael Anastassiades en 2004–2005 et que nous avons appelée Designs for Fragile Personalities in Anxious Times. Chaque champignon atomique était basé sur un essai nucléaire et était disponible en petite, moyenne et grande tailles. Nous nous sommes inspirés des traitements contre les phobies, où les patients sont confrontés à ce dont ils ont peur, par doses croissantes. Dans le cas de nos champignons, quelqu’un qui aurait peur de la destruction nucléaire pourrait commencer avec Priscillia (37 Kilotonnes, Nevada, 1957), le plus petit champignon atomique de la série. Les objets ont été créés de la manière la plus stricte, avec un grand soin apporté à la qualité des matériaux, aux détails ou à la structure de l’objet – soin qu’on est en droit d’attendre de tout bon objet de design. C’est le comportement de l’objet qui oblige à se demander si la chose est sérieuse ou non ; car il s’effondre sur lui-même et revêt un air légèrement pathétique qui, lorsque vous considérez ce que l’objet représente, commence à faire naître en vous des émotions contradictoires.

Le dark design n’est donc pas pessimiste ni misanthrope ; simplement, il est un contrepoint à une forme de design qui, par le déni qu’elle propose, fait plus de mal que de bien. Le dark design est mu par l’idéalisme et l’optimisme, par la croyance selon laquelle il est possible d’envisager une autre voie que celle du chaos, et que le design peut y jouer un rôle. Le négatif, les récits d’alerte et la satire peuvent arracher le spectateur à la croyance satisfaite et confortable selon laquelle tout va bien. Ils visent à susciter la perspective du changement et l’idée que des espaces ouverts et des possibilités impensées existent.

Critiquer la critique

En l’absence de cadre intellectuel, il est difficile de faire progresser la pratique du design critique ; beaucoup de projets voient le jour mais nombreux sont ceux qui se contentent de répéter ce qui s’est déjà fait auparavant. C’est pourquoi des critères s’imposent, qui permettront à cette forme de design de se développer dans la réflexion et la critique ou, tout du moins, saisir comment ce champ de pratiques peut s’affiner. Le succès du design conventionnel peut se mesurer au volume des ventes ou à l’élégance avec laquelle on résout les conflits qui opposent l’esthétique, la production et l’utilisation. Mais comment mesurer la réussite du design critique ?

Le design comme critique peut faire beaucoup de choses : poser des questions, encourager la pensée, formuler des hypothèses, provoquer une action, susciter le débat, attirer l’attention, offrir de nouvelles perspectives, ou encore inspirer. Il peut même constituer une sorte de divertissement intellectuel. Mais comment reconnaître un design critique excellent ? À sa subtilité ? À l’originalité du sujet traité ? À la manière de traiter la question ? Ou à quelque chose de plus fonctionnel, comme son impact ou son pouvoir de faire réfléchir les gens ? Devrait-il même être évalué et mesuré ? Car après tout, ce n’est pas de science qu’il s’agit ici.

Le design critique pourrait emprunter massivement aux méthodes de l’art. Cependant, si nous attendons de l’art qu’il soit choquant et extrême, le design critique doit quant à lui être proche de la vie quotidienne ; c’est là que réside son pouvoir perturbateur. Un design critique doit être exigeant, audacieux, et s’il veut attirer l’attention, il doit le faire à propos de sujets qui ne sont pas déjà rebattus. Les idées trop prudentes ne s’attarderont pas dans l’esprit des gens et ne contesteront en rien les vues dominantes. S’il est trop bizarre, le design critique sera rejeté comme art ; et s’il est trop normal, il sera assimilé sans effort. S’il est étiqueté comme art, il devient plus facile à traiter, mais s’il reste design, il est plus inquiétant ; il suggère que la vie de tous les jours, celle que nous connaissons, pourrait être différente, que les choses pourraient changer.

Pour nous, l’un des traits principaux du design critique est qu’il se situe en même temps dans ce monde, ici et maintenant, tout en appartenant à un autre monde, qui n’existe pas encore. Il propose une alternative qui, en raison de son manque de compatibilité avec notre monde, produit une critique en demandant, « pourquoi pas ? ». S’il siège trop confortablement dans l’un ou dans l’autre, le design critique échoue. C’est pourquoi, selon nous, les designs critiques doivent revêtir une existence physique. Leur présence physique les localise dans notre monde, alors que leur sens, les valeurs qu’ils incarnent, les croyances, les rêves, les espoirs et les craintes qu’ils suscitent appartiennent à d’autres mondes. Et c’est là justement que la critique du design critique devrait porter : sur la manière de travailler la coexistence entre l’ici et maintenant et ce qui n’est pas encore, sur ce que Martin Amis avait appelé « un plaisir compliqué ».

Dunne & Raby et Michael Anastassiades, The Statistical Clock, 2007–2008. Photographie courtesy Francis Ware.

Des boussoles, pas des cartes

Le recours au design comme forme de critique est seulement un usage du design parmi d’autres possibles, comme le sont la communication ou la résolution de problèmes techniques. Nous croyons que le design devrait toujours interroger les valeurs dominantes et les présupposés qui lui sont sous-jacents, et que cette activité peut figurer à côté de la conception classique du design, plutôt qu’elle ne devrait la supplanter. Tout le défi consiste à laisser évoluer les techniques adaptées à leur temps, tout en identifiant les sujets qui ont besoin d’être mis en évidence, discutés ou contestés.12

Dans Envisioning Real Utopias, Erik Olin Wright définit la science de l’émancipation sociale « comme la théorie d’un voyage entre le présent et un avenir possible : les diagnostics et les critiques de la société nous disent pourquoi nous voulons quitter le monde dans lequel nous vivons ; la théorie des alternatives nous indique où nous voulons aller ; et la théorie de la transformation nous dit comment aller d’ici à là, comment rendre viables les alternatives réalisables. »13

Pour nous, la réalisation de ce voyage est hautement improbable si elle s’énonce sous la forme d’un plan. Nous croyons plutôt que pour faire advenir le changement, il est nécessaire de déverrouiller l’imagination des gens et de l’appliquer à tous les domaines de la vie, à une échelle microscopique. En produisant des alternatives, le design critique peut aider les gens à construire non pas des cartes pour naviguer dans ces nouveaux ensembles de valeurs, mais plutôt des boussoles.

Par exemple, on dépense beaucoup d’énergie dans le développement des moyens de prolonger la vie sans que les implications sociales et économiques soient prises en considération. Dans When We Live to 150 (2012) Jaemin Paik pose la question suivante : « Comment évoluerait la famille si nous vivions tous jusqu’à cent-cinquante ans ou au-delà ? ». Avec jusqu’à six générations vivant ensemble et la possibilité d’énormes écarts d’âge entre frères et sœurs, le modèle traditionnel de la famille se trouverait changé de façon spectaculaire, au point même peut-être de devenir économiquement insupportable en raison de la charge qu’impliquerait le grand nombre des membres de la famille. Le projet de Jaemin Paik explore la vie et les structures de familles futures, à une ère où la durée de vie serait prolongée, en retraçant l’histoire de Moyra (75 ans), de sa famille et de son tentaculaire contrat familial. Un peu sur le principe de la colocation, il serait possible d’avoir une co-famille, les gens se déplaçant d’une famille à l’autre, endossant différents rôles au cours de leur longue existence, selon les besoins qu’impose chaque âge de la vie. On y voit Moyra décider de renouveler son contrat de mariage après trente ans de vie commune avec Ted, pour pouvoir bénéficier des aides sociales de l’État et de meilleurs avantages fiscaux. À l’âge de 82 ans, le second contrat de mariage trentennal de Moyra arrive à son terme. Elle décide de quitter Ted pour intégrer une famille bi-générationnelle, où elle rejoint un nouveau mari et l’un de ses enfants âgé de cinquante-deux ans. Présenté sous la forme d’un mockumentaire14 et de vignettes photographiques, le projet ne présente aucune solution en terme de design, ni aucune carte ; il sert plutôt d’outil pour réfléchir à nos propres croyances, à nos valeurs et à nos priorités lorsqu’il s’agit de peser le pour et le contre quant au prolongement extrême du temps de vie.

En agissant sur l’imagination des gens plutôt que sur le monde matériel, le design critique cherche à stimuler la manière dont les gens pensent leur propre vie. Par là, il contribue à maintenir en activité d’autres possibilités, en fournissant un contrepoint au monde dans lequel nous évoluons et en nous encourageant à voir que nos vies pourraient être différentes.


  1. Andrew Feenberg, Transforming Technology, A Critical Theory Revisited, Oxford, Oxford University Press, 2002 [1991], p. 19. 

  2. Anthony Dunne, Hertzian Tales – Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, MIT Press, 2008. 

  3. Voir par exemple Ramia Mazé et John Redström, « Difficult Forms : Critical Practices of Design and Research », Research Design Journal 1, nº 1 (2009), p. 28–39. 

  4. Voir par exemple l’introduction à l’exposition Talk to Me en 2011, au MoMA. Consultable à : moma.org

  5. Voir par exemple Edwin Heathcote, « Critical Points », Financial Times (1er avril 2010). Voir à : ft.com

  6. Plus intéressant pour nous, il s’est mêlé à d’autres termes connexes : design conflictuel, design discursif, design conceptuel, design spéculatif, design fiction, autant de termes qui définissent un rôle plus large pour le design, culturel, social, politique, au lieu de le cantonner à sa seule acception mercantile. 

  7. Un bon exemple pour illustrer ce point est celui des manifestations et boycotts organisés au Royaume-Uni. 

  8. NdÉ : lire à ce propos Günther Anders, « L’Obsolescence des produits », Azimuts 43 – La fin, 2016, p. 23. 

  9. Erik Olin Wright, Envisionning Real Utopias, London, Verso, 2010, p. 67–68. 

  10. Ibid., p. 68. 

  11. Pour un discussion détaillée de la comédie observationnelle et du design spéculatif, voir James Auger, « Why Robot ? Speculative Design, Domestication of Technology and the Considered Future », PhD diss., London, RCA, 2012, p. 164–168.  

  12. NdÉ : Cf. Martin Amis, Einstein’s Monsters (1983), Vintage Ed., 2003, p. 6, traduction française : Les Monstres d’Einstein, Bourgois, 1997. 

  13. Erik Olin Wright, Envisionning Real Utopias, p. 25–26. 

  14. Le mockumentaire est un faux documentaire, c’est un leurre qui tout en ayant l’apparence d’un documentaire se révèle être en fait une fiction qui peut emprunter aux genres comédie, drame, reportage, émission de télévision, etc. Les historiens français du cinéma préfèrent parfois l’expression « documentaire fictif ». Gilles Marsolais, Filmer le réel. Ressources sur le cinéma documentaire, Paris, BiFi, 2001, p. 52. 

Sommaire nº 44
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