Les joies irritantes des caresses infécondes. Ambition du design et éloge du fourbi

Michael Craig-Martin, Inhale [Yellow], 2002, Acrylique sur toile 243,8 × 182,8 cm

Gentrification m’a tuer. Crevez graphistes !

Apparu pendant l’été 2014 sur la façade du pavillon des canaux, dans le XIXe arrondissement de Paris (nouvellement réhabilité en café-restaurant et dûment ornementé), ce tag conduit presque immédiatement le designer à être perçu comme celui qui, avant toute déclaration contraire et convaincante, accompagne le processus d’embourgeoisement des quartiers est de Paris – comme à Londres, Brooklyn et ailleurs dans les pays les plus prospères de l’hémisphère nord. Le designer est la nuée qui annonce l’orage.

À la mesure de l’ambition du design, un autre traître. En est-il autrement ?

À entendre la proposition ambition du design, il semble qu’il faille délibérément ajouter une particule brillante à l’aristocrate déchu, redorer la médaille de l’ancien héros devenu indigent – l’uniforme est mité, depuis trop longtemps accroché dans la penderie, les épaules sont devenues molles sur ce corps qui n’a plus l’ampleur nécessaire à sa juste habitation. Un goût de self fullfilling prophecy – en l’écrivant, je lui restitue cette qualité, envisagée comme supérieure, enfin digne. Puisqu’il semble qu’il ne faille pas même chercher : quand l’article placé devant « ambition » en donne déjà l’indication, presque impérieuse – cette ambition peut-elle être autre que celle de changer le monde, de prendre part à son nécessaire bouleversement, de répondre à certaines de ses offenses caractérisées à la décence, au moins ? Et de ne jamais substituer cette perspective à la seule participation aux joies multiples de la foire.

C’est avec cette ambition que beaucoup d’entre nous sont nés au design, ont trouvé, eux aussi, l’ambition juste de s’y associer. Y invite un panthéon durable de figures insubmersibles, qui court de William Morris à Walter Gropius, Gerrit Rietveld et Jean Prouvé, incluant dans le même panneau polychrome d’une Sixtine ouverte à tous les vents, les Eames et Enzo Mari, Mart Stam et Franco Raggi. Sans que les discours inspirés et souvent révolutionnaires n’aient été décidément évacués, l’ambition s’est muée en prétention creuse. Elle est devenue vanité ou simple angélisme, bonne conscience à bon compte, sensibilité exsangue ou impuissance patente, en équilibres variables – comme s’il n’y avait plus beaucoup de choix, à l’aune de cette ambition, qu’entre l’inefficacité (éventuellement non désirée) et la malhonnêteté intellectuelle (rapidement évacuée dans les nuances sans fin du cynisme ambiant). Il ne resterait qu’à hésiter entre la ligne bleue du style et celle que résument les mouvements du compte bancaire sur son relevé périodique, ce dernier jouant un rôle situé entre le bulletin de santé et la preuve tangible de l’adéquation, sinon de la légitimité même, de son activité.

On ne cherchera pas très loin le designer associant sa fortune au caractère démocratique de ses productions (« je suis démocratique parce que je vends beaucoup »). La collusion étrange entre la logique marchande (le grand nombre des ventes – le profit de l’émetteur) et l’angle potentiellement généreux de la production sérielle, pour peu qu’elle soit décente (le grand nombre des acquéreurs – le profit du destinataire) composent le paysage. Il est le plus souvent navrant, si l’on tient encore à le considérer du point de vue d’une possible ambition assortissant (pourquoi pas ?) la générosité aux intentions : la poudre que contient le design sert aux feux d’artifices beaucoup plus souvent qu’aux explosifs. Ils sont de natures infiniment variées, et de ce point de vue, nous continuerions à nous accrocher comme à la seule balise véritablement enthousiasmante, à la proposition d’Ettore Sottsass (qui n’est évidemment pas une définition)1:

« Pour moi, le design est une façon de discuter de la vie, de la société, de la politique, de l’érotisme, de la nourriture et même du design. Au fond, c’est une façon de construire une sorte d’utopie figurative ou métaphorique de la vie. En tout cas, je ne pense pas que le design doive se contenter de donner forme à un produit plus ou moins imbécile pour le compte d’une industrie plus ou moins sophistiquée2. »

M’intéresse de manière presque exclusive dans le design ce qui déborde, ce qui dépasse le vocabulaire formel et les injonctions fonctionnelles – qui suffiraient à peine à composer un environnement de morgue décente, car c’est là qu’est l’homme dans toute sa complexité, au-delà de ses besoins, dans ses équivoques et ses ambiguïtés.

Ce n’est pas tout à fait le propos de la présente digression : elle répondra plutôt à une autre formulation, plus éloignée encore du design proprio sensu que celle de Sottsass : « L’une des caractéristiques de l’amour, comme de tous les états d’exaltation, est probablement un certain délire d’interprétation »3. Parce que ce design-là est lié à l’amour, une intense préoccupation du prochain, au sens où il se soucierait, notamment de l’humain confronté à un monde devenu seulement hostile. Et ce qui va se défaire ici, ce qui va ouvrir aux délires d’interprétation, au travers de quelques exemples (vaguement paroxystiques), c’est le design envisagé dans la perspective – peut-être grave – d’une mission qui serait une réponse adéquate (même de façon partielle) à ces situations effroyables dont nous sommes quotidiennement témoins, très proches ou très lointaines, à peu près également banales dans leur horreur et leur répétition. Ici et maintenant, même depuis six mois, des centaines de réfugiés campent Place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement de Paris, et je n’y croise pas de designers. À la BNF, des graphistes exposent une centaine d’affiches engagées dans des causes sociales4 et je ne peux songer à aucun designer vivant et actif qui puisse, à aucun degré, se placer sur cette ligne d’implication. Je me rends sur le site de Colombes (la commune de banlieue) où l’Atelier d’Architecture Autogérée5, familier de ce type d’opérations, a organisé une structure d’agriculture urbaine ambitieuse (le projet R-Urban), par ailleurs menacée par la Mairie qui projette un parking en lieu et place. Au détour d’entretiens, on se cogne aux maladies bénignes et pourtant fatales de ce type d’initiatives : ignorance des spécificités du contexte local, absence de relations aux associations implantées, privilège accordé à la communication internationale fondée sur la nature du projet et la qualité d’image qu’il produit, au profit des initiateurs plus qu’à celui des participants.

Si le ridicule qu’il y a désormais à inscrire l’assemblage des mots design et ambition, envisagé sous cet angle grave, n’anéantit pas immédiatement ses locuteurs (quelle que soit la nuance qu’ils y mettent par ailleurs), c’est peut-être qu’il n’y a pas grand monde sur le terrain pour veiller à ce que de pareilles outrances ne soient prononcées impunément, à commencer par la responsabilité première de leurs auteurs, designers ou critiques, media ou écoles. L’étroitesse du terrain théorique en France est une donnée encore stable, en dépit de la présence de quelques exceptionnelles traces de pensée portées par des personnes authentiquement capables (au nombre desquelles je ne me compte pas). L’assemblage n’en finit pas de trouver des chambres d’écho dans la mesure où il ne cesse d’entretenir le nuage qui environne la discipline (ou serait-ce une aura ?). Une brume qu’on appellera de différents noms (comme « la théorie ») et qui colmate constamment la figure du designer, comme une rustine sur un vieux dinghy percé. Ne pas chercher loin. Pas tant par paresse que par souci de cohérence avec l’objet de la quête : une attention au contexte (temps, lieu, personnes, objets). Le design a partie liée avec l’immédiateté et la quotidienneté, l’usage et le service, l’ombre du standard et du nombre à portée politique : il tient en lui cette humilité essentielle de l’accès aisé et de l’omniprésence banale, puisqu’il n’est pas d’objet manufacturé qui n’ait, à un degré ou l’autre et nécessairement, traversé l’aire de réflexion d’un designer, qu’il se sache tel ou non (in fine, cela change-t-il que le résultat relève du design ?). Et que nous ne cesserons de nous attacher à cette évocation, toujours inoubliable et qui toujours nous dépasse, celle du grand projet, de cette vision, sinon assortie d’utopie au sens construit et idéologisé, celle d’un monde meilleur. Et tant pis si la porte d’entrée est devenue porte de sortie ou escalier de secours, si la brèche n’est plus qu’une fuite : il y a de belles hémorragies. Il importe d’abord de bien connaître les issues empruntées, puisque cette ambition du design est d’abord devenue une bonne histoire, au sens où Jorge Luis Borges la définit : « Une bonne histoire doit toujours déployer deux intrigues, une fausse, qu’on énonce vaguement au départ, pour égarer le lecteur, et une vraie, qui doit rester secrète jusqu’à la fin6. » Un spectre hante Designland. Le spectre de son ambition : un fantôme ancien, contemporain des conditions mêmes de sa naissance, corollaire du développement de la production industrielle d’objets destinés à un public grandissant et de nations folles de compétition commerciale. À peu près au même moment, à peu de choses près, un spécialiste des spectres (dont on sait à quel point ils tenaient une place importante dans un XIXe siècle épris de positivisme7) constatait : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages8 »). Le design au XXe siècle, celui des héritiers, aurait-il restauré l’auréole, en lui conférant une densité et une ampleur plus grandes ? Ce design-là, c’est celui du designer salarié et en même temps du halo lui-même. La mode l’a bien compris, qui ne cesse de réveiller les défunts – avec un succès variable. Ce qui peut passer pour un manque d’imagination ou un affreux calcul marchand – pourquoi diable ne pas laisser reposer paisiblement Madeleine Vionnet ou Cristobal Balenciaga ? – relève peut-être plus de l’œuvre d’une pensée magique que du seul talc dissipé sur le masque mortuaire. Ce qui permet aussi de passer du nombre au chiffre, au sens d’un code de traduction livré à ses destinataires. Le design n’est jamais tout à fait étranger à ces phénomènes que nous considérons peut-être trop rapidement comme grotesques. La caricature est désormais aussi son affaire, tandis que, sur le terrain de l’ambition dont il tire un profit constant, il faudrait mettre en œuvre un principe de droit élémentaire : Ubi Emolumentum, Ibi Onus: là où est l’avantage, là doit être la charge. Si le designer jouit de la grandeur éventuelle de sa tâche, qu’il en réponde (en fût-il le seul juge, puisque nous préfèrerons la responsabilité individuelle).

L’exposition Invention/Design a ouvert récemment au Musée des Arts et Métiers de Paris9. Elle est la tentative obstinée de se raccrocher à des exemples inspirant le respect presque immédiat, au caractère objectif et souvent valeureux ou semi-glorieux, anticipant les changements à venir (l’informatique), attentif à la cuisine (Seb) autant qu’aux océans. Une sorte d’idéal du design : démontrant ses ancrages contextuels, l’engagement, sa collaboration active à la mise en œuvre de solutions relevant d’une ingénierie éventuellement militante, la modestie des débuts, le rayonnement inextinguible de l’économie rigoureuse, le mépris du mondain. L’exposition est déployée sur un juste format, elle répond à une mise en scène précise, sobre et adéquatement séduisante, toujours assortie d’humains (entretiens filmés), mesurée dans ses déclarations sonores, pédagogique et éclairée, au croisement des mystères. Mais fatalement discrète sur les échecs répétés, ceux qui relèvent le plus clairement de cette ambition. Comment sortir du trou si l’on s’obstine à en nier la profondeur et l’obscurité ? (« il faut avoir une parfaite conscience des ses propres limites, surtout si on veut les élargir » soufflait Gramsci aux débutants10). Des quatre exemples présentés dans l’exposition, quels sont ceux qui pourraient occuper la place éminente de ces repères célébrés d’un design généreux et attentif à l’état d’un monde qui dépasserait les frontières de la rue de Bretagne, petits-enfants libérés de Papanek et Illich ? Mine Kafon ? OLPC ? LeafBed ? Hippo Roller ? Carton mollasson, outre flaccide, pissenlit par la racine et pauvre ordi du pauvre : voilà une galaxie d’échecs plutôt remarquables, de brillantes étoiles mortes, à différents degrés de pulvérisation. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser une exposition particulière, d’autant que ces objets ont été (et seront, à n’en pas douter) montrés par d’autres, et que l’exposition contient par ailleurs beaucoup d’autres témoignages moins contestables, mais moins graves aussi (une cocotte-minute, un ordinateur, un vélo). Les quatre exemples retenus ici sont traités avec d’autant plus d’énergie qu’ils sont saillants – il doit y avoir une symétrie tendue de l’attention qu’ils reçoivent, des louanges et des critiques éventuelles (trop rares et surtout trop discrètes): leur position, la manière de les montrer et de les présenter, est emblématique du déni obstiné d’un design qui faillit largement à l’une de ses grandes missions possibles, relevant certainement d’une ambition aujourd’hui très urgente, malgré près d’un demi-siècle d’atermoiements.

Commençons par le plus célèbre d’entre eux, le plus ancien aussi. Je traduis et cite et largement l’article du Times of India11 qui lui fut consacré en 2013, parce qu’il est très retenu, quoique sans véritable espoir.

« L’Hippo Roller – une manière brillante de pousser de l’eau, au lieu de la porter, épargnant de la sorte le temps, les douleurs physiques, de la tâche qui consiste à aller quotidiennement chercher de l’eau. Le contenant embarque plus d’eau que les traditionnels baquets portés sur la tête ; il est fabriqué dans un plastique incroyablement résistant, facile à pousser même sur des terrains accidentés. Simple et révolutionnaire. […] Une tâche essentielle, conduite essentiellement par des femmes et des jeunes filles, qui bloque environ 200 millions d’heures quotidiennement. […] Une capacité de 90 litres. À peu près cinq fois ce qu’une femme pouvait transporter sur sa tête. […] Aujourd’hui, l’Hippo Roller peut être trouvé dans vingt-et-un pays africains. Selon ses initiateurs, 44 000 exemplaires ont été distribués, inscrivant leur rôle dans 300 000 existences. […] Dans la mesure où, selon les Nations Unies, 1 milliard de personnes dans le monde sont privées d’accès à l’eau courante, 10 000 Hippo Rollers devraient être distribués tous les mois pendant dix ans afin d’atteindre l’objectif prévu. La structure commerciale privée Hippo Roller Company n’en distribue maintenant que 4 à 5000 par an. […] À 129 $ l’exemplaire, ce n’est pas un produit bon marché. […] Transporter le produit, fabriqué en Afrique du Sud, à d’autres endroits du continent est une entreprise coûteuse, particulièrement pour les destinations intérieures. Quand les Hippo Rollers ont été expédiés dans un village du sud Soudan, le prix a doublé. […] En dépit de ces défis, l’Hippo Roller a déjà aidé des milliers de gens. Mais c’est une goutte d’eau en regard du besoin massif d’un accès facilité à l’eau. »

Évidemment, il ne s’agira pas de moquer ici la problématique désastreuse motivant cette invention, ni les maux auxquels elle adresse sa solution, mais plutôt de pointer un échec. Comment éviter de reproduire aujourd’hui ces erreurs, comment les dépasser ? L’article du Times of India s’achève sur une heureuse perspective : « Chaque Roller compte autant que chaque goutte d’eau ». Une variante aimable du « il ne faut pas désespérer Billancourt », comme expression ordinaire de cette lingua franca du design politique. A-t-il été un instant question du travail mené par Project H sur le Roller, de la nouvelle qualification de sa pratique consécutive à son échec (nouvel ancrage territorial, nouveau rapport à l’autre, nouveau contexte et nouveau terrain (Caroline du Nord, États-Unis – la misère immédiate) – selon nous nettement plus intéressantes et instructives ? Emily Pilloton (designer pour Project H) s’explique ailleurs12:

« Le projet de re-design de l’Hippo-Roller a été, à bien des égards, la plus grande des erreurs que nous ayons pu commettre en tant qu’organisation. C’était notre premier projet ; nous avons pris en charge le re-design de cet instrument de transport de l’eau produit et distribué en Afrique du Sud, assez simplement, parce que nous étions une jeune structure excitée par un pareil commencement. Nous n’avions pas encore vu de quoi il retournait sur le terrain ; nous étions attirés par la simplicité d’un objet qui présentait clairement la capacité d’améliorer l’existence. Rétrospectivement, le processus de re-design de l’Hippo Roller était mal avisé et déconnecté des réalités, du fait d’un manque de collaboration directe avec ses destinataires ultimes et d’un défaut d’engagement minimum pour garantir son succès. Et bien que le résultat du travail mené sur l’Hippo Roller fût efficace en lui-même, nous avons pris conscience que le processus général ne l’était pas. À la fin du projet, nous avons pris la résolution de ne plus répondre qu’à des projets ancrés localement, où le designer et son partenaire/client sont au même endroit, et chez eux. […] Ce n’est qu’à travers cet engagement local et un investissement partagé que le processus de design humanitaire peut trouver à se déployer. C’est ce lien personnel avec un lieu et ses habitants qui peut seul garantir que les qualités humaines du design puissent atteindre le sommet sur la liste des priorités, de sorte que les clients cessent d’être des bénéficiaires pour devenir des experts et des co-designers, avec nous. » Plus loin dans l’entretien, Emiliy Pilloton cite Ivan Illich : « Si vous avez un tant soit peu le sens des responsabilités, occupez-vous des émeutes de votre pays. Activez-vous pour les prochaines élections […], vous saurez ce que vous faites, pourquoi vous le faites, et comment il faut vous adresser à votre public. Et vous saurez si vous avez échoué. Si vous tenez vraiment à travailler auprès des pauvres, si telle est votre vocation, travaillez au moins auprès des pauvres qui sont susceptibles de vous envoyer au diable. Il est profondément injuste de vous imposer dans un village où vous êtes à ce point autistes que vous ne comprenez même pas ce que vous y faites, ni ce que les gens pensent de vous. Et vous vous faites beaucoup de tort à vous-mêmes en vous disant que vous allez accomplir une « bonne action », vous « sacrifier », « aider votre prochain »13.

Massoud Hassani, Mine Kafon, 2011. Exposition « Hypervital », Biennale Internationnale Design 2015, Saint-Étienne

Tout aussi édifiant est l’exemple du Mine Kafon, qui rayonne non loin de l’Hippo Roller. Il s’agit de l’un des repères incontestables de l’exposition des diplômes de la Design Academy Eindhoven (DAE) de l’année 2011 ; il frappe absolument toutes les sensibilités autant par le but qu’il poursuit (mettre fin aux désastres des mines antipersonnel) que par ses dimensions plastiques, son échelle, son économie générale et le pays d’origine de Massoud Hassani, son auteur (l’Afghanistan). Mine Kafon poursuit sa carrière au salon international de Milan. Il fait maintenant partie de la collection du Moma. C’est une bête de scène. Sur le site web de son atelier, son auteur précise : « Débuté comme objet d’art, le Mine Kafon, en tant que concept, a évolué en un outil important pour attirer l’attention globale sur un sujet négligé : les mines terrestres ». Passons sur le « concept ». Mine Kafon a commencé comme projet artistique et finit comme tel. Il sert désormais aussi de modèle à un luminaire suspendu. Mais à l’inverse de la lampe, il est très largement inexploitable : non qu’il soit mal conçu, ni que son prix soit absolument délirant – autour de 50 euros, peut-être encore moins si les platines de matériaux de synthèse recyclés sont remplacées par de la pâte à papier (par exemple). Il est seulement inadapté à la tâche qu’il est censé endosser tel qu’on le présente toujours. En l’occurrence, une série de tests divers montrent très évidemment que son efficacité marginale tend à diminuer14 quel que soit le nombre de dispositifs déployés, et que les terrains qu’il est supposé avoir nettoyés ne peuvent jamais l’être tout à fait. En ouvrant une perspective de paix là où perdre sa jambe ou la vie reste une éventualité, il en devient presque un leurre, la fausse bonne nouvelle pire que la mauvaise. Comme la santé émanerait d’un potager à Prypiat15. Thomas Widdershoven, qui dirige la DAE depuis deux ans, s’insurge devant les critiques indignes auxquelles doit faire face le Mine Kafon. « Est-ce qu’il prétend avoir nettoyé le terrain ? Non !16 ». Et d’évoquer les 700 milliards de dollars annuels du budget militaire américain, le complexe militaro-industriel, toutes ces forces offensives en action. C’est beau. Presque du Illich. « Mine Kafon est attaqué parce qu’il s’attaque lui-même aux pouvoirs existants. » Si l’insurrection passe par la DAE, avec de tels moyens rhétoriques et un déni aussi patent du champ d’ambiguïtés sur lequel roule Mine Kafon (pour sa plus grande réputation avec une efficacité proche des 99 % nécessaires aux champs de mines effectivement nettoyés), alors les malfaisants peuvent dormir tranquilles. Sur un site web australien spécialisé dans la lutte contre les mines, il est question des recherches nouvelles qu’engagerait l’auteur, après que les tests de l’armée néerlandaise ont conclu à l’invalidité du dispositif, à cause principalement de son caractère non systématique – critère dont on comprend l’importance17. Sur un autre forum australien, on rappelle les difficultés techniques en matière de déminage :

« Malheureusement, déminer n’est pas si simple. Des rouleaux de déminage et autres fléaux ont été essayés et testés depuis la Première Guerre mondiale sans qu’aucun n’ait pu être considéré comme tout à fait efficace dans les opérations de détection et nettoyage des mines. C’est partiellement dû au fait qu’ils ne fonctionnent que sur terrain plat et perdent rapidement leur efficacité dès qu’il est tourmenté ou qu’un grand nombre de mines sont disposées. En pratique, des solutions de cet ordre ne nettoient que 50 à 60 % du champ considéré, ce qui les rend inopérantes en matière de déminage en direction des civils, exigeant 99 % de réussite. C’est pourquoi il existe une tonne de recherches dans ce domaine, qui ont conduit à des véhicules de déminage plus efficaces et à l’exploitation de nouveaux procédés, comme celui des chiens ou des rats en matière de détection des explosifs contenus dans les mines. Ce qui est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de mines à coques plastiques qui échappent aux procédés classiques de détection. Balayant le large spectre de ces techniques, des organisations civiles de déminage […] sont maintenant capables d’un nettoyage suffisamment précis pour garantir la sécurité sur les aires concernées, quand bien même ce travail long et coûteux. Soutenir ce type de démarches par des dons aux ONG engagées dans ce domaine vaut mieux que de financer un énième rouleau inefficace18. » Suit l’exemple du Mine Kafon.

Quant à lui, le site web consacré à Mine Kafon n’a pas été actualisé depuis trois ans. Entre temps cependant, Mine Kafon a focalisé l’attention, obtenu des prix, intégré le musée et ne cesse d’être exposé de biennales en institutions. Nulle part il n’entre dans la catégorie, souvent bâtarde et surtout stérile, de l’objet-manifeste, où le range pourtant déjà son auteur à demi-mot. À voir ce que sont les autres productions de l’artiste, on comprend aussi qu’il ne veuille pas tout à fait s’en séparer. Mine Kafon s’inscrit, avec d’autres, dans une catégorie qui va de la croix Vitafor au rénovateur de l’abbé Gros, la Pierre du Nord et la vision de Sainte Bernadette : au mieux un placébo critique, un remède qui ouvre la possibilité d’être pire que le mal, pharmakon mal dosé. Sur le même terrain, Mine Kafon rappelle les quelques projets conduits par Mattias Megyeri, inscrits dans la mouvance du Design Against Crime (atelier de recherche londonien toujours en activité aujourd’hui, sans grandes révélations cependant depuis plus de dix ans): barrières d’acier dont les pointes sont remplacées par des pingouins acérés et des oreilles de lapin tranchantes ; fil de fer barbelé où les rasoirs sont désormais des papillons (non moins coupants) ; caméras de surveillance affublées de charmantes oreilles. Là encore, la démonstration fonctionne surtout a contrario et l’on en vient à regretter l’hostile qui se donne comme tel.

Enthousiasme encore avec le LeafBed, un lit de camp en carton, qui rappelle opportunément aussi cette poésie marxienne à propos de la nouvelle bourgeoisie industrielle et commerciale, pour prolonger notre inscription spectrale : « Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange19. » Laissons les bons sentiments de côté : il faut définir le business plan. Un pliage efficace de feuilles de cartons ondulés compose les surfaces solides du LeafBed, légères et résistantes, permettant de s’isoler du sol, d’éviter l’humidité et le froid, de monter des lits d’urgence dans des situations critiques, rapidement, facilement et à peu de frais. Modularité, résistance à des charges importantes (300 kg): tables et tabourets, écologiques et économiques. Ici encore, le site web est en hibernation depuis quatre ans. Le LeafBed n’existe pas vraiment en dehors de sa fulgurante carrière initiale, baladé de dignes récompenses (Humanitech) en foires d’art contemporain (Show Off Art Fair, FIAC). Et si l’on cherche ce qui est arrivé à cette idée apparemment désarmante de simplicité pratique, on tombe de haut en lisant la presse économique, notamment Les Échos 20, qui s’intéresse un peu au LeafBed, mais surtout à Julien Sylvain, son maître d’œuvre, un « entrepreneur heureux » qui témoigne :

« Les acteurs de l’urgence ont des cahiers des charges très stricts, avec de longues phases de test, la nécessité d’avoir des stocks sur place à disposition, etc. Pénétrer le marché fut donc un travail de longue haleine. En outre, pour ne rien arranger, le turn-over dans ces ONG est très important : les interlocuteurs de l’équipe changent donc très souvent. Enfin, l’effort de commercialisation dans une situation d’urgence est très coûteux. Quand une catastrophe se produit au Mozambique, il faut pouvoir trouver des transporteurs, alors même que par exemple Fedex stoppe ses livraisons. Des conditions de travail non prédictibles qui engendrent des coûts élevés. Last, but not least, le modèle économique est basé sur le travail avec des sous-traitants locaux. Les marges étaient faibles, car nous vendions à prix fixe à la Croix Rouge alors que nos tarifs d’achats, eux, évoluaient. C’était donc une situation très fragile. » Julien reconnaît qu’il aurait fallu investir massivement pour pouvoir tenir des stocks dans plusieurs points du globe : « Alors que nous, nous étions à moitié présents dans tous les pays avec des outils de production pré-positionnés, des moules de fabrication en attente… Pour changer de stratégie, nous aurions dû investir de l’ordre d’un à deux millions d’euros ! » L’article ne laisse pas son lecteur en plan, car l’économie, elle, sait ce qu’il en est de l’essentiel optimisme et de la valeur du rebond : « Afin de surmonter la fin de sa première activité, Julien a su réagir avec sang-froid : ‹ Je n’ai pas tout de suite fermé mon entreprise. […] La transition a été douce. […] J’ai par exemple pris beaucoup de temps pour expliquer la situation d’échec aux acteurs de l’humanitaire avec qui je travaillais. Leaf a certes réalisé moins de 100 000 euros de CA, mais avec une presse énorme dans plus de soixante pays. Donc nous avions tout de même connu des points positifs, une sensation d’avoir participé à une aventure › . »

N’est-ce pas magnifique ? Ce sentiment d’avoir participé à une aventure ne vous émeut-il pas ? L’opérateur commercial du projet, mené conjointement avec les designers du studio Nocc, s’occupe désormais de sous-vêtements vendus en ligne. En termes de perspectives, il a conservé l’intérêt pour l’horizontalité et su faire de l’échec une force. Une annonce vient interrompre le flux tranquille de l’article publié par Les Échos: « Failcon: l’échec entrepreneurial, tremplin de réussite. » Failcon (pour Failure Conference) est le nom de conférences nées aux États-Unis sur le thème de l’échec louable. La phonétique ne trompe pas. « Un vrai message d’espoir  » – concluent Les Échos. On ne saurait en douter. Nocc, le studio de designers associés, ne donne pas plus d’informations sur le non-destin du LeafBed*.

Cette aventure présente un autre intérêt marginal (sorte d’effet collatéral), qui est de nous renseigner sur le fait que ce n’est pas nécessairement la dimension militante, engagée et peut-être aveugle (la naïveté stratégique et commerciale, par exemple, qui est le fait de nombreux jeunes designers – cette ignorance positive célébrée quelquefois) qui est seule responsable de ces échecs. Nous comprenons ici rapidement que la perspective marchande dessinée par un diplômé d’école de commerce et accompagnée de designers compétents est elle aussi capable de s’y trouver plantée.

Dernier exemple instillant le doute : One Laptop per Child (OLPC Mission). Le projet a maintenant dix ans. Des 150 millions d’unités prévues pour la seule année de lancement (2007) aux 12 millions annoncés aujourd’hui, il y a une marge21 ; celle de la concurrence apparue entre temps, celle du développement fulgurant des téléphones mobiles. Mais peut-être n’est-ce pas le plus important des ferments de l’échec. Le projet initié par Nicholas Negroponte (entre autres professeur au Massachusetts Institute of Technology, initiateur du Media Lab du MIT en 1985, co-fondateur du magazine Wired) est toujours présenté comme l’ordinateur à 100 $: un prix qui relève de la prouesse et qui permet d’envisager son développement dans les pays pauvres. La couleur de l’ordinateur (le XO) évoque vaguement la grenouille ; fruits d’une collaboration entre FuseProject, Continuum et Pentagram, les XO sont équipés de Linux. Sur les images qui relatent son parcours terrestre, apparemment sans faute, l’ordinateur est tenu par des enfants, quelque part sur le continent africain ou latino-américain. Ils sourient. Sans doute qu’ils ne se trouvent pas hors le cadre de la demi-heure d’exploitation qui reste après l’école, parce que la batterie est trop faible. Pourtant, parmi les nombreux problèmes rencontrés par le XO (à commencer par les premières réactions d’Intel, inquiet de cette initiative qui allait démolir le marché), certains relèvent d’erreurs, d’autres sont le résultat de tests inadéquats et d’une précipitation liée à la volonté de lancer sans plus attendre le produit sur le marché ; d’autres encore sont la conséquence d’une méconnaissance de l’emploi d’un ordinateur personnel dans les conditions d’une salle de classe en comparaison de celles offertes par le laboratoire ; d’autres enfin proviennent de décisions de design délibérées.

L’ensemble de ces problèmes pourraient être rattachés à une forme de pensée utopique relative au projet d’un ordinateur portable trop hâtivement dessiné dans un bureau occidental en regard de ses conditions d’exploitation dans le monde réel, à la manière dont des enfants peuvent apprendre d’une machine qui, par son design même, rend déjà difficile la relation élève-instituteur. Sans qu’il soit à nouveau tout à fait besoin d’aller débrouiller le faisceau extrêmement compliqué de la mise en œuvre d’une semblable ambition, on tombera une fois encore sur des témoignages croisés et concordants, rappelant tout ce que nous savons déjà sur le mépris du contexte, l’ignorance des spécificités culturelles, la sous-évaluation des conséquences – éventuellement catastrophiques : rapports à sa propre culture, à sa propre communauté, à ses parents, à ses enseignants. Quelquefois, c’est assez drôle : au Cambodge, on supprime l’application Je voudrais devenir cosmonaute parce qu’il n’y a pas là-bas de programme spatial. Ou bien, il va bien falloir une nouvelle application musicale parce que la proposition Tamtam ne colle pas du tout avec ce que les Uruguayens connaissent et ont envie de pratiquer en matière de rythme. Mais c’est avant tout sinistre de vanité occidentale, de fierté satisfaite et acquise à peu de frais face à des enseignants sous-payés et pas (ou peu) formés à l’usage de ces machines, indifférente aux méthodes et à la nature des rapports existants, à la hiérarchie des urgences. Dans quelle situation s’est inscrit le XO ?

« De 1970 à aujourd’hui [2009, NdÉ], le niveau d’alphabétisation a chuté de 36, 6 % à 16, 5 %. La plupart du temps, cette situation est liée à la possibilité d’envoyer et de maintenir les enfants à l’école. Et cela se passe à un moment ou l’Europe de l’Ouest et le Japon (régions du monde où l’analphabétisme est à peu près annulé) voient leurs populations notoirement diminuer, tandis que les populations du continent africain et d’Asie du Sud-est (régions où l’analphabétisme règne le plus largement) rencontrent des statistiques démographiques de croissance opposées. Et, extraordinairement, tout cela s’est passé sans le XO ! Devons-nous faire plus ? Beaucoup plus. Mais il serait erroné de croire que rien n’a été développé en matière d’amélioration de l’éducation et qu’il nous faudrait donc aller dans les pays les plus pauvres et détourner l’ensemble des budgets éducatifs vers l’acquisition d’ordinateurs portables. »

Ce constat de Mark Warshauer22, professeur d’éducation et informatique à l’Université de Californie, est avec beaucoup d’autres23 marqué par une lucidité qui emporte la conviction plus que ne le font les communiqués de victoire fondés sur « un ordinateur à 100 $ » – qui de fait en coûte plus du double –, ce dont on doit immédiatement comprendre les conséquences : qu’il engloutit tous les budgets, pour des résultats au mieux douteux (on lit qu’au bout de cinq semaines, des enfants peuvent devenir de délicieux petits hackers ; mais au-delà de la démonstration de curiosité et d’ingéniosité, quelques soupçons demeurent sur l’opportunité de cette perspective). Le reste est du même tonneau : « Rejoindre l’OLPC est un autre exemple de notre engagement à l’éducation depuis vingt ans et illustre notre foi dans le rôle de la technologie pour apporter aux enfants du monde entier tout ce que le XXIe siècle peut leur offrir », déclare Paul Otellini, le PDG d’Intel24. Là, on se trouve plongé dans le registre critique développé par Ivan Illich il y a plus de quarante ans (encore lui), et auquel participe le designer (souvent en toute innocence), puisqu’on voit se profiler derrière les paroles d’un dirigeant d’entreprise qui ne tient précisément pas la philanthropie pour objectif économique, la perspective de la reproduction d’un modèle social et de la nature des échanges marchands qui l’accompagnent : à proximité immédiate, s’agglomèrent à l’OLPC des craintes anciennes et parfois justement renouvelées, sur un prototype d’accumulation des richesses et de compétition, d’une réussite fondée sur l’individualisme, l’accroissement de la fortune des plus riches et l’intensification de la marginalisation et de la misère des plus pauvres. Peut-être cet ordinateur favorisera-t-il un jour tout l’inverse. Il y a peu lieu de le croire, tant que son modèle ne parviendra pas à se détacher de son tropisme occidental, teinté d’un universalisme conquérant : la conviction que le modèle occidental est bien le seul. La vente de la tablette OLPC sur Amazon et dans le réseau des hypermarchés Walmart témoigne du caractère évidemment commercial de l’opération, très loin de la philanthropie du projet initial, puisque d’une machine ambitieuse distribuée par l’Organisation des Nations Unies, le XO devient un cadeau de Noël alternatif pour enfant occidental issu des classes moyennes : une tablette Android en moins cher25, concurrente ambitieuse de la Nexus 7. « En fin de compte, avoue Mark Warschauer, ce que nous a enseigné l’initiative OLPC, c’est comment ne pas organiser un programme d’éducation réussi en relation avec un ordinateur26. » « Si l’on n’était responsable que des choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d’avance absous de toute faute. Seulement, mon cher Fleischman, l’homme est tenu de savoir, l’homme est responsable de son ignorance. L’ignorance est une faute. » Ces mots de Milan Kundera27 pourraient introduire une longue suite de projets : Soccket, LifeStraw, PlayPump, Pulse… Combien d’autres encore, innombrables, à tous les degrés ? On retrouve, sur ces projets très largement médiatisés et le plus souvent primés, soutenus et exposés, la même dialectique vessie/lanterne, proie/ombre, enfer/bonnes intentions. Pire peut-être : ils convaincront, selon son degré de connaissance du problème, soit de n’y pas mettre son nez (sujet trop compliqué, chercher les ennuis, on ne change pas une équipe qui perd), soit de n’y pas mettre son nez (l’affaire est faite, nous sommes entre de bonnes mains, des designers décidés s’en chargent). Ils siphonnent les budgets, ils captent l’attention, ou désespèrent de parvenir un jour à quoi que ce soit de valide sur des terrains aussi difficiles. Il reste ici un goût très désagréable, qui se place entre Theresienstadt – le camp de concentration modèle, avec parterres de fleurs, école et théâtre – et le timbre de voix aigrelet du commentateur des actualités filmées à la fin des années 1940 évoquant « les petits peuples frères, encore dans l’enfance », sur fond d’images idylliques d’Indochine colonisée : des populations rieuses, joueuses, pour lesquelles nous, designers occidentaux, imaginons des formes pleines aux couleurs vives, les fruits radieux de nos consciences responsables. Toute la thématique de PlayPump, un tourniquet pour enfants destiné à pomper l’eau souterraine28 ; sauf que les enfants en ont eu marre de tourner, pas satisfaits que le jeu se transforme en travail ; et qu’à défaut les femmes ont dû se mettre à pousser le mécanisme plusieurs heures par jour ; l’implantation de ces tourniquets s’était parfois faite au détriment de solutions préexistantes plus efficaces, qu’on a cessé de maintenir, etc. Celle encore de Soccket: le ballon de football joyeusement coloré qui se charge en énergie au fur et à mesure du jeu29. Sauf qu’il a été démoli en un temps record (de quelques jours à deux mois) ; puis, qu’amélioré après coup, il coûte 99 $ – ce qui rend l’énergie électrique produite définitivement trop coûteuse pour ceux auxquels le Soccket serait nécessaire30. Impérialismes multiples, condescendance, incongruité, autosatisfaction, sentimentalisme, cécité, prétention, narcissisme, hypocrisie – là où il faudrait associer l’humilité intellectuelle à l’optimisme, une méfiance systématique à l’endroit de l’ethnocentrisme, le respect de principe à l’égard des contextes où on voudra s’inscrire, impliquant l’enquête et la recherche.

On retrouve dans la quête de l’ambition (envisagée ici d’emblée avec de grands doutes) la figure d’un designer qui n’est certainement pas là pour changer le monde, à peine pour en favoriser la lubrification. Quelques caresses aux consciences dolentes. Loin de la posture critique et de la posture radicale supposées fonder leur démarche dans ces contextes-là, on rencontre plutôt des paroles qui semblent extraites de cette conférence de Bernard Lamarche-Vadel31, envisageant avec une terrible lucidité sa situation de critique d’art et le rôle qui lui était finalement réservé : lubrifier. Le designer n’est pas aujourd’hui beaucoup plus, ni beaucoup moins, qu’un lubrifiant : « les rouages marchent moins bien ? goutte d’huile, coup de burette ». On a appris à aimer la burette : dans le grand brouet de l’immense bouillie qu’a enfanté la post-modernité (une qualification vaguement obscure, pour ne pas avoir à tenter une définition du tohubohu), les cailloux des émeutiers et les grains de sable théoriques se mêlent pour produire quelques crissements pénibles. Le designer est convoqué pour tenir une burette : il ne présente aucun péril pour l’ordre de ce monde qui va mal. Il faudrait parvenir à un moyen terme entre Theodor Adorno et François d’Assise (que l’on parviendra ici aisément à distinguer): « Il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur32. »/« Mon Dieu, donne-moi la force de changer ce que je peux changer. Donne-moi la force de supporter ce que je ne peux pas changer. Mais surtout donne-moi l’intelligence de pouvoir discerner l’un de l’autre33. » Et quant à demeurer contextuel, convoquer pour finir un spectre récent, le seul peut-être qui nous reste en matière d’efficacité indéniable et d’autres ambitions naïves rangées au magasin des accessoires : celui de James Bond en novembre 2015, ultime démonstration du triomphe récurrent du style sur la substance34.

Pavillon des canaux, Quai de seine, Paris XIXe. Photographie : François Picard


  1. Ettore Sottsass, Métaphores, Paris, Skira/Seuil, 2002. 

  2. Ajoutons les « Aphorismes sur l’éco-design » de Félix Guattari, in Multitudes, 2013/2 (nº 53), qui commencent comme suit : « À quoi bon des spécialistes de l’emballage formel ! Dualité matière-forme out ! entre deux : substance énonciative, processus autopoïétique, nature naturante, sans qu’il y ait là matière à Universaux. Un type, le designer, s’interpose entre le regardant et la chose, manufacturée, au risque de lui faire de l’ombre. Soit le jeu du marketing et de la production de masse. Mépris. Méprise. Soit le jeu de l’émergence du jamais vu, de l’inouï. En deçà du rapport objet-sujet : l’énonciation ; en deçà des redondances dominantes, les formes-artifices d’un regard armé – pourquoi pas ? d’un pro de la manière de voir. Ritournelle : mais si le pro, don daine, est de pâte molle, s’il se moule à on ne sait quelle subjectivité sérielle ? compromis flasque ou maïeutique de l’être-pour-la-forme ? Design industriel ou design de la singularité ? ». 

  3. Robert Musil, L’homme sans qualités, Éditions du Seuil, 1957, volume 2, p. 290. 

  4. Graphisme Contemporain et Engagement(s), du 20 septembre au 22 novembre 2015, Bibliothèque Nationale de France. 

  5. Cf. urbantactics.org 

  6. Jorge Luis Borges, « Lois de la narration policière » (1933), texte initialement paru le 15 août 2009 dans le quotidien argentin La Nación, traduit de l’espagnol par François Gaudry dans Books, hors-série février/avril 2015. 

  7. L’association du socialisme et de l’occulte ne trouvera pas de démonstration panique plus convaincante que celle de P. Muray, lecture difficilement recommandable en temps de pensée déjà suffisamment confuse). Cf. Philippe Muray, Œuvres, Les Belles Lettres, 2015. 

  8. Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du parti communiste, 1847. 

  9. Sismo designers : Invention/Design. Regards croisés., du 2 juin 2015 au 6 mars 2016, Musée des arts et métiers/CNAM, Paris. 

  10. Antonio Gramsci, Lettres de prison, Gallimard/Témoins, 1971, « Lettre 147 à Tania », 10 mars 1930. 

  11. Marcelle Balt, « The Hippo Roller – A brilliant way to push water », The Times of India, 20 juin 2013. 

  12. « Are Humanitarian Designers Imperialists ? Project H responds ». Article consultable en ligne à : fastcodesign.com/1661885/are-humanitarian-designers-imperialists-project-h-responds 

  13. Ivan Illich (1968), « To Hell with Good Intentions/Au diable les bonnes intentions », discours prononcé le 20 avril 1968 au séminaire de St. Mary’s Lake of the Woods à Niles, dans la banlieue de Chicago (Illinois). 

  14. Voir : « Simulation of Landmine Clearing with Massoud Hassani’s Mine Kafon ». Consultable à : statisticsblog.com/2013/01/10 

  15. Ville située à 3 km de Tchernobyl [NdÉ]. 

  16. Thomas Widdershoven, « Why is Mine Kafon under attack ? ». Article consultable à : designacademy.nl 

  17. australia.icbl.org/index_htm_files/May.pdf 

  18. Commentaire extrait de : [news.ycombinator.com/item ?id=4808179](https://news.ycombinator.com/item ?id=4808179) 

  19. Karl Marx et Friedrich Engels, op. cit. 

  20. Valérie Talmon, « Comment j’ai planté ma boîte… puis recréé : le cas Leaf Supply », in Les Échos, 1er septembre 2014. Article consultable à : business.lesechos.fr 

  21. Le site web d’OLPC (one.laptop.org) ne précise pas la distinction entre le matériel commandé, effectivement expédié ou transmis. 

  22. Mark Warschauer, « OLPC : How Not to Run a Laptop Program », in Educational Technology Debate, 17 nov. 2009, One Laptot per Child Impact. Consultable à : edutechdebate.org/one-laptop-per-child-impact 

  23. Voir notamment la contribution de la Boston University. 

  24. « ‹ PC à 100 dollars › : Intel et l’OLPC enterrent la hache de guerre », in ITespresso, 16 juillet 2007. 

  25. Lire Dan Nosowitz « Has ‹ One Laptop per Child › totally lost its way ? », in Popular Science, 18 juillet 2013. Consultable à : popsci.com 

  26. Mark Warschauer, op. cit

  27. Milan Kundera, « Le colloque », in Risibles amours, Paris, Gallimard, 1986, p. 127. 

  28. Voir : playpumps.co.za 

  29. Lire « Kickstarting : Soccket, A Soccer Ball That Generates Electricity ». Consultable à : fastcodesign.com/1672093 

  30. « Let Social Impact Not Be An Excuse for Bad Design ». Consultable à : medium.com 

  31. Bernard Lamarche Vadel, « L’abandon de la critique d’art », conférence à la Villa Arson, 4 avril 1989. Voir : dailymotion.com/video/x9jcl9 

  32. T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Petite Bibliothèque Payot, 2003, aphorisme §5. 

  33. [NdÉ] Prière apocryphe attribuée à François d’Assise, Marc Aurèle ou Boèce. 

  34. Sam Mendes, Spectre, novembre 2015. 

Sommaire nº 44
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