Éditorial

« Il est impossible de remettre en question une réalité donnée sans remettre en question le genre particulier que vous choisissez ou dont vous héritez pour représenter cette réalité »
Julio Garcia Espinosa

« Étudier le paysage existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire. » Telle est la phrase d’ouverture de la première partie de Learning from Las Vegas (1972), le livre de Robert Venturi, Denise Scott-Brown et Steven Izenour. Immédiatement après, dans l’introduction, les auteurs et l’autrice prennent leurs distances par rapport au désir impulsif évident de tout détruire pour repartir de zéro. Au contraire, iels prônent un regard tolérant sur l’existant. Pour elle et eux, la révolution commence par une démarche qui consiste à « remettre en question notre regard sur les choses ».

Pour commencer, ils formulent une pratique modeste, en rupture avec le rôle intolérant de nombreux architectes modernes qui « préfèrent changer l’environnement existant plutôt que d’améliorer ce qui s’y trouve ». De plus, ils proposent l’observation et l’analyse formelle comme méthodes, soulignant que les premières choses que l’on doit questionner, ce sont les techniques et les protocoles d’enregistrement eux-mêmes.

Denise Scott-Brown et Robert Venturi ont eu le souci pédagogique de transformer le traditionnel studio d’architecture en un lieu de recherche et d’apprentissage, en prenant appui sur le paysage urbain existant. Leur programme d’enseignement avec l’université de Yale leur a permis d’expérimenter cette approche, transformant leur cabinet d’architecture en un nouvel outil d’apprentissage de l’architecture. Cette démarche remarquable encore aujourd’hui, c’est la raison principale pour laquelle nous nous penchons sur ce sujet dans les pages qui suivent.

Toutes les villes sont-elles dotées de phénomènes productifs, sociaux et culturels qui intéressent notre pratique ? Nous savons que Learning from Las Vegas n’est pas un livre sur Las Vegas en soi, mais plutôt une enquête sur la symbologie architecturale, qui prend cette ville comme base de travail. Dans cette optique, nous nous posons la question : quelles problématiques peut-on aborder, à travers la ville de Saint-Étienne ? Que pouvons-nous apprendre de cette ville ?

L’intention d’Azimuts 54 est de rendre compte de quelques-unes des enquêtes qui ont été menées à Saint-Étienne par différents individus et collectifs. Notre objectif est moins d’établir un relevé exhaustif que de rassembler une grande diversité de méthodologies et de sujets d’étude. Une partie des travaux aborde des problématiques locales et régionales. La plupart des enquêtes s’appuient, d’une manière ou d’une autre, sur les ressources économiques et intellectuelles qui appartiennent à l’écosystème de l’Ésadse – Cité du design.

Trois préoccupations ont motivé cette publication. La première, de nature pédagogique, concerne la stimulation des processus d’investigation engagés sur le lieu de vie du·de la designer-investigateur·trice : comment favoriser une pratique localisée. La deuxième est une question d’ordre formel et méthodologique : comment le format choisi pour diffuser une enquête devient-il une méthode spécifique pour interroger à son tour son propre objet d’étude ? Et la troisième porte sur la manière d’aborder des problèmes complexes, en exposant l’objet d’investigation à différents modèles de synthèse et de mise en scène.

La documentation photographique et l’analyse formelle du collectif Topotrope – ainsi que l’exposition de ce matériau photographique et de son protocole – soulignent la nécessité d’explorer différentes méthodologies de mise en scène et de médiation d’un objet d’étude afin que de nouvelles perspectives critiques puissent être explorées. La démarche de Delphine Hyvrier, à la manière d’un reportage, lors de sa visite au Complexe de l’acier, peut être comprise comme le contrepoint formel de celle de Topotrope. De même, l’entretien semi-épistolaire de Mathilde Pellé, à propos de son projet Maison soustraire, peut être mis en contraste avec l’entretien de Titouan Delage (Le Poisson Mécanique) par Pauline Liogier (CyDRe). La bibliographie illustrée et commentée du militant et poète russe Sergueï Tretiakov, élaborée par Thibault Le Page, problématise la présentation que fait le collectif russe Chto Delat du parallèle entre le rôle du canari comme guetteur animalier dans les mines de charbon, et le rôle de l’intellectuel comme un agent sensible qui pourrait alerter sur les dangers de la société.

Cet ensemble d’enquêtes compilées est lui-même articulé comme une boîte à outils méthodologique. Les concepteurs chargés de façonner ce numéro ont décidé de renforcer cette notion. C’est pourquoi on peut retirer les pages d’Azimuts 54 entièrement et les mettre à plat, afin que de nouveaux usages et relations spatiales au sein de son contenu puissent être proposés.

Sommaire nº 54
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