L’Aventure collective des Castors
Constance Rubini
Article paru dans Azimuts nº 30, 2008
Article paru dans Azimuts nº 30, 2008
La question chronique du logement, est une des plus urgentes problématiques de notre société actuelle. Dans le passé, des prises de positions fortes ont engendré diverses solutions. On se souvient, notamment, de la démarche, tout à fait impressionnante et pertinente, des Castors.
C’est à Angers, dans l’immédiat après-guerre, que naît le mouvement des Castors. Ainsi que dans beaucoup d’autres villes en France, les conditions des logements populaires y sont alors misérables. Le patrimoine immobilier est non seulement tout à fait insuffisant mais également insalubre : « On habitait dans le faubourg Saint-Michel, il y avait pas mal de locataires au fond d’une grande cour, on était au moins une vingtaine… J’étais marié, j’avais un bébé et on était tous les trois dans une mansarde avec seulement un petit hublot. (…) L’eau, fallait aller la chercher dans la cour ; les W.C. aussi, bien sûr, étaient dans la cour. À ce moment-là, je travaillais la nuit, alors dans la journée, avec le gosse, je ne pouvais pas dormir et quand il faisait chaud, l’été, c’était intolérable (…) ; et puis, ce petit hublot, vous pouviez toujours l’ouvrir, ça ne donnait rien du tout. En plus, il faisait noir là-dedans, alors fallait allumer la lumière toute la journée ! (…) On habitait à l’époque, une pièce unique dans la Doutre, un quartier populaire d’Angers, on était avec mes parents et mes deux frères et sœurs quand, tout d’un coup, le plancher de notre maison s’est effondré. On est tous tombés en dessous, sur le lit d’une vieille dame. (…) J’étais très jeune mais je vous assure que je m’en rappelle, cela marque, vous savez !1 »
Les témoignages de ce style abondent… Angers a été très touchée par les bombardements, qui auraient détruit près de quatre mille immeubles. Comme partout ailleurs en France, la crise du logement qui s’installe est violente et le gouvernement ne réussit pas à faire face : « La crise du logement est aussi vigoureusement dénoncée que faiblement combattue » commente l’économiste Alfred Sauvy. C’est dans ce contexte que naît l’action exceptionnelle d’Antoinette Brisset, plus connue sous le pseudonyme journalistique de Christine. Devenue journaliste au Courrier de l’Ouest (1945), elle prend la tête d’une croisade contre les taudis, contre l’injustice sociale et contre les responsables politiques2. Dès 1945, elle décide d’intervenir en créant tout d’abord un service d’entraide, puis en rejoignant la lutte sociale des syndicats ouvriers, au sein de la Commission familiale et ouvrière du logement (CFOL), dont la première opération, de squattage, a lieu en mars 1947.
D’autres opérations suivent, qui entraînent, entre 1949 et 1952, cinquante-deux condamnations au tribunal correctionnel pour violation de domicile, bris de clôture, etc. Christine comprend qu’il est inutile de compter sur les autorités en place pour la construction de logements neufs. Tout en continuant l’action des squattages, elle suggère l’auto-construction comme solution alternative aux occupations. L’idée lancée, le mouvement squatter se double, d’un mouvement Castor dont elle assume la direction. Dans un esprit hérité des courants utopistes et hygiénistes du XIXe siècle, elle écrit dans le Courrier de l’Ouest: « Le Castor est un homme qui remplit son devoir numéro 1 (celui de loger sa famille) en toutpremier lieu. Un homme qui sait que le foyer bien normalement équilibré sera pour lui, source de toutes les énergies, de toutes les libérations »3.
Si le terme « Castor » ne semble apparaître qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale4, le principe d’auto-construction est cependant antérieur. Dans Castor service, bulletin de liaison et d’information de l’Union nationale des Castors, un article intitulé : « Qu’est-ce qu’un Castor ? » évoque l’expérience des cottages sociaux de l’entre-deux-guerres, qui fonctionnaient suivant un principe similaire. Dès 1921, mille maisons avaient ainsi été construites par vingt-deux groupes différents, grâce à l’impulsion initiale de l’ingénieur Georgia Knapp. Au sein de cet héritage, le mouvement Castor se caractérise par la multiplication, après-guerre, d’expériences d’auto-constructions coopératives, fondées sur le principe de « l’apport-travail » : les Castors se rassemblent pour construire collectivement leurs maisons. Ils se mettent à l’œuvre en équipe, utilisant les heures disponibles, week-end, congés payés pour accomplir eux-mêmes les travaux, groupant leurs achats de matériaux afin d’obtenir les meilleurs prix. Guy Ongarro, responsable de l’association Castor Auto-constructeurs Rhône-Alpes, souligne : « Il faut démystifier la construction. Le gars, au fin fond du désert, il se loge. On peut toujours se loger, après c’est la sophistication de l’habitat qui varie. Il faut se dire qu’auto-construire, c’est passer deux ans pendant lesquels tous vos projets, tous vos loisirs, sont consacrés à votre maison, c’est tout. (…) Dans notre ancien bulletin d’adhésion, on avait toujours la même phrase : ‹ le Castor doit passer 650 heures sur son terrain › , il y avait toujours cette notion de l’heure… Mais il faut se souvenir que dans ces années-là, la classe ouvrière, c’était cinquante heures de travail par semaine et quinze jours de congé par an. (…) Une famille participait à la construction d’une maison sans savoir à qui elle serait destinée. Quand les maisons étaient finies, ont les attribuait en tirant au sort, et, après, on faisait les actes notariés. Maintenant on n’aurait plus le droit de construire ainsi. »5
Les associations de Castors naissent simultanément dans toute la France. Apparaissent en pointillés, dans les témoignages et les articles d’époque, des détails qui permettent d’imaginer un contexte religieux. Les Castors semblent avoir partagé une foi en Dieu et en l’avenir.
À Bordeaux, en octobre 1948, une quarantaine de jeunes gens, qui viennent de fonder le Comité ouvrier du logement, achètent collectivement un terrain situé sur la route Bordeaux-Arcachon, qu’on leur cède à un prix très raisonnable et projettent d’y auto-construire cent cinquante maisons. À Marseille, Henri Bernus prend la responsabilité de plusieurs groupes de Castors et projette la construction d’une Cité modèle à Servière, avec la création d’un centre social et de services collectifs. À Lyon, le secrétaire permanant au Secrétariat Social, Laurent Lathuillière s’engage après s’être rendu à Angers pour y étudier l’expérience. Il convainc le cardinal de Lyon de céder à un prix très modéré une bande de terrain libre, à Sainte-Foy-lès-Lyon, appartenant à l’archevêché, afin d’y bâtir des maisons expérimentales, en auto-construction. Le terrain est financé par le Groupement Social de l’Hygiène et de l’Habitat, et le 1er janvier 1950, quatre familles sont installées avec leurs vingt enfants. Jacques Zissel écrit alors dans La Croix: « à Marseille, avec l’unité d’habitation de grandeur conforme, de Le Corbusier, nous avons vu une réalisation grandiose, nécessitant l’investissement de capitaux considérables. À Lyon, avec les Castors du Rhône, nous sommes à l’autre bout de la gamme de la construction. Le but reste le même, remettre la famille dans son foyer, mais les moyens sont différents : hier les grandes entreprises, aujourd’hui, l’effort individuel. Vouloir bâtir et n’avoir pas un sou vaillant peut paraître une gageure, mais tout homme possède en lui un capital, le capital-travail. Or, il est possible d’obtenir de certaines organisations une avance sur une construction, à condition de posséder le vingtième de la somme demandée. Les Castors apportent cette garantie en capital-travail, représentée par le prix des heures passées sur le chantier à construire leur propre maison »6.
Ainsi, à Sainte-Foy-lès-Lyon, comme dans la majorité des regroupements de Castors, l’expérience est bien loin du cadre intellectuel et architectural qui préside à la construction de la Cité Radieuse de Le Corbusier, à Marseille7. Celle-ci étant, en effet, l’expression concrète d’une pensée aboutie sur la condition urbaine, contemporaine et future. Dans certains lieux cependant, la démarche volontaire et innovante des Castors s’accompagne d’une exigence architecturale, qui les tourne vers la modernité. C’est le cas à Montluçon, où ils choisissent de solliciter André Bauchet, un architecte profondément engagé dans un idéal communautaire. Bauchet a en effet, appartenu au groupe d’artistes réfugiés pendant la guerre en zone libre, dans les ruines du village d’Oppède, aux côtés, notamment, des sculpteurs Étienne Martin et François Stahly et des architectes Eugène Beaudoin, le Couteur et Bernard Zehrfuss : « Nous avions fondé une communauté, inspirée au départ par la discipline bénédictine ; je dis « au départ » parce qu’il était bien difficile de la concilier avec les difficultés de tout genre que l’on rencontrait sur le plan matériel et surtout sous ce climat fait de lâchetés et de violences qui commençait à se manifester au lendemain de l’armistice, contre lequel nous essayions de réagir »8. Bientôt connus sous le nom de groupe d’Oppède, ces artistes s’étaient rassemblés dans l’idéal de participer à un travail communautaire. L’un d’eux, François Stahly écrira par la suite : « L’œuvre d’art contemporaine semble être conditionnée par l’originalité subjective de l’artiste. Mais l’acte de création n’est pas un geste solitaire. L’authenticité d’une œuvre provient de son universalité et nous relie donc directement à notre prochain. Dans cette perspective, une œuvre communautaire, quasi anonyme est possible. Le processus de création peut être partagé. »9 On comprend pourquoi après la guerre, André Bauchet, qui véhicule l’esprit d’Oppède, apparaît aux Castors comme étant la personne idéale. Figure tournée vers le futur, il fait partie de cette nouvelle génération, en France et à l’étranger, pour qui l’architecture est également une tâche sociale et considère son métier comme un élément important de l’urbanisme moderne et démocratique. Ils sont sept au début, ils seront bientôt cinquante, à participer aux réunions de travail, le soir ou le samedi, chez cet architecte qui semble leur avoir apporté son engagement bénévole.
On ne trouve, malheureusement, aucune correspondance ni aucun document, dans les archives de Montluçon ni dans celles des familles concernées, qui nous permette d’acquérir une connaissance précise de cette aventure. Les seules sources dont nous disposons sont les témoignages des Castors encore sur place et l’observation des lieux. Le niveau atteint par ces maisons économiques est impressionnant. Ce sont des habitations ouvertes et vastes. Madame Roger Laclotre raconte : « C’est par affinité que l’on a choisi de travailler avec Monsieur Bauchet. Il avait des goûts assez modernes. Au départ, tout le monde s’est moqué des toits plats en aluminium. Mais nous, les Castors, ça nous plaisait bien. Dans ses plans, il introduisait une salle de bains, du chauffage, les W.C. à l’intérieur. À l’époque cela n’existait pas… »10
Les maisons sont tournées vers la nature, elles ouvrent sur le paysage. Pour des raisons économiques, les cinquante habitations sont identiques. Lorsque c’est possible, les Castors imaginent avec André Bauchet des éléments de construction standardisés, notamment pour les escaliers, extérieurs et intérieurs, dont les marches sont moulées, en béton.
Les façades sur la rue ne dénotent pas de recherches architecturales démonstratives, mais plutôt d’une simplicité en accord avec l’économie de moyen qui est de rigueur. L’adoption du toit plat en aluminium suit cette logique puisqu’il élimine le grenier, qui est coûteux et d’un faible rendement. D’un point de vue plastique, le toit plat apporte une simplification des lignes dans laquelle le volume architectural prime. À l’époque, l’usage de l’aluminium pour une construction privée surprend, mais les Castors témoignent de l’efficacité de cette initiative. Tout était pensé, certes, dans une idée d’économie, mais également de durée. Madame Laclotre conclut ainsi l’entretien : « c’était du tonnerre, tout cela a duré quatre, cinq ans, quatre années sans vacances où l’on a fait que travailler, tous ensemble, chacun apportant sa partie. Mon mari était électricien, moi je tirais les plans, il y avait un ingénieur pour le chauffage, etc. On a tout monté nous-mêmes, c’est un très bon souvenir et cinquante ans après, on y est encore très bien dans ces maisons ».
Ces quelques mots expriment bien la ténacité et l’optimisme qui ont présidé à cette entreprise. Une aventure tout à la fois folle et réaliste et tellement libre à nos yeux d’aujourd’hui. Une aventure qui eut également le mérite de réunir dans un objectif commun des hommes et des femmes de professions très variées, allant de l’ouvrier métallurgiste à l’inspecteur des PTT, en passant par le commissaire de police, le tapissier de voitures SNCF, l’ouvrier menuisier ou le cadre électricien11, pour œuvrer dans un esprit d’engagement et de solidarité sociale. Des mots qui sonnent étrangement démodés. Et une démarche collective dont nous nous sentons si éloignés, alors qu’elle eut lieu il y a moins de soixante ans.
Nous remercions Guy Ongaro, Association des Castors Auto-constructeurs Rhône-Alpes et Joseph Quinet, Association la Fontanière, Sainte-Foy-lès-Lyon, pour leur généreuse contribution.
Bernard Légé rapporte ces commentaires dans « Les Castors de la Monnaie. Naissance et mort d’une épopée », in Terrain, revue d’ethnologie de l’Europe, nº 9, ministère de la Culture, octobre 1987. ↩
Bernard Légé et Annick Tanter, « Squatters et Castors : l’action de Christine Brisset à Angers (1946–1962) » in Les Annales de la recherche urbaine, nº 33, mars-avril 1987. ↩
Christine Brisset, « Se sauver soi-même », in Le Courrier de l’Ouest, 17–18 juin 1950. ↩
Pierre Mercklé, « La crise du logement d’après-guerre en France et les mouvements coopératifs : l’exemple des Castors », d’après Le Grillon de l’Ile-de-France. Enquête sociologique sur un quartier pavillonnaire réalisé en auto-construction coopérative (1952–1994), Mémoire de DEA de sciences sociales sous la direction de Marcel Roncayolo, ENS/EHESS, 1994. ↩
Entretien réalisé par Jean-Baptiste Dardel et Magalie Rastello, octobre 2007. ↩
Jacques Zissel, « Cité verticale et cité horizontale les castors du Rhône », La Croix, 14 décembre 1949. ↩
Le Corbusier, Unité d’habitation à Marseille, 1945–52. ↩
Bernard Zehrfuss, discours prononcé dans la séance publique tenue par l’Académie des beaux-arts, présidée par Serge Nigg, président de l’Académie, le mercredi 31 mai 1995, pour la réception de François Stahly. ↩
Bernard Zehrfuss, discours prononcé dans la séance publique tenue par l’Académie des beaux-arts, op. cit. ↩
Entretien avec Madame Roger Laclotre, décembre 2007. ↩
Les métiers énoncés font partie des professions des Castors de la rue Alexis-Carrel à Sainte-Foy-lès-Lyon. ↩