Sermon
Lucius Burckhardt
Texte paru dans Azimuts, nº 10, 1996.
Traduit de l’allemand par Ursula Held avec la collaboration de Jacques Demarcq
Texte paru dans Azimuts, nº 10, 1996.
Traduit de l’allemand par Ursula Held avec la collaboration de Jacques Demarcq
(separateur:)
J’ai choisi pour mon sermon une phrase du prophète Ézéchiel : « J’enlèverai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (XXXVI, 26)
Il faut savoir que les prophètes ne prédisent pas l’avenir, comme la légende le fait croire. Ils ne disent pas que je gagnerai au loto l’année prochaine ou que j’aurai un accident ; les prophètes parlent à la fois hors du temps et pour notre temps. Je reviendrai plus tard sur la signification intemporelle de ce verset. D’après l’interprétation traditionnelle de l’église, il signifie que la Loi est remplacée par le pardon, l’Ancien Testament par le Nouveau. Je voudrais réfléchir sur ce que le cœur de chair signifie pour nous, qui vivons aujourd’hui et qui travaillons à la Technische Hochschule (institut polytechnique). Mais je ferai d’abord un détour.
Une des facultés humaines, que l’animal ne possède pas, est celle de projeter. L’animal réagit à un stimulus. L’homme ressent lui aussi ce stimulus, le problème ou l’incitation ; toutefois il est capable de ne pas seulement réagir, mais de concevoir une solution durable. Cette faculté est incarnée par la profession de l’ingénieur, dont nous allons maintenant parler. Nous allons également réfléchir sur la façon d’enseigner et de développer cette capacité.
L’ingénieur conçoit deux types de projets : j’appelle l’un les chefs-d’œuvre et l’autre « les solutions parfaites ». Les chefs-d’œuvre ont leur source dans la tradition académique, les solutions parfaites sont issues des écoles polytechniques.
Les chefs-d’œuvre sont créés par les grands maîtres, qui possèdent l’intuition, également une qualité humaine importante ; c’est la capacité d’agir et de concevoir des œuvres sur une base d’informations insuffisantes par une imagination qui complète. Si le grand maître est jeune, il fait usage de son intuition pour répondre à de petites commandes par de grands projets. Peu à peu, au fil de sa vie professionnelle, il acquiert ce qu’on appelle « l’expérience », que je tiens déjà pour un début de pétrification de son cœur. Dans la deuxième moitié de sa vie, le grand maître a de grandes commandes et délivre de petites solutions. Il applique alors à de grands problèmes son expérience adaptée à de petits problèmes. Cette extrapolation est à la source de projets grandioses mais ratés, tels que Chandigarh, Brasilia, le Salt Institute, etc. Si nous prions ici pour un cœur de chair, c’est parce que nous ne voulons pas être pétrifiés par ce qu’on nomme l’expérience, qui empêche de progresser dans sa pensée (« Je l’ai déjà fait, donc on le fait ainsi »). Surtout, ne pas dire aux étudiants : « ce que tu as commencé ne donnera rien, je l’ai déjà essayé et cela n’a pas marché. »
Venons-en à l’ingénieur et à sa solution parfaite. Il est issu, comme on l’a dit, d’une autre tradition, celle de l’école polytechnique. En France, elle s’est développée sous Bonaparte qui demandait à ses ingénieurs : « comment les troupes peuvent-elles traverser le Rhin ? » Et les ingénieurs de répondre : « nous allons construire un pont ! » Ainsi, la commande était exempte de politique, mais la responsabilité restait partagée.
Dans les années 1960, l’approche technique est devenue méthodique. L’ingénieur procède d’après les règles suivantes : designer l’objectif, analyser le problème, effectuer une synthèse, concevoir un plan, exécuter celui-ci et vérifier son bon fonctionnement. Ainsi croit-on qu’on a rendu la solution trouvée compatible avec la logique de l’économie et de l’écologie. Mais en réalité il est difficile, au début d’un travail de conception, de designer clairement l’objectif. De ce fait, l’analyse rassemble beaucoup d’informations inutiles. Ce qu’on nomme alors « la synthèse » est la mise à l’écart de toute information gênante. La conception d’un projet sur la base de cette synthèse est un acte tout aussi intuitif que pour le chef-d’œuvre traditionnel. L’exécution suit strictement le plan et la vérification arrive quand tout est fini, c’est-à-dire trop tard.
Les solutions dites « parfaites » nuisent à l’environnement. Qu’on pense au barrage d’Assouan qui a détruit le système d’irrigation naturelle égyptien ou au barrage de Sardoch-Sarowan, dont la construction par la Banque mondiale a provoqué l’exode de 260 000 paysans, ou encore aux 2 400 pompes installées dans le delta de l’Indus. Celles-ci sont devenues nécessaires parce que les ingénieurs y ont construit, il y a quelque temps, un système d’irrigation qui a fait augmenter le niveau de sel dans la terre au point de la rendre stérile – l’eau salée devait donc être enlevée. Les pompes utilisées, prévues pour l’eau douce, vont rouiller en quelques années. Mais ce n’est pas grave puisqu’on ne sait pas d’où faire venir l’électricité pour ces 2 400 pompes.
Ceci prouve que les ingénieurs ne recherchent une solution parfaite que dans le but d’obtenir de nouvelles commandes. Ils confirment la loi de Meadow qui dit que la suppression d’un inconvénient en crée toujours de plus grands. En outre, on peut voir que la solution parfaite n’est pas une vraie solution – pour autant qu’il en existe – puisqu’elle ne fait que répartir les problèmes autrement. L’ingénieur n’arrive pas à transformer le malheur en bonheur ; il ne fait que favoriser ou défavoriser des gens différents.
Si nous prions ici pour un cœur de chair, nous prions aussi pour des règles ou des méthodes de conception qui relativisent les solutions parfaites. Je pense qu’il ne faut pas jouer à tout bout de champ les décideurs. Il ne faut pas tout déterminer sur-le-champ ; nos successeurs ne seront pas moins intelligents et ils auront l’avantage de pouvoir regarder plus loin dans le futur. Nous pouvons remettre bien des décisions à plus tard. Ou bien prendre des décisions « douces », qui soient modifiables en cas d’erreur de conception. De même, les constructions ne doivent pas présenter de solutions précises ; leur structure et leur utilisation doivent être modulables. Il faut travailler à une échelle appropriée, si possible à l’échelle 1, plutôt qu’au 1 :1 000e ou au 1 :10 000e. Nous devons garder à l’esprit que nous n’apportons pas le bonheur, mais une amélioration pour quelques-uns et une aggravation pour d’autres. C’est pourquoi il faut apprendre à résoudre les conflits avec compréhension.
Je pense aussi à l’enseignement : les étudiants doivent pouvoir faire des erreurs. On n’apprend que par ses erreurs. Ils doivent pouvoir travailler sur des exercices qui autorisent ces erreurs. Autrement dit, pas d’exercices de livre de maths, qui ont tous une solution ; pas d’exercices que l’assistant du professeur a déjà résolus. Pas non plus de dessins sans contenu, mais d’une exécution parfaite. Nous ne voulons pas d’apprentissage en plusieurs stades, où la deuxième étape n’est permise que si la première a été accomplie à la perfection – « apprends de faire ceci et tu auras le droit de faire cela ». Dans notre école on a aussi le droit de ne pas savoir et de faire quand même.
C’est maintenant que le sermon peut commencer. Le cœur de pierre croit savoir ce qu’il sait, mais nous, nous avons affaire à l’ignorance. Cette « ignorance » est une formulation ancienne dont les philosophes de l’Antiquité ont déjà dit : « je sais que je ne sais pas » ou « l’homme ne peut atteindre au savoir absolu ». La relation à l’ignorance a toujours impliqué, dans la pensée judéo-chrétienne, le renvoi à Dieu, qui est omniscient à notre place.
Dans le monde contemporain, on se rend compte que cette formule est vide. Notre ignorance n’est pas temporaire, ne suppose pas la possibilité d’un savoir plus grand, n’est pas une modestie envers un plus grand système de connaissances ou de la religion. La formule de Nietzsche « Dieu est mort » est une métaphore de l’impossibilité nouvelle de mettre notre ignorance en relation avec un plus grand savoir reste intact. Notre savoir n’est pas comme les morceaux d’un vase brisé qu’on pourrait reconstituer ou du moins, se représenter entier : il n’y a pas de vase, les morceaux ne peuvent être recollés, parce qu’ils ne vont pas ensemble.
C’est pourtant là que les cœurs de pierre trouvent leurs solutions : on prétend que tout va bien et qu’on est en sécurité, là, où il n’y a en réalité que des doutes ; ou bien on augmente encore les doutes et le scepticisme comme s’il y avait une base qu’il faudrait nettoyer pour y construire un nouvel édifice de savoir. Le cœur de chair se représente le savoir de manière fragmentée, en débris, au milieu de fragments plus grands. Lyotard les nomme « récits ». Je vais parler de trois de ces fragments ou « récits ».
Nous avons tous, nous qui sommes dans des écoles techniques, une vision scientifique du monde. Cette vision induit l’idée que les processus naturels font partie de systèmes et que ces systèmes font partie du grand système du monde. C’est justement cette dernière certitude que nous avons perdue sans pour autant pouvoir nous détacher de sa représentation. Peut-être rendons-nous plus obscure l’image de ce système limpide, comme l’ont fait Deleuze et Guattari, pour aboutir à un système de rhizomes, sans ordre ni transparence. Mais nous n’avons rien au-delà de la représentation des systèmes. Et c’est là que le cœur dur redevient actif : les catastrophes évoquées au début ont leur origine dans le fait que les ingénieurs se sont permis d’appliquer au projet leur vision du déroulement systématique des choses, devenant ainsi eux-mêmes les constructeurs d’un système. Que le monde soit un système n’est qu’une métaphore et qui plus est une métaphore sans répondant. Il vaut mieux ne pas confondre cette vision avec la réalité et bricoler à partir d’elle.
Un autre récit, toujours présent, est le marxisme. C’est un récit dans la mesure où il explique le monde en partie, de manière non exhaustive. L’enthousiasme pour le matérialisme dialectique n’est rien d’autre qu’un folklore, ce qui ne dévalorise pas le contenu explicatif du marxisme – et je le désigne toujours en y incluant ses réformateurs Luxemburg, Hilferding et la génération de 68. Toutefois, il est impossible de penser que le marxisme puisse changer le monde. Si nous pensions et agissions ainsi, nous montrerions un cœur de pierre. Mais notre cœur de chair ne peut faire l’économie du marxisme en tant que récit qui peut conduire plus loin.
Enfin, un des grands récits est notre religion chrétienne. Pour nos pères, elle avait valeur, elle aussi, d’explication du monde ; mais elle a endurci leur cœur et elle a fait d’eux des grands croyants aussi bien que de grands sceptiques. Ils ont par exemple écrit des livres sur la manière de conserver sa foi sans croire à la résurrection. On ne peut plus se livrer à de telles acrobaties de pensée. On n’a plus autant de force dans la foi ni dans le doute. Gianni Vattimo prône « la pensée faible » (il pensiero debole) ; c’est sur ce modèle que je propose une croyance faible. Pour moi, il y a une résurrection du Christ, mais j’ai de la peine à le croire. Pour moi, la capacité à vivre un tel conflit est liée à ma prière de conserver un cœur de chair. Je ne serai jamais un vrai croyant ni un vrai sceptique.
Je voudrais ajouter quelque chose de personnel : dans le cadre de ma mission pour le gouvernement de Thuringe, j’ai créé avec d’autres un département de design à la Hochschule für Architektur und Bauwesen, ici à Weimar. Cette création est un projet inachevé que je quitte maintenant avec un cœur non endurci, un cœur de chair. Je prie les autres de compléter ce projet de manière créative. Et je m’efforcerai de comprendre ce que mes successeurs en feront. On ne peut pas toujours garder les choses entre ses mains jusqu’à ce qu’elles deviennent exactement ce qu’on veut. Cela aussi fait partie du cœur de chair.
Voir Ursula Held, « Design, paysage et promenades, la pédagogie de Lucius Burckhardt », in Azimuts nº5, École des beaux-arts de Saint-Étienne, p. 43–45, 1993. ↩