« Notre industrie doit former des designers au lieu de former des artisans car nos artisans, ce sont les machines, des artisans tout prêts, efficaces, dociles. Sur ce point le pouvoir mécanique a fait table rase. Comment obtenir de ces impressionnantes ‹ machines/artisans › ce qu’elle peuvent faire de mieux ?
Puis, au-delà du savoir-faire mécanique, comment trouver les rythmes de la forme ? »1
À l’occasion de la Biennale 2013 du Design, organisée à Saint-Étienne, Marie-Haude Caraës et Marc Monjou ont décidé de rendre de nouveau lisible en français un extrait du livre majeur de Siegfried Giedion La Mécanisation au pouvoir. C’est une initiative d’importance. Le texte traite du devenir industriel d’un secteur de production d’abord localisé, celui de la viande aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Mais, comme on va voir, ce n’est pas son seul objet, et en tout cas pas son seul enjeu. La question qu’il faudra ici poser, et qui n’est pas l’affaire de l’auteur, sera de savoir ce qui dans cet ensemble peut concerner le design.
Deux industries
Que fait S. Giedion ? Il décrit d’abord factuellement des organisations spatiales – des répartitions, des économies au premier sens du mot – où sont mis en œuvre des appareillages. Ce à quoi s’affairent en apparence ces organisations, c’est à fournir en viande de grandes villes alors en plein essor, Paris d’un côté, Chicago de l’autre. Les différences ne sont pas minces. La plus évidente, la première donnée à lire en tout cas, oppose clairement les choix opératoires faits en France et plus généralement en Europe à ceux de l’Amérique. Côté français, un projet lié à un urbanisme explicite et assumé impliquant une conception de l’urbanité et inscrit au registre des politiques publiques. L’aménagement est ici volontaire et lié à un point de vue global sur la ville : il porte la signature du baron Haussmann. Côté américain en revanche, une capacité d’initiative démultipliée. L’ensemble résultant n’est pas sans cohérence (ce sera finalement une « chaîne » de grande extension), mais il est moins responsable au sens premier du mot : aucune instance ne l’ayant décidé dans sa globalité, aucune ne pourra aussi bien être désignée pour en répondre. La politique urbaine n’intervient, si elle intervient de ce côté-ci de l’Atlantique, que secondairement.
Bien sûr Giedion fait son travail d’historien : il rend à la mémoire les noms des fortes têtes qui ont contribué, chacune pour sa part, à la mise en place de la filière productive en quoi s’est finalement réalisée non pas toute l’industrie possible de la viande (sinon il ne serait pas question de la solution haussmannienne), mais l’un de ses modes, le mode industriel et/ou américain. Ce point est important quoiqu’assez difficile à comprendre qui, insistant pour commencer sur un certain nombre de particularités, affirme au fond substantiellement que la façon américaine de faire industrie n’était pas la seule capable d’alimenter les grandes concentrations urbaines alors en constitution. Pour S. Giedion (je traite ici en substance son propos), « industrie » n’est pas d’emblée un concept unanime, mais un concept variable. Partant, il est, il demeure discutable. Nous devrons nous en souvenir au moment de traiter du design.
Haussmann, écrit S. Giedion, « travailla avec acharnement au projet de La Villette, on pourrait même dire avec la conscience d’une mission à remplir et sur un plan de si grande envergure que l’on ne trouve rien de comparable à l’époque. La Villette devint l’abattoir par excellence, un prototype pour la France entière, tout comme les boulevards et les jardins publics d’Haussmann servaient de modèle à toutes les métropoles européennes en expansion. L’installation, dans son ensemble, témoigne du soin avec lequel chaque animal était traité. Les grandes bergeries, avec leurs vastes greniers sous les toits et leurs plans bien conçus, n’auraient pas été déplacées dans une ferme ; chaque bœuf avait sa stalle ».
On jugera sûrement paradoxal de parler du « soin de chaque animal » quand la perspective, tout de même, est l’abattage. Si S. Giedion s’y risque, c’est pour décrire le « prototype » français comme tenu à une limite qu’aura franchie l’américain. Il aura été, ce prototype, arrimé plus que son concurrent à une tradition de mœurs. D’une certaine manière, ce n’était que de l’artisanat (le mot est par ailleurs dans le texte) augmenté, de l’artisanat à grande échelle. Le choix fait par Giedion de le décrire sans en juger le rendement (dit-il quelque part que son économie n’avait aucune plausibilité ?) mérite l’attention. Il concerne en fait – c’est ce que je retiendrai – l’implication dans une architecture et une organisation de taille nouvelle de savoirs et de manières ayant déjà une histoire. Ces savoirs et ces manières sont liés dans leurs méthodes à des circonstances elles-mêmes historiquement et géographiquement localisées. Les rapportant aux fermes paysannes et aux pratiques d’un espace à « pays » – la France, l’Europe –, S. Giedion ne les tient pas comme extérieurs à toute histoire possible de l’industrie, mais seulement comme étrangers au devenir « américain » d’une ingéniosité dont la productivité – et non plus le soin – est le maître mot. C’est ce devenir qui est globalement appelé « mécanisation », parfois aussi « industrialisation ». Retenons le caractère spécifique de ce dernier mot : il nomme un processus bientôt dominant certes, particulier cependant. Ce processus échappe à une façon possible, même à grande échelle, d’être soigneux. L’adjectif « industriel » (et non plus : « industrieux ») le qualifie strictement.
Un management du surcroît
Comment pareil processus a-t-il pu se produire ? S. Giedion le rapporte primitivement à une qualité géographique : « Les Grandes Plaines à l’ouest du Mississippi où un homme à cheval domine d’immenses étendues d’herbages et où les troupeaux grandissent presque tout seuls, appellent implicitement l’abattage à la chaîne. Au contraire, avec la petite ferme, où chaque vache porte un nom et reçoit des soins individuels au moment du vêlage, des méthodes d’abattage artisanales s’imposent. L’organisation des centres d’abattage reflète elle aussi cette différence entre l’animal élevé à grand-peine et les troupeaux engraissés avec un minimum d’efforts. […] L’industrie américaine de la viande est née de la structure et des dimensions du pays. Seuls ces facteurs permettent d’en expliquer l’origine et les caractéristiques. Bien avant que l’industrialisation n’eût gagné ce domaine, les conditions nécessaires se trouvaient déjà réunies dans la configuration même du pays ».
Aux faveurs de sa géographie, l’Amérique n’a rien opposé. Elle s’y est abandonnée sans retenue. Son œuvre historique en matière de technique et d’économie procède ainsi du consentement à un excès sans cesse ménagé : « L’immensité du pays permettait de laisser les cochons courir dans les bois où ils se nourrissaient de glands et de faines jusqu’à cinq ou six semaines avant l’abattage ; on les lâchait alors dans les champs de maïs pour les engraisser. Les chiffres de production atteignirent bientôt des sommets qui ne semblaient pas moins extraordinaires aux Européens que la manière d’élever le bétail. Certains fermiers mènent, en une saison, jusqu’à 1 000 porcs dans leurs champs de maïs ; 150 à 300 est néanmoins le chiffre le plus courant. Ceci aboutit, tout naturellement, à une surproduction et les usines à viande ne furent plus en mesure d’écouler leur production. Ici, très tôt, apparaît une particularité de la vie économique américaine qui ira en s’accentuant au cours du siècle, à savoir une production excédentaire et son absorption par des moyens artificiels. Bien qu’il se manifestât tout d’abord dans le domaine agricole et dans des régions relativement peu peuplées, ce symptôme gagna par la suite presque toutes les branches de la production par le biais d’une industrie en augmentation constante » (le soulignement est de mon fait).
Je ne citerai pas davantage le texte. La phrase qu’on vient juste de lire, la dernière de l’extrait, montre suffisamment que l’industrialisation de l’élevage et de l’abattage à laquelle ont pu procéder les États-Unis est un biais pour saisir l’esprit général de la société industrielle. Au départ, quelque chose comme un état de nature au fond paradisiaque, capable de fournir en abondance et même en surabondance, le tout sans effort ou presque. Le travail humain est sommaire, mais le rendement immédiatement fort. À l’arrivée une sorte d’enfer, une absence assez radicale de pitié pour la vie, absence que le western illustrera à sa façon dans la culture américaine. S. Giedion ne traite pas de cette donnée culturelle, j’y pense seulement parce qu’il mentionne le rôle stratégique dans toute cette affaire de viande de la petite ville d’Abilene où s’achèvent par exemple les pérégrinations des héros de La Rivière rouge. Je note en outre que le western, impitoyable en effet dans son rapport à la vie, y compris celle d’hommes toujours plus ou moins astreints à tuer, a bien été capable de faire de la garde et de la conduite des troupeaux le fond de disputes démesurées, je note même qu’il a pu donner de la légitimité à certaines conduites meurtrières au sein de ces disputes, mais je remarque aussi qu’il a toujours tenu hors cadre, à ma connaissance du moins, l’économie de l’abattage. En ne filmant pas au-delà d’un certain type d’espace ou d’un certain point de cheminement (Abilene dans mon exemple est le lieu terminal de la dispute des hommes), il participe d’une dénégation à son tour spécifiquement américaine de la société industrielle. Il faut des textes comme celui de S. Giedion pour dépasser la mythologie ainsi construite et parvenir à relier les pans autrement séparés de la mémoire commune.
Dans la société qui s’est inventée avec la mécanisation et l’industrialisation de la viande et dont le western montre la part rurale, la générosité profonde de la nature est précocement pervertie. Le sentiment qui pouvait conduire le paysan traditionnel à soigner chaque animal disparaît au profit d’un rapport générique et massif à l’animalité. Ce qui compte, et de cela le western fait bien son fond d’images, c’est le troupeau, c’est le nombre des vies abattables. Le passage à la mécanisation industrielle de la viande se fait en raison d’un impératif élevé au rang d’a priori, celui de la fourniture pour elle-même. Cet impératif a pour consigne « l’augmentation ». Le mode de l’entreprendre que décrit S. Giedion est un processus dont la perspective n’est pas tant la profusion, ni même au fond la richesse en biens, mais un fournir sans fin, dans tous les sens possibles de cette dernière expression. La raison n’en est qu’occasionnellement donnée par le développement urbain, celui de Chicago d’abord auquel il n’aura été destiné qu’en première apparence. La cause efficiente, le motif réel sont ailleurs, dans la volonté de « maintenir une chaîne de production constante », fût-ce au prix de cette lancinante question : « Que faire des surplus ? ». Ce qui explique profondément la mécanisation selon S. Giedion, ce n’est pas le besoin, ni la demande, c’est l’aménagement de débouchés pour un surcroît constant de la puissance productive. Cet aménagement réalise une sorte d’échappée ou de sublimation, celles de l’industrie à certaines de ses conditions possibles. Un seuil a été franchi aux alentours du Chicago de la seconde moitié du XIXe siècle, seuil au-delà duquel les limites d’antan, le caractère saisonnier de la production par exemple, l’alternance des jours et des nuits aussi bien, ont bientôt cessé de constituer l’horizon des fabriques humaines. La société industrielle, à la différence de l’industrieuse, est une société de l’activité permanente. Elle ne se repose jamais. Son mot d’ordre est son propre développement durable. Je laisse à chacun le soin de méditer jusqu’à quel point, et de quel point de vue ou selon quelle idée de la valeur, un tel développement est soutenable.
De l’inventivité industrielle
Pour autant, et dès lors qu’on la considère avec un certain recul méthodique, l’industrialisation ne semble pas toute dénuée de positivité. Ainsi les industriels perpétuellement actifs que décrit S. Giedion sont-ils inventifs. Lisons par exemple l’histoire, relatée dans le texte, de la mise au monde du wagon frigorifique. Nous y trouverons la « mécanisation de la viande » liée à des dispositions novatrices en matière de transports. Que ces novations, en enchaînant les champs d’activité les uns aux autres, aient de ce fait appartenu au débordement industriel de l’industrie ne peut ni ne doit rien retirer à leur inventivité singulière. Remarquons tout de même que cette inventivité, aussi nourrie fût-elle, aura été particulièrement déterminée et orientée. Elle ne concerne pas la nature du résultat en bout de chaîne, en l’occurrence toujours de la viande consommable. Si dès lors elle est assignée, si même elle s’enchaîne, ce n’est pas à un principe d’absorption ajusté des produits dans l’usage. Il y avait d’emblée, il y aura toujours des surplus. Le processus, quoiqu’il paraisse, n’a jamais visé à proportionner l’offre à une demande préalable, besoin ou désir déjà constitués. Non, intimant plus essentiellement la production comme une obligation pour ainsi dire fascinée par sa propre capacité (et pour cette raison excessive), il trouve dans l’élargissement incessant du marché sa conséquence infernale. C’est dans cette perspective que le wagon frigorifique est inventé. En ce sens, c’est une innovation au sens que nous pouvons entendre encore aujourd’hui sous ce terme : elle touche moins à la nature du produit qu’aux façons de le mener avantageusement jusqu’au client capable de réaliser en l’achetant, quitte à jeter ensuite, sa valeur marchande.
De ce point de vue, si le cas traité par S. Giedion est exemplaire, c’est en ceci que les industriels qui s’en sont occupés sont parvenus à appliquer à un élément naturellement capable de se périmer (la viande) la règle – essentielle à la compréhension de la consommation moderne – de « l’absorption par des moyens artificiels ». Le wagon frigorifique et au-delà, la mise au point par perfectionnements successifs de la chaîne du froid n’auront pas seulement permis d’atteindre dans de bonnes conditions d’hygiène toute une clientèle urbaine. Ils ont eu une autre importance, celle de détacher la consommation marchande des qualités intrinsèques des produits. « L’augmentation » résultant de leur mise au point n’est pas essentiellement, je le répète, qualitative puisqu’il s’agit toujours de fournir en bout de chaîne une viande consommable. Non, le progrès aura été essentiellement quantitatif. Un public urbain de plus en plus nombreux – et par ailleurs de plus en plus éloigné, du fait même de sa position géographique, de connaître les conditions de la production – a pu être servi – et se servir – en tout temps. Le marché est désormais indépendant des saisons. Même la viande a pu devenir une marchandise constante, échangeable à tout moment. Mais ce mouvement d’artificialisation une fois parvenu à neutraliser les accidents de la temporalité naturelle ne pouvait pas ne pas avoir une autre conséquence, celle de toucher à un élément de saveur des existences traditionnelles : le rythme. Dans le monde de la mécanisation, qu’il s’agisse de travailler ou de seulement consommer, l’uniformisation du temps est une affaire. Ce monde est dans la constance des cadences, de l’égal, du répétitif. Ce qu’il produit d’une manière inédite, c’est l’uniformité. Ainsi l’abondance de la société industrialisée est-elle en profondeur, et même si elle s’en défend, hantée par le risque de la monotonie. Elle est substantiellement climatisée.
Ce n’est pas tout. Depuis la mise en service du wagon frigorifique, la viande ne risque plus, ou beaucoup moins, de s’avarier pendant son transport, c’est-à-dire dans l’espace temporel qui sépare sa production de son absorption ultime. Du coup, le moment de sa péremption échappe au seul mouvement de sa nature biodégradable. Cette dernière qualité est désormais techniquement déterminée. Ainsi le temps d’obsolescence vient-il s’inscrire au registre d’une disposition machinée : il est devenu économique. Ce qui compte est dès lors ceci, dont la société industrielle fera son affaire au-delà du cas de la viande : que la durée pendant laquelle un produit est consommable ne relève pas de la nature de ce produit même mais d’une condition qui en définit par artifice, au second degré pour ainsi dire, la disponibilité. Voyez, dans des secteurs moins obérés par les conditions naturelles de pourrissement qui peuvent toujours concerner la viande, le rôle de la mode ou du renouvellement des gammes, manières artificielles après tout de produire la péremption. Dans le même ordre d’idée, considérez que l’art récent des assurances peut à son tour rendre de droit irréparable et ainsi de fait inutilisable un certain nombre d’objets seulement décotés, le cas échéant exclus du marché par des normes. À bien des égards, la condition d’usage échappe dans la société industrielle aux utilisateurs mêmes.
Finalement la temporalité personnelle des consommateurs n’est pas plus que la nature des objets ce qui détermine réellement le consommable. Elle n’a guère de place dans l’enchaînement des dispositions qui auront permis au surcroît de la capacité productive américaine de se répandre dans des existences quotidiennes qui, au fond, n’y étaient pas intéressées et n’en avaient pas souci.
La position du design
À l’avancée du monde mécanisé, qui semble inexorable à lire la froide description à laquelle procède S. Giedion, des forces se sont-elles opposées ? En Europe sûrement où nombre de mouvements à la fois sociaux et idéologiques (je pense ici, entre autres, aux positions d’un John Ruskin) tentèrent de contrevenir aux « qualités » découlant du « progrès » industriel. Mais en Amérique ? La mémoire, sans doute dominée par la partiale et partielle façon dont le western, j’en ai parlé, a enregistré le phénomène global, est ici plus floue. Dans l’absolu, deux attitudes étaient possibles dont la différence nous regarde toujours. La première est morale en ceci qu’elle prend garde aux mœurs induites, qu’il s’agisse des conditions du travail ou des effets de la consommation en général dans le rapport à la vie. De cette attitude qui peut attendre d’être politiquement traitée ou secourue se déduisent diverses sortes de réactions plus ou moins conservatoires, par exemple le rappel de valeurs aptes à intimer un certain rapport au soin dans le travail, un certain respect des éléments de la nature, etc. La seconde est plus difficile à partager, plus complexe à saisir dans son enjeu, moins ancrée aussi bien, peu traditionnelle en somme. Elle concerne le design dans sa formule historique, celle qui a permis au mot de faire date et obtenu qu’on puisse ainsi appeler de ce mot une conduite spécifique au sein de la puissance technique de l’époque.
Je ne rappellerai ici que quelques éléments suggestifs. D’abord celui-ci : c’est à Chicago, aux moments évoqués par l’ouvrage de S. Giedion, que travaillait Louis Sullivan, c’est là qu’il mûrit l’argumentation de sa fameuse formule sur la relation entre forme et fonction. N’isolons pas cette formule comme on l’a trop fait, lisons-la complètement et correctement replacée au sein de l’argumentation globale de L. Sullivan. Nous trouverons alors qu’elle résume lapidairement une réflexion qui prend le naturel pour référence avant et afin d’exposer une originale idée de forme technique prenant foncièrement acte des poussées liées à la mécanisation. De cette idée, Frank Lloyd Wright, d’abord disciple de Sullivan, précisera la formule. Par le biais du Bauhaus, qui la trouvera comme un enjeu substantiel, puis de László Moholy Nagy, lui-même venu derechef finir sa carrière, au nom du design, au New Bauhaus de Chicago, elle concernera également la constitution et la position du design en Europe.
De tout ce mouvement qui a littéralement dégagé le design de l’attitude seulement morale de réaction que j’évoquais d’abord un peu plus haut, que retenir ici ? Essentiellement, trois éléments.
Le premier, c’est une adoption du travail à la machine renvoyant les vertus de l’artisanat à des présupposés historiques. La figure de l’artisan, au demeurant jamais tout à fait positive dans l’histoire (voyez les textes des classiques à cet égard, et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert encore), n’est vraiment devenue exemplaire et glorieuse qu’une fois ses capacités productives inondées par la force économique de la mécanisation. Effet de nostalgie en somme, explicable par les douleurs générées à l’occasion du changement de monde qui nous concerne encore aujourd’hui. Le design est né de sortir, non sans mal, de cette nostalgie. Son propre principe historique s’est lié à une acceptation particulière mais déterminée, des machines.
Le deuxième élément à retenir concerne la position quant à la technique. Le design s’est distingué en admettant foncièrement que la technicité de l’époque, bien que susceptible de s’économiser ou de se disposer industriellement dans l’impitoyable mécanisation que décrit S. Giedion, ne se confondait pas nécessairement avec cette mécanisation. Au-delà des formulations historiques auxquelles je me réfère ici en substance, et n’y pensant pas, Gilbert Simondon a établi l’idée qu’il existe des modes d’existence des objets techniques. Le pluriel est important, qui admet une diversité des états machiniques et des possibilités de réglage. De mon côté je pense utile de considérer une part au moins de la technique, celle des appareils, sous l’angle d’une générosité. Ils sont susceptibles, ces appareils, de donner quelque chose, de mettre au monde par exemple des formes d’expérience. Si cette capacité est le plus souvent économisée et les appareils instrumentalisés, elle demeure réalisable en certains endroits et sous certaines conditions. La réduction des possibles dans une époque donnée et l’uniformisation résultante des effets n’appartiennent donc pas par principe à la technique, mais à son économie. Une telle économie laisse de côté, dans le registre d’une puissance peu réalisée, tout un appareillage, tout un exercice de la technicité. Elle ne va pas sans réserve. C’est justement à la quête de cette sorte de réserve, et à son expression formelle, que le design historique s’est voué quitte à mettre pour cela au monde des produits d’exception déliés des pratiques de masse a contrario recherchées par le mode économique d’exploitation et de domination de la puissance productive.
Ce n’est donc d’abord ni moralement ni politiquement que le design, bien que sa position de principe fasse enjeu dans le champ des mœurs, aura contesté la mécanisation. De là le troisième élément de sa caractérisation historique : une attestation d’ordre méthodique dont le milieu et l’enjeu sont bien la façon de faire économie, c’est-à-dire disposition des techniques dans un milieu machinique. Le design naissant ne s’est pas situé dans la chaîne productive, il n’a pas validé ce mode d’alignement en opérations chacune réglée d’avance par les contraintes de la précédente et par conséquent interdite d’une gestation propre. Pour ce qui est de la méthode, de l’organisation du travail, « design » rime, j’ai pour ce qui me concerne tenté de le montrer en étudiant le Bauhaus 2, avec « tension ». Quand la mécanisation décrite par S. Giedion raisonne en termes de chaînes et d’enchaînements, le design cherche des pôles et des polarités. Non pas donc un mode d’organisation par étapes alignées les unes après les autres, chacune débouchant de façon contraignante sur la suivante, la réglant pour ainsi dire d’avance, lui interdisant ainsi, au moins tendanciellement, d’opérer une gestation propre, pas ce mode, donc, peu à peu entropique (en bout de chaîne, il n’y a rien à faire), mais la recherche d’une dynamique : la production et le produit comme équilibres entre divers tenants et considérants non a priori hiérarchisés et chacun envisagé avec sa part de travail possible (la texture matérielle, l’appareillage, la valeur, la forme par exemple).
Ces idées sont-elles celles qu’on demande aujourd’hui lorsqu’on fait appel au design ? Rien de moins sûr. Je n’exclus pas pour ma part qu’un tel appel soit en définitive plus économique que formel et que la tentation soit grande de loger le design dans une chaîne mécanisée d’allure et d’envergure nouvelles. Mais peut-être ces nouveautés sont-elles pour l’essentiel, pour beaucoup en tout cas, d’apparence. Chacun pourra sentir que les descriptions de S. Giedion concernent un monde et des opérations qui nous sont proches. Dans cette circonstance, la question est de savoir si le design tient encore à sa formule historique ou si au contraire il est voué (mais alors par quelle obligation ?) à se délier de cette formule et de son histoire, à se fonder sur de nouveaux principes, à se faire comme jamais auxiliaire de mœurs économiquement déterminées. Lisant et relisant Giedion, je ne pense pas que le design dont j’aurai ici parlé soit partout possible ni partout une solution. Dans certains champs, nous ne pouvons peut-être espérer que de protestations politiques ou de refus moraux. Pour autant la tâche demeure de chercher à réaliser où il se peut ce qui aura toujours fortement risqué de manquer à l’industrialisation moderne, soit ce que Frank Lloyd Wright appelait « le rythme de la forme ». Cette tâche conduit à traiter d’abord des opérations productives, non des commerces et des usages qui les achèvent. Elle regarde la technique et les capacités productives à l’orée, dans leur créativité encore possible, non à leur fin, dans tel ou tel bout d’une chaîne consommatrice abandonnée à des personnalisations d’apparence.
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Frank Lloyd Wright, L’Architecture moderne, 1930, traduit de l’américain par Georges Loudière et Mathilde Bellaigue in Frank Lloyd Wright, L’Avenir de l’architecture, Paris, éditions du Linteau, 2003, p. 107–108. J’ai conservé le terme « designers » en la circonstance effectivement adopté par Frank Lloyd Wright ainsi que l’indiquent les traducteurs eux-mêmes. J’ajoute que le texte, quoique rédigé en 1930, résume des notes et écrits produits entre 1884 et 1930. Nous sommes bien ainsi dans le champ historique d’une réponse aux phénomènes de mécanisation décrits par S. Giedion. ↩
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Lire Pierre-Damien Huyghe, Art et industrie, philosophie du Bahaus, Paris, Circé, 1999. [N.d.É]. ↩