L’illusion de la liberté, la nature artificielle dans les jardins zoologiques

Carte postale du zoo de Tampa, Floride, c. 1980

Les animaux ont toujours été mis à l’écart de l’histoire. Dans son livre Le point de vue animal, une autre vision de l’histoire*, Éric Baratay propose de se défaire de cette vision anthropocentrée pour adopter une perspective nouvelle où les animaux sont sujets voire acteurs des évolutions de la société. Le point de vue animal est occulté au point que même les lieux qui leurs sont destinés (écuries, porcherie, niches, cages, aquariums, etc.) sont d’abord conçus pour l’homme. C’est particulièrement visible dans l’évolution de l’architecture des zoos, qui ne prend en compte que tardivement les spécificités propres à chaque espèce dans la conception des enclos. Ces différentes structures traduisent l’évolution du regard porté sur l’animal sauvage et la captivité.

Créés au début du XIXe siècle, au Jardin des Plantes à Paris (1793) puis à Regent’s Park à Londres (1828), les jardins zoologiques ont connu depuis un grand succès populaire et une grande diffusion géographique, d’abord européenne, puis mondiale au XXe siècle, parce qu’ils ont répondu à un attrait croissant du public pour la nature exotique des autres continents, jusqu’à l’entre-deux-guerres, puis pour la nature sauvage, non domestiquée, depuis l’après-guerre1. Ces jardins zoologiques sont avant tout des théâtres du sauvage, des mises en scène des faunes, mais aussi des flores, des divers continents, pour les exposer d’une manière agréable à la vue du public. L’idée était née dans les villas italiennes, plus précisément romaines et florentines, des XVIe et XVIIe siècles, qui présentaient des parcours dans leurs parcs pour admirer les animaux exposés ; puis elle avait été reprise à Versailles, où Louis XIV avait fait bâtir la première ménagerie d’occident, c’est-à-dire réservée à des animaux exotiques, rares et précieux, qui présentait ses animaux d’une manière théâtrale en les disposant dans des enclos rassemblés en éventail autour d’un petit château d’agrément d’où la cour pouvait les admirer. Le modèle versaillais est adopté dans la plupart des cours européennes aux XVII–XVIIIe siècles, puis est remplacé par celui des jardins zoologiques, qui renoue avec la dispersion des bâtiments dans un jardin et avec des parcours de l’un à l’autre. Car les mises en scène de ces zoos changent régulièrement, au gré des évolutions politiques, sociales, culturelles, pour être en phase avec les goûts et les désirs du public. Or, l’une des révolutions majeures dans l’histoire de ces mises en scène, aussi importante que celles des villas italiennes, de Versailles, du Jardin des Plantes, a lieu dans la première moitié du XXe siècle en utilisant les grottes et les montagnes artificielles comme outils de création et de transformation radicales, car cette nouvelle présentation, qui est le fruit d’un changement de conception des zoos et qui accélère ce changement, bouleverse toute l’organisation des zoos et, au-delà, toute la représentation de la nature sauvage, exotique, des autres continents, toute l’action projetée sur cette nature et ces continents par l’Occident. Pour bien comprendre l’ampleur de cette rupture, et le rôle joué par les grottes et les rochers, il faut partir du XIXe siècle, s’attarder un peu sur le rôle attribué aux jardins zoologiques et sur l’allure qu’on leur donne pour qu’ils le tiennent.

Enfermer et domestiquer au XIXe siècle

Au XIXe siècle, les jardins zoologiques sont considérés comme des instruments de connaissance zoologique, mais aussi, et même surtout comme des moyens de maîtrise et de contrainte de la faune exotique qui n’a que deux solutions, face à la volonté de domination déployée en Occident, parallèlement à la colonisation : ou se soumettre, par acceptation ou par obligation, ou disparaître, l’idée d’une préservation de cette faune dans son état sauvage ne venant à l’esprit que de peu de monde. Cette mise en demeure lancée à la faune exotique transparaît dans l’organisation concrète des jardins zoologiques, notamment dans les architectures des bâtiments hébergeant les bêtes, qu’en schématisant on peut regrouper en deux types. Le plus répandu, inventé au Jardin des Plantes et à Regent’s Park, répond à la volonté de maîtriser par la force2. Il propose des bâtiments de style classique, alignant les cages les unes à côté des autres dans un but de présentation scientifique, d’énumération des espèces connues ; il permet symboliquement d’inventorier et de classer la faune et la flore, une entreprise développée depuis Linné au XVIIIe siècle ; d’ailleurs, il reproduit le schéma des cabinets d’histoire naturelle en donnant aux animaux un statut d’éléments de collection. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, directeur de la ménagerie du Jardin des Plantes à partir de 1841, déclare que celle-ci doit s’inscrire dans le plan général du muséum et représenter un cabinet vivant avec un grand nombre d’espèces bien disposées et bien classées3. Les cages sont des vitrines, des présentoirs, presque des tableaux vivants avant d’être des habitats. Elles doivent permettre d’observer de près des animaux souvent immobiles, qui ne peuvent guère bouger dans les petites surfaces qui leur sont accordées. Partout, les grillages et les barreaux dominent ; ils affirment, avec les architectures néoclassiques des bâtiments, la victoire de la culture humaine, rationnelle, sur la nature sauvage, instinctive, et la maîtrise réussie du monde4. Le second type répond à l’injonction de soumission volontaire des animaux et s’adresse surtout aux herbivores, qu’on pense plus conciliants que les carnivores. Il se caractérise par une architecture ethnographique qui est diffusée dans la seconde moitié du XIXe siècle en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en raison du goût de leurs artistes pour les réalisations monumentales et de la politique des sociétés par actions, qui gèrent ces jardins zoologiques et qui veulent des aménagements spectaculaires pour attirer le public. Anvers inaugure en 1856 un temple égyptien pour éléphants, girafes et chameaux5. Gand édifie une cabane en forme de tente de nomades pour ses chameaux. Berlin, qui porte le style à son apogée, construit une pagode indienne pour les rhinocéros et les éléphants (1873), une habitation orientale pour les chameaux (1897), une japonaise pour les échassiers (1897), etc.6 Le temple égyptien, la résidence mauresque, la pagode asiatique se retrouvent partout, comme images des continents, mais n’abritent pas les mêmes faunes selon les endroits. L’exotisme prend ses aises avec la géographie mais il transforme les jardins en morceaux de terres étrangères et il proclame la présence soumise, presque volontaire, et la domestication à venir des animaux présentés.

La fosse aux ours, Zoo de Berne. Photo Ernst Selhofer. Carte postale non datée, envoyée en 1920

Ces deux styles de présentation ne sont pas hermétiques, dans de nombreux zoos appartenant à l’un d’eux, des éléments de l’autre sont présents, et beaucoup de jardins zoologiques, en Italie, en Suisse, et ailleurs en Europe, les mélangent à leur gré. Ces styles ne sont pas non plus figés. Dans la seconde moitié du siècle, se développe un mouvement d’aménagement et de naturalisation des cages. Les volières sont agrémentées de sol en terre battue, d’arbres, de rochers et de nids. Des cages extérieures aux bâtiments sont créées pour les singes, les ours, les lions, ainsi exposés à l’air libre même en hiver, et des rochers artificiels, des bassins, des troncs d’arbres voire des arbres entiers sont ajoutés, parce que le public voudrait de plus en plus voir les bêtes comme en nature. Cette naturalisation s’ajoute à celle mise en œuvre dès la création des jardins zoologiques au début du siècle, qui s’opposaient aux ménageries d’Ancien Régime par l’implantation des cages dans un milieu végétalisé, diversifié, disposé le long de chemins sinueux. Colline, rocher, rivière, fosse, grotte prennent ainsi une importance croissante dans la mise en scène, mais aussi dans l’imaginaire du public comme le montre cette réflexion de Proust à propos du jardin d’acclimatation de Paris à la fin du siècle : « […] comme j’avais appris que Mme Swann se promenait chaque jour dans l’allée ‹ des Acacias › , autour du grand Lac, et dans l’allée de la ‹ Reine Marguerite › , je dirigeais Françoise du côté du bois de Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés des flores diverses et des paysages opposés ; où, après une colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque. »7

Ces aménagements ne suppriment pas les grillages, les barreaux, les cages brutes, et ils n’empêchent pas la montée d’un sentiment de gêne parmi le public, à partir de la fin du XIXe siècle, qu’on voit bien se développer dans les courriers adressés aux directions : les petites superficies ou les grilles donnent une impression de prison qui contrarie le désir croissant de voir la faune telle qu’elle est et le rêve d’une soumission volontaire, voire d’une amitié8.

Cages sans barreau !

C’est à ce moment qu’intervient l’invention de Karl Hagenbeck (1844–1913)9. Il est alors connu internationalement comme capteur et marchand d’animaux exotiques pour les cirques et les zoos, comme créateur et propriétaire du cirque Hagenbeck, l’un des plus grands au monde, comme dresseur d’animaux, il met au point le dressage en douceur en 1879 et invente la cage centrale en 1889, comme initiateur et organisateur de grandes expositions zoologiques et surtout ethnographiques, qu’il propose itinérantes ou livrées clef en main dans telle ou telle ville, et qu’il installe souvent dans leurs jardins zoologiques10. Au début du XXe siècle, il a l’idée de rassembler ces différentes activités dans un même lieu pour rentabiliser les animaux de son entrepôt de vente, qui sont là en transit mais qu’il doit garder un moment pour les acclimater avant de les revendre, en les exposant, ainsi que les bêtes de son école de dressage et celles en attente d’expositions itinérantes. Avec tous ces animaux, bien plus nombreux que dans la plupart des zoos et des cirques européens, il veut créer un grand spectacle fixe, mélangeant exposition et dressage, susceptible d’attirer les foules. Il achète donc quelques hectares de champs à Stellingen, près de Hambourg, en 190211.

Il décide de ne pas copier le style ethnographique des zoos allemands, parce que son installation souffrirait de leur concurrence, mais de rénover de fond en comble l’autre style, aux bâtiments classiques et aux cages décriées, en en prenant le contrepied : les traces de l’homme, sous la forme d’aménagements et de classements, doivent disparaître au maximum de la vue pour laisser la place aux seuls effets produits par les animaux, qu’il faut présenter en groupes dans des environnements simulant au mieux leurs milieux naturels. Pour cela, il met en œuvre trois procédés de mise en scène. Les cages, les grillages et les barreaux sont remplacés par des enclos délimités par des fossés inspirés des sauts-de-loup utilisés dans les jardins anglais du XVIIIe siècle pour annexer visuellement les terres voisines. Larges de 5-6 m, dotés de pentes abruptes et quelquefois remplis d’eau, ils rendent la fuite impossible aux animaux, même les plus dangereux, tout en débarrassant de tout obstacle la vue des spectateurs, qui peuvent croire être avec les bêtes et imaginer ce qu’il y a au loin, là-bas. D’autre part, une partie des enclos est disposée sous la forme de plateaux étagés, avec une espèce par plateau, un dispositif directement inspiré du théâtre, qu’Hagenbeck avait déjà utilisé pour des exhibitions ethnographiques et qui permet au spectateur de voir en enfilade, par dessus ou par dessous, plusieurs milieux successifs ou des milieux proches. Enfin, la dimension verticale est renforcée par la mise en place d’importants rochers en béton. Des rochers, et leurs grottes, étaient utilisés depuis longtemps dans l’aménagement des parcs aristocratiques ; le premier projet de la ménagerie du Jardin des Plantes leur donnait déjà une place importante, mais il avait été abandonné pour des raisons financières ; les zoos de la seconde moitié du XIXe siècle en avaient installé pour participer au début de naturalisation des cages et des enclos. La nouveauté à Stellingen réside dans l’emploi du béton, dans l’ampleur des rochers et dans leur disposition centrale : le plus grand rocher, au centre, s’élève à 50 mètres au-dessus du pays plat de Stellingen, demande 40 000 m3 de béton, et les étapes de sa construction sont suivies par de nombreux journalistes et architectes.

Tous ces procédés sont déployés dans un espace restreint de quatre hectares et ils ont aussi pour but de compenser cette exiguïté initiale, compensée ensuite par l’achat de terrains supplémentaires, en dilatant l’espace visuel : à la fois en unifiant l’endroit, par l’enlèvement maximal des grilles, en l’agrandissant en hauteur ou en profondeur pour compenser les superficies manquantes en largeur, et en l’agrémentant de nombreux artifices. Le portail est orné d’énormes sculptures d’éléphants et des reproductions à l’échelle d’animaux préhistoriques sont disposées dans le jardin, pour donner une impression de dimensions colossales. Le grand rocher présente deux paysages très différents, l’un sur chaque face : un milieu polaire, avec béton peint en blanc, otaries, ours, pingouins ; un jardin équatorial. Disposant de nombreux animaux en transit, Hagenbeck installe aussi un étang avec 500 oiseaux aquatiques et un enclos pour un grand troupeau d’herbivores12.

Succès, résistances, diffusions

À l’ouverture du zoo, en 1907, l’écho est considérable en Europe, les visiteurs sont subjugués : « On a le sentiment de quelque chose d’extraordinaire… de rare… d’inhabituel ». Les animaux paraissent libres, peuvent bouger et se comporter à leur aise, se montrer dans toute leur splendeur, et le public se sent transporté là-bas, chez les animaux, à l’inverse de ce qui est ressenti dans les autres zoos et c’est bien ce renversement de perspective qui fait le succès et la renommée de l’entreprise. Hagenbeck est salué comme « le bienfaiteur qui le premier ouvrit les cages »13 et son zoo comme le « paradis »14 des animaux sauvages. En Allemagne est composée l’expression Freianlage, enclos libre, enclos de liberté ; Zukowsky intitule Paradis allemand des animaux (1929) son livre sur Stellingen ; les mémoires d’Hagenbeck (Von Tieren und Menschen, 1909) sont traduites en France sous le titre Cages sans barreaux (1951).

Bâtiment des éléphants, Whipsnade Zoo, 1935. Architectes Lubetkin & Tecton. Photo Leo Herbers Felton

Il s’agit pourtant d’un mélange de faux-semblants (des oiseaux de proie sont attachés aux rochers par des chaînes, d’autres ont les ailes rognées pour qu’ils ne puissent pas s’envoler) et d’une scénographie prenant ses aises avec la réalité (les éléphants et les lions sont dans des grottes) tout en maintenant des conditions de vie difficiles pour les bêtes : les logements intérieurs sont minuscules et non chauffés, car cela paraît inutile pour des animaux en transit ; l’acclimatation reste délicate et la mortalité est importante, par exemple pour les flamands ou les gazelles.

Il n’empêche que Stellingen démode d’un coup tous les autres zoos, qu’il lance la mode de l’enclos libre et du rocher jusqu’aux années 1960, et que celle-ci se répand dans toute l’Europe en copiant le zoo d’Hagenbeck : Anvers dès 1909, puis Milan, Rome, Budapest, Leipzig, Berlin, Paris, etc. La mode s’étend jusqu’aux autres continents, à Ceylan, en Inde, aux États unis, de Détroit à Saint-Louis15. Le modèle est d’ailleurs diffusé par Hagenbeck lui-même, avec son équipe et ses fils, puis des disciples séparés, qui livrent des zoos clé en main, avec les plans, la mise en œuvre des aménagements, les animaux… et même le directeur à Rome en 1912 !16

Détaillons l’exemple du zoo de Vincennes, à Paris. Stellingen et les autres zoos aux enclos libres donnent le coup de grâce aux petites cages de la ménagerie du Jardin des Plantes, qui est ouvertement décriée comme une prison dans l’entre-deux-guerres, comme une « humiliation pour la capitale de la France »17. L’idée s’impose de créer un nouveau zoo en profitant de l’exposition coloniale de 1931 dans le bois de Vincennes18. L’entreprise est prise en main par les professeurs du Muséum national d’histoire naturelle, qui gèrent déjà le Jardin des Plantes, qui s’avèrent impressionnés lors de visites à Stellingen et à Rome, et qui décident de mettre les animaux dans un cadre naturel, proche de leur milieu, de leur donner des activités extérieures et de garantir au public des effets spectaculaires. Les enclos libres et les rochers sont déclinés partout et le principe d’un haut rocher central, fonctionnant comme un repère et un appel, est aussi retenu : la construction de ce grand rocher, culminant à 67 m, constitué d’une armature en poutres de béton et d’un treillis métallique très fin en surface, permettant au ciment d’imiter la roche cristalline, est suivie, là aussi, par les ingénieurs et les architectes du monde entier, passionnés par cette « sorte de décor de théâtre en ciment, de paysage stylisé et sauvage, tantôt souriant, tantôt sévère et impressionnant, mais franchement artificiel »19. À son ouverture en 1934, le zoo de Vincennes est pris d’assaut par les foules enthousiastes, étonnées de se retrouver en Afrique, en Asie, aux pôles, au milieu des lions, des éléphants, des ours…, car le subterfuge des fossés, des enclos libres, des rochers et des grottes fonctionne à plein20.

Cela n’empêche pas des critiques, notamment de la part de naturalistes qui ne se veulent pas dupes de la mise en scène, soulignant qu’elle ne donne qu’une « impression de vie en liberté », voire de « simili-liberté » comme on l’écrit à Mulhouse21, et qui critiquent l’abandon de la fonction scientifique du zoo, qui devrait présenter des animaux bien classés, les incohérences géographiques de « la mystique du rocher », qui impose, par exemple, ces constructions à des animaux des steppes, et les insuffisances sanitaires des logements intérieurs, mal ventilés, difficilement nettoyables, alors que les exigences hygiéniques se font plus fortes pour limiter la mortalité des bêtes.

Cage des gorilles, Whipsnade Zoo, 1933–1934, Architectes Lubetkin & Tecton

La contestation vient aussi de quelques architectes, notamment le russe Berthold Lubetkin, proche des artistes de l’abstraction, influencé par le constructivisme russe et l’école du béton armé de Perret, qui fonde le groupe Tecton à Londres et qui est le seul architecte important du siècle dont les œuvres majeures concernent des zoos. À Whipsnade, dans les années 1930, la cage circulaire des gorilles est un emboitement de volumes courbes en béton, avec des surfaces lisses et stériles, des sols aux textures variées, permettant de nettoyer aisément. La piscine des pingouins déroule des volutes sur lesquelles les animaux circulent comme les danseurs d’une chorégraphie. Les abris des éléphants sont des silos cylindriques aux murs aveugles. À Dudley, Lubtekin crée des volumes d’une précision d’épure, reliés par des courbes harmonieuses d’un béton très fin, tandis que l’hygiène, l’arrivée des fluides, les circulations d’air sont aussi bien conçues que pour un hôpital. Les animaux servent à animer et à mettre en valeur ces œuvres, comme cette « île en béton parée de ses pingouins », où leur noir et blanc fait contraste avec les couleurs primaires des surfaces22. Quelques zoos suivent, comme à Mulhouse dans les années 1960, avec la fosse aux singes, pourvue d’une espèce de sculpture abstraite en béton, qui leur permet de grimper jusqu’au niveau des visiteurs, ou avec des habitats cubiques et polychromes, aux parois entièrement revêtues de céramiques, où les animaux évoluent dans une totale abstraction23.

Mais ces expériences sont emportées par les critiques concernant leur refus de la nature, leur caractère de prisons en béton, et c’est bien le désir de nature et de liberté qui l’emporte à partir des années 1960, dans le sillage de Stellingen mais sans reprendre son modèle architectural qui paraît dépassé. L’époque est aux parcs zoologiques, dont le changement de nom dit le changement d’échelle par rapport aux jardins, et dont les premiers sont apparus dans les années 1930, mais qui se multiplient surtout avec le développement de l’automobile puisqu’ils s’installent dans les lointaines périphéries des grandes villes pour disposer de vastes espaces afin de présenter des groupes d’animaux dans des enclos plus importants. Et dans un système de cage inversée, c’est le visiteur qui doit suivre des itinéraires imposés pour concrétiser l’idée d’une arrivée en terre sauvage, d’une entrée sur le territoire de l’animal. Ce principe fonde les rénovations et les créations de jardins zoologiques jusqu’à nos jours : abandon ou enfouissement maximal des matériaux humains et naturalisation maximale. Les zoos devraient être des arches de Noé, des îlots de nature exotique où l’on préserverait des espèces qu’on ne peut pas protéger là-bas24. La boucle est bouclée par rapport au XIXe siècle : le zoo n’est plus une maison de rééducation d’une faune dangereuse mais une zone de respect d’une nature en danger. Or, c’est bien l’usage à grande échelle des grottes et des rochers qui a permis ce renversement de perspective.

Piscine des pingouins, Whipsnade Zoo, 1933–1934, Architectes Lubetkin & Tecton



* É. Baratay, Le point de vue animal : Une autre version de l’histoire, 2012


  1.  Ibid. 

  2. Y. Laissus, Les Animaux du muséum, 1793−1993, 1993 ; J. Barrington-Johnson, The Zoo : the Story of London Zoo, London, 2005. 

  3. I. Geoffroy Saint-Hilaire, Notes sur la ménagerie, 1860, p. 9−10. 

  4. W. Blunt, The Ark in the Park. The zoo in the nineteenth century, Londres 1976 ; R. Hoage, W. Deiss (éd.), New Worlds, New Animals. From Menagerie to Zoological Park in the Nineteenth Century, Londres 1996 ; Vernon Kishling (dir.), Zoo and Aquarium History : Ancient Animal Collections to Zoological Gardens, London 2001 ; N. Rothfels, Savages and Beasts : the Birth of Modern Zoo, Baltimore 2002. 

  5. C. Kruyfhooft (dir.), Zoom op zoo – Antwerp zoo foursing on Arts and Sciences, Anvers 1985. 

  6. L. Heck Führer durch dem Berliner zoologischen Garten, Berlin, 1903 ; H.G. Klös Wegweiser durch den zoologischen Garten Berlin, Berlin 1959, p. 122 ; C. Luz, Exotische Welten. Exotische Phantasien. Das exotische Tier in der europäischen Kunst, Stuttgart 1987. 

  7. M. Proust, Du côté de chez Swann, Paris 1993, p. 431. 

  8. É. Baratay, « Un instrument symbolique de la domestication : le jardin zoologique aux XIXe−XXe siècles (l’exemple du parc de la Tête d’Or à Lyon) » in : Cahiers d’histoire 42, 1997 3−4, p. 677−706. 

  9. H. Von Kuenheim, Carl Hagenbeck, Hamburg 2009. 

  10. H. Thode-Arora, Für fünfzig Pfennig um die Welt. Die Hagenbeckschen Völkerschauen, Francfort 1989 ; N. Bancel (dir.), Zoos humains, de la vénus hottentote aux reality shows, 2002. 

  11. H. Reichenbach, « Carl Hagenbeck’s Tierpark and modern zoological gardens » in Journal of the Society for the Bibliography of Natural History (1980), p. 582 ; E. Ames, Carl Hagenbeck’s Empire of entertainments, Washington 2009. 

  12. C. Hagenbeck, Cages sans barreaux, 1951, p. 264 ; G. Loisel, « Rapport sur une mission scientifique dans les jardins et les établissements publics et privés » in Nouvelles Archives des missions scientifiques et littéraires 15, 1908, p. 125−282 ; P. Boulineau, Les Jardins animés, 1934, p. 478. 

  13. J. Huret, En Allemagne, de Hambourg aux marches de Pologne, 1908, p. 249. 

  14. F. Katt, « Hagenbecks Tierparadies » in Zoologische Beobachter 1909, p. 370−372. 

  15. É. Baratay, É. Hardouin-Fugier, Zoos. A History of Zoological Gardens in the West, London 2002 ; J. Donahue, E. Trump, American Zoos During the Depression : A New Deal for Animals, Jefferson 2009. 

  16. Il giardino zoologica di Roma nel XXV anniversario, 19101935, Rome 1935, p. 38, 87. 

  17. L’Illustration, 18 août 1923. 

  18. H. Thétard, Des hommes et des bêtes, le zoo de Lyautey, s.d. 1945. 

  19. G. Lisch, « Le Nouveau jardin zoologique » in L’Architecture, juin 1934, p. 220−227. 

  20. Archives du Muséum National d’Histoire Naturelle : carton 43, Projet Bourdelle ; A. Urbain, « Le Parc zoologique du bois de Vincennes » in La Revue de Paris, 15 août 1934, p. 637, 937 ; Guide officiel avec plan du parc zoologique du bois de Vincennes, s.d. 1935, p. 4. 

  21. Archives Municipales de Mulhouse : 44 W 47, Problème du jardin zoologique, 27 décembre 1952. 

  22. P. Morand, Les Réveille-Matin, 1937, p. 187 ; P. Coe, M. Reading, Lubetkin and Tecton : Architecture and Social Commitment, 1983 ; J. Allan, Berthold Lubtekin : Architecture and the Tradition of Progress, London, 2011. 

  23. R. Holl, « Construire au zoo » in Bulletin de la ville de Mulhouse, 1968, 1, p. 28−39 ; Le complexe pour animaux de la ville de Mulhouse, Mulhouse 1974, p. 1 ; P.L. Cerija, Mulhouse, parc zoologique et botanique, Mulhouse, 1991, p. 45−49. 

  24. J. Donahue, E. Trump, The Politics of Zoos : Exotics Animals and Their Protectors, Dekalb, 2006. 

Sommaire nº 39
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