Academics vs. Politics ?
En tant que réseau d’outils critiques des effets de la normalisation et de la naturalisation de la division hétérosexistes du politique, les théories queer ont fini par se glisser un peu partout dans le champ académique, jusqu’à en devenir une formule magique capable de transformer n’importe quel symposium en tribune, n’importe quel article studieux en brûlot subversif. Trente-cinq ans de circulation des pensées queer dans les champs intellectuels, artistiques, progressistes, les ont progressivement dépouillées de leur contre-violence politique, de leur urgence, de leurs propriétés de havre pour celleux qui, au bord de se noyer dans l’océan d’un quotidien hétéronormatif et de chemins individuels brutaux, y trouvaient la bulle d’air nécessaire pour reprendre leur souffle. Sérieux dommage collatéral. Dorénavant, tout le monde peut être queer, semble-t-il, y compris la dernière pub Levi’s. Malgré le bien-fondé d’une réflexion collective autour de la fluidité des notions d’autonomie et de capacité d’agir, Lennard J. Davis nous rappelle que « c’est trop facile de dire qu’on est tou·te·s handicapé·e·s »1. De la même manière, il semble un peu trop simple de prétendre que « tout le monde est queer » au motif d’un intérêt réel pour les questions posées par ces mouvements d’émancipation et leur théoricien·ne·s. Je me range du côté d’une ligne dure, et peu inclusive a priori : celle qui trace la séparation entre réflexion théorique et nécessité politique. Les deux se nourrissent et les deux interagissent. Néanmoins, nous ne sommes pas tou·te·s également plongé·e·s dans l’urgence de devoir déconstruire, reconstruire voire échapper aux dynamiques de la subjectivité politique du genre. Nous ne sommes pas tou·te·s à égalité quant à la perception des effets politiques du genre sur et dans nos corps.
Ainsi, il y a un danger à faire passer le queer de pratiques et théories d’émancipation et de re-subjectivation techno-politico-sexuelles vers une méthodologie de déconstruction des énoncés normatifs, et puis de tenter de translater cette pseudo-méthodologie à d’autres objets, comme c’est le cas, par exemple de l’ouvrage de Jean-Claude Moineau paru en 2016, et qui propose de faire de la théorie queer un outil pour déconstruire la notion d’identité en art2. Les théories queer sont d’abord des théories politiques dans le sens où elles interrogent les principes d’exclusion et de division qui structurent une société humaine, et de subjectivation qui en découlent. Pour enrichissante qu’elle soit, leur captation mainstream prend le risque d’adoucir les frictions vitales que produit le queer lorsqu’il redonne pour comptants des corps et des existences jugées infâmes.
Normation, normalisation
Rappelons d’abord, outre l’origine du mot, son usage. Plus que l’étendard glorieux d’une extravagance moderne comme le suggère l’acception que l’on considère habituellement (un vieux terme anglais pour dire « bizarre, excentrique »), queer est d’abord un mot de dégoût, la marque d’une déplorable abjection, d’une mise au ban inexorable. On ne résiste pas à éplucher le dictionnaire pour qu’il révèle toute la négativité de l’adjectif – « tordu », « perverti », « mauvais », « obscène » – comme du verbe – « souiller », « gâcher », « ruiner ».
Issu d’un emploi nord-américain de l’anglais, sa première apparition en tant que catégorisation d’individu·e·s aux pratiques sexuelles littéralement hors norme est signalée par le Oxford English Dictionnary en 1922, dans The Practical Value of Scientific Study of Juvenile Delinquents3 ; cet ouvrage édité par le Bureau des Enfants du Département américain du Travail procure des lignes directrices quant au traitement souhaitable de la délinquance juvénile, y compris l’homosexualité, et se désole que sans changement des environnements (forcément viciés) dans lesquels marinent certaines franges de la jeunesse, la seule solution demeure la mise à l’écart des individu·e·s déviant·e·s : la maison de correction. Queer appelle donc la norme. Ou plutôt, c’est parce qu’il y a norme qu’il y a déviation, inévitablement, et que celle-ci doit être typée et circonscrite pour être réformée : queer.
À l’origine du queer, il y a donc le scrutement des stigmates de la différence et l’établissement d’une typologie normative et performative, comme par exemple, celle décrite dans le roman autobiographique Stone Butch Blues4, qui autorisait la police, dans les États-Unis maccarthystes, à faire des descentes dans les bars5 où des femmes se retrouvaient, et à emprisonner celles qui ne portaient pas au moins trois vêtements appartenant au vestiaire féminin. À l’origine du queer, il y a donc les techniques de « normation6 » et de vérification, le dressage des corps et le redressement des désirs tordus, une lutte perdue d’avance contre soi-même. Avec l’histoire de la rationalisation industrielle s’écrit une histoire de fabriques, de casernes, d’asiles et d’écoles. D’orthopédie et de clinique. D’arraisonnement et de normalisation. De contrôle et de conformation.
Des corps qui manquent
De l’intérêt moderne pour la nomenclature, l’organisation et l’administration du monde naîtront la statistique et ses pratiques de détermination de caractéristiques fréquentes, de motifs ; la taxonomie, la typologie, l’identification à des fins de regroupement, de classement, qui nourriront la réflexion inquiète qu’inspirent les individus qui dévient du signalement habituel qui identifie leur groupe. Et la nécessité de scruter de telles déviances pour les circonscrire et les combattre. Organiser leur mise en quarantaine.
Le design au berceau n’est pas en reste. Sous la double influence de la production mécanisée en série et de l’hygiénisme, soit deux leviers qui participeront à l’avènement d’un biopouvoir – c’est-à-dire d’un pouvoir s’exerçant sur ses sujets par l’administration de formes de vie plutôt que par la menace du droit de mort – capable de réduire une multitude d’individu·e·s à une population – une masse homogénéisée d’individu·e·s gérables notamment via des dispositifs standardisés –, les arts ménagers, les arts industriels puis les arts de la conception vont participer à fixer « les procédés de dressage progressif et de contrôle permanent7 ». Tandis que la production de masse scripte à l’identique des gestes, des usages et des énoncés – aussi bien ceux de la discipline corporelle de la chaîne de montage que de la discipline morale de la norme sociale – dans des milliers d’objets et d’aménagements, l’hygiénisme écrit le conte moral de la norme, consistant « à poser d’abord un modèle, un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain résultat, […] l’opération de la normalisation disciplinaire [consistant] à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à ce modèle, le normal étant précisément ce qui est capable8 de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable9. »
La notion de capacité doit attirer notre attention tout autant que celle de norme. La question d’être en état de faire quelque chose, de détenir la compétence nécessaire et suffisante pour se conformer à un modèle intéresse directement le design en tant qu’expression d’une culture technique, matérielle et instrumentale. C’est l’incapacité face à un dispositif préalablement scripté de prérequis normatifs qui enclenche le jugement en anormalité, et c’est la manifestation matérielle, phénoménologique de cette incapacité qui en instruira le procès. Celle-ci enfin désignée appelle néanmoins une correction orthopédique : celle de la loi, celle de la science. Une faune queer demeure véridiquement incapable de se conformer aux normes validées de l’hétérosexualité, du binarisme du genre, de l’orthodoxie génitale et para-génitale, et n’a de cesse que de résister au typage et à la normalisation. Rappelons qu’en France, le parcours officiel « offert » aux personnes trans demeure lourdement psychiatrisé et exige le plus souvent des personnes prises en charge de déclarer l’hétérosexualité comme objectif d’orientation sexuelle « finale ». Il est d’ailleurs question de « réassignation de genre » dans le langage médico-psychiatrique, non pas de transition. Au mouvant et au changeant, les instances de bionormation préfèrent bien la refixation binaire et divisée, et tant pis pour les multitudes de matérialités corporelles, de subjectivités et de fictions qui sont pourtant actualisées par chaque vie trans. C’est pour ces matérialités écartées que surgissent alors des formes, des mots, des usages, des designs.
Ne pas savoir ce qu’est un corps
Ce que résume, par exemple, l’activiste transféministe et designer graphique Hélène Mourrier : « ma pratique de designer, c’est créer des objets qui nous manquent, car personne ne les prendra en charge si on ne les prend pas en charge nous-mêmes10 ». Ici l’enjeu est bien celui qui anime la pratique du design : se confronter au projet de rendre le monde plus habitable. Et c’est bien dans ce cadre d’intervention qu’a été conçu le projet Trans*formations, un ensemble de deux brochures d’informations sur les actes chirurgicaux et para-chirurgicaux qui peuvent faire partie d’un parcours trans. Au service d’OUTrans, association d’autosupport trans auprès de laquelle elle a milité, Mourrier a produit des modes de représentation kaléidoscopiques et proliférants qui actent une défixation, une perte de frontière, une défaite de l’organisation normalisée du corps. La « ravissante liberté réplicative11 » des formes de Mourrier qui mine les représentations dominantes du corps n’est rendue possible que par la déroute des outils de conception et de production :
Ce que j’aime dans le dessin vectoriel, c’est que ça rentre dans une sorte d’économie de la passation. C’est virtuel, ça peut devenir un plan en 2D ou en 3D, et ça donne aussi la possibilité de faire rentrer des objets virtuels dans le réel. […] Un dessin devient un objet s’il passe dans un CNC Router ou une découpeuse laser. […] Ce qui m’intéresse, c’est cette dématérialisation qui peut à tout moment revenir dans le réel via certains processus de production.12
Enfin, à l’issue d’un travail de reconstitution d’un langage qui agence aussi bien des notions conceptuelles, juridiques, médicales, argotiques, contre-culturelles, poétiques, politiques, émerge un objet informationnel situé qui oppose aux pré-scriptions de l’administration médico-psychiatrique les modulations infinies des transformations et l’intensité de la méta-morphose. Les militant·e·s d’OUTrans réfutent le terme de « réassignation », lui préférant « transition » et « transformation », affirmant ainsi que les techniques médicales et chirurgicales impliquées appartiennent aussi au registre des modifications corporelles, qu’elle sont aussi articulées et informées par les expériences et la culture des techniques cosmétiques, des bodmods13, de la performance, des rites de passage sacrificiels, etc. Ainsi, la relocalisation et le réagencement de savoirs déjouent la norme bio-médicopsychiatrique et rendent visibles d’autres lignes de fuite aux yeux des personnes trans. La typologie même des opérations de réassignation est contestée, en incluant, par exemple, a contrario des institutions médicales, un vaste pan de pratiques issues de la cosmétique et de la chirurgie esthétique (et non réparatrice). Ainsi, ce qui dénote dans ce travail de designer une sensibilité et une agentivité queer, c’est l’absence d’affirmation préalable de ce qu’est un corps et de ce que sont les modes d’existence de ce corps, voire le dépassement de l’idée même de pouvoir embrasser jamais ce qu’est un corps, ce que peut un corps.
Héros-types
L’histoire héroïque du design industriel au XXe siècle s’est construite sur l’idée de la typologie des usages et surtout des usager·ère·s, d’une prescription optimale des actions et des gestes, d’une conformation totale du corps en tant qu’ensemble d’« objets-membres humain »14 avec des objets-types scriptant une fonction-type, le tout constituant la réponse à un besoin-type :
Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir des besoins humains. […] Ces besoins sont types, c’est-à-dire que nous avons tous les mêmes ; nous avons tous besoin de compléter nos capacités naturelles pas des éléments de renfort. […] Si nos esprits sont divers, nos squelettes sont semblables, nos muscles occupent mêmes places et réalisent mêmes fonctions : dimensions et mécanismes sont donc déterminés.15
L’entreprise de typage, de normalisation puis de standardisation des environnements habités est mise en mouvement par une idéologie politique autant qu’économique. Comme le rappelle Nader Vossoughian au sujet du travail de standardisation des éléments de construction de l’architecte Ernst Neufert16, ancien assistant de Gropius :
Les catégories binaires sont utilisées pour organiser les pièces – elles sont implicitement désignées comme publiques ou privées, humides ou sèches, féminines ou masculines, domestiques ou professionnelles, professionnelles ou récréatives, orientées par la consommation ou vers la production – ce qui simplifie la tâche de programmation des espaces.17
Un mode de pensée qui aboutira à ce que le designer Henry Dreyfuss nommera en 1955 « human engineering », ce que l’on pourrait traduire par « ingénierie de l’humain », une pensée pratique et théorique entièrement dévouée à la standardisation de l’existence humaine à des fins d’adaptation de celle-ci à un monde industriellement produit et économiquement rationalisé, et dont l’ouvrage The Measure of Man représentera l’apogée. Pour Dreyfuss, il s’agit d’établir des types d’usagers pour les rendre compatibles avec leur environnement. Mais ces types sont pour partie déjà déterminés par la façon dont des corps sont politiquement et moralement distribués de manière normative et fonctionnelle :
Joe18 joue de nombreux rôles. En l’espace de vingt-quatre heures, il peut servir à déterminer les positions de contrôle sur un linotype, être mesuré pour un fauteuil d’avion, être ratatiné à l’intérieur d’un char d’assaut ou conduire un tracteur ; et on peut persuader Joséphine de faire une journée de repassage, s’asseoir à un standard téléphonique, passer l’aspirateur ou taper une lettre.19
Or, comme le note Léopold Lambert20:
L’adoption de mensurations fondamentalement différentes dans la conception des objets ne va pas dans le sens d’une tentative d’inclusion, mais plutôt de l’optimisation de la fonction attribuée à chaque corps dans la société. La notion d’« ingénierie humaine » apparaît ainsi plus clairement : elle consiste dans la construction de situations pour lesquelles on va designer l’agencement corps-objet le plus optimal. Pour ce faire, il est évident que le design des objets doit être informé par les corps, et donc par la spécificité de la fonction qui leur a été attribuée politiquement – dans l’exemple genré donné par Dreyfuss lui-même, les corps masculins dans les usines, dans les véhicules et à la guerre ; les corps féminins à la maison ou dans les emplois de service. Cependant, les corps sont également informés par le design des objets et, chaque jour passé à accomplir la fonction prévue contribue, lentement mais sûrement, à faire une ingénierie des corps dans l’objectif d’une attribution optimale à une fonction donnée de ces dispositifs de chair et de sang. Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, le statu quo politique est sans cesse renforcé, puisque l’environnement bâti est constamment informé par des organismes politiquement associés, évoluant eux-mêmes sous l’influence de l’environnement bâti.
Ce que peut un corps
La question qui doit frapper les designers au cœur est donc la suivante : comment cesser de présupposer ce qu’est un corps ? Comment réussir à devenir ignorant de ce que peut un corps ? Cette question est cruciale en ce sens qu’elle a fini par appartenir par délégation aux designers aussi bien qu’aux instances politiques, techniques et économiques qui, jusqu’à présent, ont agencé nos corps en fonction de nos assignations fonctionnelles et de nos subjectivités politiques. C’est sous l’influence de différents agendas, dont le moindre n’est pas l’économie, que la question de la capacité est centrale dans la pratique des designers : solliciter la capacité de comprendre et de faire, bien et agréablement. En adoptant des principes de normalisation technique et ergonomique, urbanistes, architectes et designers nous ont réduites, nous multitudes, à des populations dont les capacités sont prescrites, et où notre agentivité dans nos environnements construits permet de valider la conformité d’une capacité-type : largeurs de portes, angles de débattement, passages de seuils, signalisation piétonnière…
Qu’importe, dans une économie du type et de la norme, si nos multitudes de corps et de capacités opèrent des manières différenciées d’être-au-monde : surgit alors le corps handicapé, corps stupide, frappé21 de sa « différence ». On ne fait plus de design aux frontières de la courbe en cloche qui délimite le territoire de la moyenne. On modélise et on gère des corps abjects, c’est-à-dire littéralement rejetés. Des corps qui ne comptent pas, qu’on ne compte pas et traités de façon intermédiaire. Des corps qui font dérailler ponctuellement le modèle normatif de la capacité et de l’intégrité. C’est là une des manières dont le handicap ébranle la stabilité foncière du type (encore plus que celle de la norme qui, par définition, n’est pas stable dans le temps et l’espace): en nous rappelant le caractère transitoire et non homogène de notre capacité, de notre intégrité et de notre autonomie. Or, comme la pensée queer a commencé, il y a presque quarante ans, à déconstruire les logiques naturalisantes de la division genrée et de l’organisation politique qu’elle encourage, les disability studies offrent depuis une vingtaine d’années un outil conceptuel précieux pour le design : la mise à nu des dispositifs dans lesquels sont pris des corps, des subjectivités, des objets, des environnements bâtis, des usages, des techniques, et la déconstruction des circulations de pouvoirs et de discours qui irriguent ces dispositifs. Si la modernité a progressivement mis au point des technologies de catégorisation et de séparation (la nationalité, la race, le genre, la criminalité, l’orientation sexuelle, etc.), la catégorie du handicap interroge en notre nom à tou·te·s les conditions normatives de la vie biologique, et c’est à ce titre que les disability studies poussent le design dans ses retranchements d’une manière inaccessible à la pensée queer. En questionnant la manière dont objets et usages politisent nos muscles, nos articulations, notre système immunitaire, nerveux, sensoriel, somatosensoriel, etc.
Là où la norme dominante impose des discours et des imaginaires validistes, où le corps perçu comme handicapé est nécessairement un corps incomplet, incapable, et que son incapacité le réduit à une existence inesthétique et surfonctionnalisée, théoricien·ne·s et praticien·ne·s crip22 fondent une réflexion basée sur la capacité et l’agentivité individuelle. « Ici, la figure centrale est le malade-chercheur-activiste qui, déplaçant les savoirs hégémoniques du médecin, du sociologue et de l’assistant social revendique de pouvoir produire et collectiviser un savoir à partir de l’expérience partagée du diagnostic et du traitement en tant qu’handicapé23 ».
Iels font leur, en un stigmate retourné, l’assignation à l’existence hors normes qui leur est imposée : « c’est le validisme qui est l’obstacle à une belle vie, pas le handicap24 ». Et lorsque la question de la capacité d’agir est strictement et invisiblement réduite à la capacité d’un corps collectivement perçu comme valide, c’est en déchaînant cette réjouissante ignorance de ce qu’est un corps, que la designer-chercheuse Sara Hendren parvient à faire exploser nos jugements de valeur normatifs en pleine figure. Son projet Slope : Intercept (work in progress consacré à un vaste système de rampes mobiles et modulaires) part d’une analogie – ce qu’elle nomme « contiguïté » (adjacency) dans son Manifeste pour des technologies adaptatives25 – aussi évidente qu’inattendue ; il y a deux types de citadin·e·s qui se déplacent en ville en roulant, et utilisent des rampes : les skaters et les personnes en fauteuil roulant. En produisant un dispositif technique qui s’adresse indistinctement à ces deux types d’usager·ère·s – l’un perçu comme hypercapable, l’autre comme incapable – elle permet une modification radicale de la compréhension des enjeux du déplacement des PMR en ville. Elle révèle ce que rouler en fauteuil peut comprendre de plaisir de la vitesse26, de la translation et du franchissement, de la singularité de l’appareillage. Elle arrache enfin la perception d’un corps ainsi assisté à une pensée et à des modes de conception condescendants et strictement fonctionnalistes, et pointe que les problèmes de l’accessibilité « ne sont pas liés à la personne en situation de déficience, mais à la manière dont la normalité est construite en vue de faire des personnes en situation de déficience un problème »27. Dans un article intitulé All technology is assistive28, Hendren rappelle que les attelles en contreplaqué moulé designées par les Eames à partir de 1941 pour la Navy, précèdent de quinze ans leur fameuse Lounge Chair. Hendren nous enjoint à nous débarrasser de l’idée reçue qui voudrait qu’une solution de design « généraliste », « normal », puisse être répercutée aux confins étriqués du design « pour handicapés » grâce à quelques adaptations. Avec leur attelle, et un problème de design apparemment ultra spécialisé (concevoir un dispositif léger pour les blessés au combat, et venir à bout des aggravations de blessures provoquées par les attelles métalliques), les Eames ont contribué à fonder un style à part entière dans le mobilier moderniste…
En remettant à zéro les préconceptions d’un design à destination de corps pré-construits par les normes et leur répétition, la pensée crip peut permettre une réappropriation de la dimension esthétique du design pour les corps perçus comme déficients, mais aussi de déconstruire les distributions de pouvoir qui président à la conception des mondes habités. Et si c’était la manière dont nous concevons la technique et nos environnements qui posaient problème, et pas les corps qui y prennent place ?
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Sara Hendren, « All technology is assistive », in wired.com, 16 octobre 2014. ↩
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Jean-Claude Moineau, Queeriser l’art, Paris, Art Book Magazine Éditions, 2016. ↩
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« Queer », Oxford English Dictionary (seconde édition électronique, v. 4.0), Oxford, Oxford University Press, 2009. ↩
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Leslie Feinberg, Stone Butch Blues, San Francisco, Firebrand Books, 1993. ↩
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C’est ce type de descente – celle de trop – qui sera à l’origine des émeutes de Stonewall, commémorées et célébrées durant les premières Gay Pride. ↩
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Ce mot proposé par Foucault dans sa série de cours au Collège de France publié sous le titre Sécurité, Territoire, Population désigne la primauté de la norme sur le normal, son « caractère primitivement prescriptif » (p. 59). Pour Foucault, la normation est la série d’opérations disciplinaires par laquelle la norme va s’instituer, jusqu’à pouvoir permettre le partage entre normal et anormal ; tandis que la normalisation est l’effet invisible de la répétition des opérations de normation, d’une certaine manière, et pour faire le pont avec les réflexions de Butler, le résultat de sa performativité. ↩
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Michel Foucault (1977–1978), Sécurité, Territoire, Population : cours au Collège de France, Paris, Le Seuil Gallimard-EHESS, 2004, p. 59. ↩
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Je souligne. ↩
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Ibid. p. 59. ↩
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Hélène Mourrier, Design Marabout nº2 : chercher une arme, conférence du 5 octobre 2017, Paris, Centre Georges Pompidou. ↩
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Donna Haraway, « Manifeste Cyborg », Le Manifeste Cyborg & autres essais, Paris, Exils, 2007, p. 30. ↩
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Hélène Mourrier, op. cit. ↩
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De body modification, modification corporelle. Bodmod désigne ainsi une sous-culture inspirée par les « primitifs modernes » tels Fakir Musafar, ou plus récemment Ron Athey. Les adeptes des bodmods expérimentent à divers degrés des transformations de leur apparence physique : formes radicales de tatouage (recouvrement maximal du corps) ou de piercing (perçage multiple et dilation…), implantation ornementale de modules micro-dermiques ou subdermiques, modifications chirurgicales (langue et pénis bifides…), etc. ; les seules limites étant, outre l’imagination, la santé, l’éthique et la loi. ↩
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Charles-Édouard Jeanneret dit Le Corbusier (1925), « Besoins-types meubles-types », in L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, Éd. Grès et Cie, 1925, chapitre 6, cité par Alexandra Midal, Design L’Anthologie, Saint-Étienne, Cité du Design, 2013, p. 98. ↩
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Ibid. ↩
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Neufert est l’auteur d’un ouvrage resté incontournable dans les écoles d’architecture : Les Éléments du Projet de Contruction Bauentwurfslehre]. ↩
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Nader Vossoughian, « Standardization Reconsidered : Normierung In And After Ernst Neufert’s Bauentwurfslehre (1936) », Grey Room, nº 54, 2014, p. 34–55. ↩
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Joe et Joséphine sont les modèles masculin et féminin statistiques mis au point par la firme d’Henry Dreyfuss, et utilisés par de nombreux ingénieurs et ergonomes dans le cadre d’opérations de standardisation industrielle. ↩
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Henry Dreyfuss, Designing for People, New York, Simon and Schuster, 2014, p. 26. ↩
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Léopold Lambert, « “Human Engineering”: The Constraining Mensurations of Joe and Josephine » [en ligne], The funambulist.com, 2014. ↩
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« Stupide » est issu du latin stupor, « engourdissement, paralysie » ; « type » dérive de tupos, tuptein, qui prend le sens de « frapper », ce qu’on peut rapprocher de « frapper une monnaie », c’est-à-dire imprimer par un choc une forme à une matière par l’intermédiaire d’une matrice. On peut imaginer que le travail de la normation agit comme une matrice sociale et politique qui frappe les corps. ↩
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Forme diminuée de cripple, terme anglais très péjoratif pour désigner les personnes perçues comme handicapées, qu’on pourrait traduire par « impotent », « gogol ». Comme avec queer, la démarche est celle du retournement du stigmate, de la réappropriation de l’insulte. ↩
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Paul B. Preciado, « Ton fauteuil me fait kiffer », Libération, 6 novembre 2015. ↩
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Alison Kafer, Feminist Queer Crip, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 2. ↩
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Sara Hendren, « Guidelines for an adaptive technology working group », ablersite.org, 20 août 2014. ↩
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Plaisir de la vitesse qui est aussi au centre du Accessible Icon Project. ↩
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Lennard J. Davis (1999–2014), The Disability Studies Reader (quatrième édition), New-York & Londres, Routledge, 2014, p. 1. ↩
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Sara Hendren, « All Technology is Assistive », op. cit. ↩