Dans les Caraïbes, les Taínos1 évitaient de prononcer le mot ouragan, de peur que le léger souffle expulsé lors de sa prononciation ne grandisse et ne finisse par tout dévaster (le mot tout désignant à l’époque des arbres, et quelques huttes en bois de palmier royal). Certains Taínos ont probablement eu à assumer la culpabilité d’avoir provoqué un tel phénomène. Il est possible qu’un ou deux d’entre eux aient fini par développer une dépendance à la possibilité du renouveau qui réside dans la destruction totale. Ils étaient certainement comme des architectes radicaux, des accros aux potens2, à la poussière déposée sur la tabula rasa.
Dans mon enfance, je ne savais rien de tout cela. On m’a simplement appris que si un ouragan arrivait, je n’aurais pas à aller à l’école, et nous resterions à la maison pendant au moins une semaine.Le monde s’en trouvait plus ou moins perturbé ; cela dépendait de l’intensité, la proximité et la trajectoire de la tempête. Alors quand j’avais des examens finaux, j’allais me coucher en invoquant la proximité d’un ouragan. J’ai réussi, à plusieurs reprises. En 2007, je suis arrivé à Miami, épuisé par la longue crise économique de Cuba. Un an plus tard, les médias nord-américains, pour aider Barack Obama à être élu, se sont fait l’écho d’une grave récession dans le pays. L’effondrement financier semblait me suivre à la trace.
Je ne me couche plus en priant pour un ouragan, mais j’ai passé ma vie à répéter les mots nécessité et crise. Je les ai tellement écrits et prononcés qu’ils finissent par dévaster les endroits où je vis. Le 30 janvier 2020, je suis arrivé à Saint-Étienne ; quelques semaines plus tard, le Covid-19 est arrivé. Je me sens chez moi.
Depuis mes invocations égoïstes pour un ouragan, beaucoup de temps s’est écoulé. J’ai appris, dans les années qui ont suivi, que les voix résonnent mieux dans le batey (mot taíno désignant le village) que dans le bohío (autre mot taíno désignant la maison la plus commune). Alors prions pour l’ouragan, tous ensemble.
E.O
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Les Taínos étaient une peuplade arawak qui vivait dans les Caraïbes et en Floride. À la fin du xve siècle, lors des premiers contacts avec les Européens, les Taínos occupaient une grande partie de Cuba, l’île d’Hispaniola (la République dominicaine et Haïti), Porto Rico et la Jamaïque ↩
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Potens, potentis, du latin, celui qui peut ou a un pouvoir. Participe présent du verbe posse (pouvoir). ↩