Éditorial

Les tuiles aux loups1 étaient un type de tuiles disposées au sommet des toits, dans certaines villes en Espagne et en France. Lorsque le vent soufflait dans une direction particulière, celles-ci se mettaient à siffler, alertant les habitants du lieu. Le changement de direction du vent glacial était un signe avant-coureur : les loups allaient bientôt perdre leurs conditions optimales d’alimentation, et donc éventuellement s’approcher des villes. En entendant le sifflement, les habitants mettaient leurs animaux à l’abri pour les protéger. On peut voir aujourd’hui des tuiles aux loups en France et dans le nord de l’Espagne.
Dans certaines villes, il s’agit d’une tuile creuse, ajourée et zoomorphe ; à Zamora, en Espagne, on les décrit comme deux tuiles normales, disposées de telle manière qu’elles émettent un sifflement qui ressemble au hurlement des loups, si bien qu’il arrive même à ceux-ci de répondre. Ce dispositif était un précipité du désir de coexistence, fondé sur un sens élargi de la communauté, sur une connaissance des processus cycliques dans la nature et de leurs concaténations, et sur un savoir-faire local.

Le thème central de ce numéro de la revue sont les objets créés par et pour l’organisation et la mobilisation des communautés.
La récente documenta fifteen nous a semblé une excellente étude de cas à ce sujet. Le collectif d’artistes ruangrupa (qui a organisé l’événement) a proposé le principe des lumbung (des greniers à riz à usage communautaire en Indonésie) comme métaphore et méthode pour distribuer équitablement les outils et les ressources de l’exposition.

Sous le terme « objet », nous incluons ici des choses bien disparates : une collection numérique de photos de famille du camp de réfugiés palestiniens de Burj al-Shamali au Liban, dont Yasmine Eid-Sabbagh, en collaboration avec les habitants du camp et d’autres invités, discute du sens et de l’utilisation des matériaux compilés ; une tente militaire, identifiée comme Tent Embassy (Tente Ambassade), mise en place par l’artiste australien Richard Bell sur la Friedrichplatz de Cassel, pour accueillir des discussions sur les problèmes auxquels sont confrontées les communautés locales ; une imprimerie offset
(lumbung Press) installée par l’artiste Erick Beltrán au service d’une communauté d’artistes et de collectifs invités à la Documenta, et autres exemples. Parfois, l’objet ne peut être décrit comme tel, parce qu’il serait difficile de l’inscrire dans des typologies connues, ou parce que ses limites dépassent celles des choses que nous considérons comme des objets.

Dans son livre Now I Lay Me Down to Eat (1980), Bernard Rudofsky analyse l’existence d’un objet d’usage collectif difficile à appréhender dans une typologie, car utilisé pour accompagner des activités aussi diverses que dormir, manger, converser ; activités qui, dans certaines cultures, correspondent chacune à des objets spécifiques. Rudofsky fait appel à la notion de plate-forme et de microarchitecture, bien qu’il invoque des typologies comme le divan (Turquie), ur-platform (Chine) et engawa (Japon). Trop long, profond et lourd pour être un banc. Trop bas pour être une table à manger, mais utile si l’on s’assoit par terre. Situé à l’extérieur de la maison, ce qui l’exclut de l’espace intime et rassurant où le lit se situe. Cet objet en Indonésie, « trop modeste pour être classé dans la catégorie architecture » (Rudofsky), est appelé un bale-bale (Bali). De par sa forme et ses dimensions, ce dispositif appelle un usage collectif. On s’y rend pour manger et se reposer, pour converser et attendre la tombée de la nuit ou la fin de la pluie. Les Indonésiens utilisent le terme nongkrong pour qualifier certaines de ces activités. Le bale-bale facilite la conversation entre voisins, l’éducation collective des jeunes, l’organisation des tâches destinées à l’espace public, le tout s’inscrivant dans des moments de plaisir, de restauration, de camaraderie, d’humour et d’échanges d’histoires.

Cette publication est le fruit des voyages de certains chercheurs du CyDRe à Cassel en août et septembre 2022. Chaque matin, nous avons passé du temps à échanger avec Mirwan Andan, membre de ruangrupa, sur une plate-forme construite juste à l’extérieur de la ruruHaus. Assis sur des chaises, nous posions nos cahiers et nos cafés sur des tables, mais nous nous comportions comme si nous étions sous le toit d’un bale-bale.

Tout en réalisant ce numéro d’Azimuts au CyDRe, nous préparons également notre participation à la prochaine Milan Design Week, suite à une invitation par l’organisation Base Milano. Notre équipe développe son projet autour de trois activités essentielles : manger, dormir et communiquer ; et nous explorons les potentialités politiques implicites dans la réalisation collective de ces activités. Ce numéro d’Azimuts accompagne notre participation à la Semaine du design de Milan.

Il fut un temps où les jeunes s’intéressaient au magnétisme et à l’électricité ; l’avenir, alors inimaginable, se présentait sous la forme d’une révélation magnétique2. Pour de nombreuses jeunes personnes d’aujourd’hui, en revanche, les merveilles de l’avenir se révèlent au présent. Emparons-nous du lumbung et du nongkrong.


  1. Charlotte Goffette, étudiante-chercheuse au CyDRe, nous a parlé de l’existence de cet objet archaïque en France. 

  2. Mesmeric Revelation (Révélation magnétique, 1844) est une nouvelle de l’écrivain américain Edgar Allan Poe. 

Sommaire nº 55
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