Low Cost : le nouveau fonctionnalisme ?

Phénomène apparu vers 1970 aux États-Unis dans les secteurs de l’aéronautique civile et de la grande distribution alimentaire (avec Skytrain et Wal-Mart), le low cost s’est peu à peu constitué en un véritable modèle économique alternatif, troublant les figures que la société de consommation avait su imposer dans les pays industrialisés dès les années 1950. Aujourd’hui, parce qu’il incarne la promesse d’une forme de consommation renouvelée, le low cost fait partie des préoccupations des économistes1 et des décideurs politiques qui le comptent au rang des possibles leviers stratégiques de la tant attendue « nouvelle croissance »2.

On comprend aisément l’intérêt que l’économiste peut porter à la description du low cost, de ses rapports avec la production en général et avec le design en particulier ; il apparaît avec un peu moins d’évidence que le sujet regarde aussi le théoricien du design, qu’il soit historien, philosophe ou sémioticien. Pourtant, nous voudrions montrer ici que mutatis mutandis et en dépit des spécificités propres à l’époque contemporaine, le low cost réactive nombre de questions soulevées et débattues dès la naissance du design moderne. 1. Question d’abord de la vocation politique et culturelle du design et de sa diffusion plus ou moins massive. 2. Question ensuite d’une certaine économie des formes propre à la modernité, mais qu’il serait imprudent de cantonner au seul chapitre de l’esthétique. 3. Question sociale aussi, qui engage les conditions matérielles de la production ainsi que les modalités organisationnelles qu’elle suppose dans les pays dits émergents, tout comme dans les pays depuis longtemps industrialisés, ceux-ci dépendant désormais très largement de ceux-là. 4. Question géo-politique et stratégique encore, corollaire immédiat de la précédente. 5. Question éthique et/ou idéologique enfin, laquelle n’en finit pas, depuis l’origine, de tarauder le design et les designers en tant qu’opérateurs culturels, économiques et peut-être aussi… politiques.

Le paradigme low cost (négation et position)

Contrairement à ce que semble indiquer la lettre, et bien que le low cost induise presque toujours une baisse des prix, on ne saurait définir le low cost par le seul recours aux « prix bas ». En effet, l’expression low cost désigne un concept économique élaboré, qui recouvre un modèle dont la complexité dépasse de loin le simple discount. Comme l’explique l’économiste Emmanuel Combe (2011), le low cost se distingue du low fare et du low price, une politique de prix bas en tant que telle ne suffisant pas à configurer durablement une nouvelle forme d’économie : promotions, soldes, déstockages et autres rabais auxquels se livrent à l’occasion – et depuis longtemps – les sociétés d’économie conventionnelle n’en font pas pour autant des sociétés low cost.

Négativement encore, le low cost ne doit pas non plus être confondu avec les modèles de distribution hard discount (connus surtout dans le secteur alimentaire), que caractérise une politique de prix très agressive fondée sur un nombre très limité de produits distribués dans des espaces restreints, ni avec le soft discount qui propose un plus grand nombre de produits que le hard, tout en réservant une plus grande place aux marques de référence3.

Selon les économistes du low cost et toujours dans le même sens, on aurait tort d’associer systématiquement le low cost aux méthodes d’outsourcing ou d’offshoring qui – pour les définir grossièrement – consistent dans la délocalisation de la production des biens ou des services vers des régions du monde où le coût humain et/ou matériel du travail est moindre : certes, la délocalisation peut être l’un des leviers de l’économie low cost mais elle n’en constitue assurément pas le ressort unique ni principal. Par exemple, les compagnies aériennes low cost opèrent « chez nous » avec des avions conçus et produits en Europe et aux États-Unis ; de même dans le secteur automobile explique E. Combe, où l’on constate que « la plupart des constructeurs sont implantés dans les pays de l’Est sans pour autant produire des voitures low cost » (Combe 2011, p. 83).

Enfin et pour en terminer avec les anti-modèles, on pourrait être tenté de considérer le low cost comme une pure expression des méthodes du management contemporain, néo-fordien et héritier en ligne directe du rationalisme appliqué à la production4, qui calcule, dégraisse et réduit tout dans le travail et au-delà (lean management, lean manufacturing, lean production5). Or l’organisation rationnelle du travail ne structure pas plus l’économie low cost qu’elle ne structure les autres modèles en vigueur dans nos sociétés, depuis le XVIIIe siècle au moins.

Finalement, quelles positions le low cost occupe-t-il dans ce réseau de négations ? Et en quoi peut-il bien regarder de près la théorie du design ? Comme le montre E. Combe, loin de se caractériser exclusivement par le prix, le modèle low cost procède à une requalification des produits et des services : « toute production à bas coût ne saurait être assimilée à du low cost si elle ne s’accompagne pas simultanément d’une démarche de redéfinition du produit dans le sens d’une simplification » (Combe 2011, p. 4–7, nous soulignons). Alors même qu’on l’attendait sur le terrain de la seule valeur économique, on aperçoit que le modèle low cost suppose et défend ce que l’on pourrait appeler très généralement une « théorie de l’objet » dont les concepts cardinaux (simplicité, simplification, fonctionnalité, essence, nécessité, propriété primaire/propriété secondaire, superfluité, accessoire, besoin minimal et minimalisme, etc.) échappent pour une bonne part aux catégories de la seule analyse économique. Avant d’en proposer l’examen et la critique, voyons quels sont les traits principaux du paradigme low cost. Pour cela, Nous nous réfèrerons ici largement à E. Combe dont les nombreux ouvrages et articles proposent une définition aussi claire que détaillée du modèle6. « Le low cost est d’abord un modèle qui part des besoins du consommateur, pour les redéfinir dans le sens d’une simplification à l’extrême. Chaque produit et service sont repensés pour être ‹ mis à nu › , ‹ découpés › , ‹ dépouillés › de leurs fonctions annexes jusqu’à n’en retenir que le cœur, c’est-à-dire la fonction essentielle, celle qui satisfait un besoin minimal. À cet égard, le low cost peut être appréhendé comme un retour à la fonctionnalité des produits, fonctionnalité dont les producteurs se sont progressivement éloignés au cours du temps, en multipliant les options et accessoires. » (Combe 2011, p. 5–6)

L’automobile low cost trahirait parfaitement ce retour aux formes et aux fonctions supposément authentiques : « la Logan écrit E. Combe, marque d’une certaine manière le retour aux origines de l’automobile, avec une réhabilitation des notions de fiabilité et de simplicité d’usage » 7 (ibid.).

Corollaire immédiat de cette analytique de l’objet, qui discrimine le nécessaire et le contingent, le primaire et le secondaire, l’essentiel et l’inessentiel : le report des attributs jugés seconds dans la classe des options (évidemment payantes). Par exemple, réduite à sa plus simple expression, une automobile est un objet permettant de se déplacer en respect des normes de sécurité et de fiabilité en vigueur, les valeurs qu’on pourrait dire « esthétiques » ou relatives à l’expérience sensible de la pratique automobile (plaisir des formes et/ou de la conduite, confort, euphorie du paraître, etc.) étant reléguées au rang d’options de second niveau.

Ainsi le modèle low cost (voir schéma p. 46) se présente-t-il comme une chaîne logique i) qui repose sur une théorie de l’objet et des pratiques que celui-ci engage a minima ; ii) qui procède par catégorisation à la distribution des propriétés ou attributs des objets en deux classes (au moins): essentiel vs accessoire, défaut vs option ; iii) qui implique conséquemment un coût de production et un prix moindres ; iv) qui enfin, selon la finesse et la pertinence de la redéfinition de l’objet ou du service, selon les économies d’échelles réalisées et selon les stratégies commerciales, peut aboutir à une modification des pratiques elles-mêmes par une hausse des volumes, hausse par exemple visible aujourd’hui dans l’aéronautique civile – où l’on voit émerger de nouveaux types de pratiques professionnelles et touristiques8, phénomène comparable à la révolution culturelle initiée par la démocratisation de l’automobile dans la première moitié du XXe siècle9.

Le parti-pris des choses simples

Bien que le concept lui-même ne soit à notre connaissance jamais expressément requis par les théoriciens du low cost, et malgré la difficulté d’évaluer a priori la pertinence et la justesse d’une telle filiation, il est tenant de voir dans le low cost une forme renouvelée du fonctionnalisme10. Tentation dangereuse objectera-t-on, car le fonctionnalisme est un concept équivoque, aux contours mal dessinés et qui, s’agissant de décrire un phénomène contemporain comme l’économie low cost dans ses rapports avec le design, risque de confiner à l’anachronisme. Un concept éculé dira-t-on aussi, à force d’avoir servi trop et trop longtemps les historiens de tous poils, et qu’on accuse même d’avoir conduit l’histoire du design dans des chemins qui ne mènent nulle part. Bref, un concept qui a fini par lasser. Qu’importe ? Les liens semblent ici tellement évidents que les ignorer nous priverait d’une hypothèse.

Hypothèse faible d’abord, et sans doute stérile car la plus verbeuse : parce qu’il opère un travail de réduction des produits à leur fonction primitive, le low cost peut légitimement se réclamer d’un fonctionnalisme « littéral », qui comme tous les « ismes » se limite à substantiver un certain primat – accordé ici à la fonction –, au détriment d’un reste non défini, sans plus de motifs ni grand rendement théorique non plus. Passons donc sur ce fonctionnalisme-ci, dont les raisons sont seulement grammaticales.

Outre une simple possibilité grammaticale, le fonctionnalisme en design11 décrit aussi et surtout i) un style, un mouvement, une esthétique – tenons ces termes pour équivalents, et ii) une doctrine ou théorie. Le premier ensemble ne recouvre pas toujours strictement le second, les représentants du style n’ayant pas toujours théorisé le fonctionnalisme et inversement12.

Au risque de malmener quelque peu les finesses des historiens, on peut grossièrement considérer que dans le champ du design, le terme « fonctionnalisme » désigne un style (le style moderne), et peut même servir par métonymie à qualifier l’esprit du mouvement moderne. Néanmoins et paradoxalement, en tant que mouvement principalement défini par une esthétique (géométrisme, épure, économie du trait et de la forme, etc.), le fonctionnalisme n’entretient en général avec le concept de fonction que des rapports accidentels et assez lointains, parfois même inexistants, certains inspirateurs ou représentants du fonctionnalisme et/ou du mouvement moderne s’attachant principalement à telles propriétés plastiques, d’autres à tels principes constructifs, d’autres encore à tels matériaux engagés dans la conception (le béton), ou à telle configuration technique (la machine), etc. En d’autres termes, par effet de halo, le terme « fonctionnalisme » qui a pu désigner et embrasser un grand nombre de réalisations, constitue une catégorie aux frontières mal définies et qui recouvrent elles-mêmes les limites d’autres territoires stylistiques pas mieux définis et d’extension tantôt moindre (des écoles), tantôt plus grande, comme le « style international », le « rationalisme » ou le « modernisme13 ».

Quant à la théorie ou doctrine fonctionnaliste stricto sensu, dont la surface est de très faible extension, elle ne constitue ni le socle théorique unique, ni la ressource plastique et formelle exclusive de l’esthétique fonctionnaliste et encore moins du mouvement moderne ; mais elle a sans aucun doute contribué à leur construction et à leurs développements.

Bien qu’elle n’ait jamais fait l’objet d’aucune caractérisation unifiée, la doctrine fonctionnaliste se présente sous la forme d’une théorie de l’objet postulant l’existence d’un noyau substantiel de traits ou propriétés premières qui constituent la structure essentielle de l’objet. Et quoi qu’il en soit des possibles inflexions de la doctrine (pragmatique, esthétique et stylistique, économique, historique ou idéologique), il reste que le modèle de rationalité qu’elle mobilise est d’origine géométrique puisqu’elle procède par analyse ou résolution (du complexe au simple). À ce titre, même si les historiens du design situent assez justement son émergence à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle, elle est la continuation du rationalisme du XVIIe siècle – celui de Descartes (Regulæ), Hobbes (Leviathan et Elements) et Spinoza (Éthique) – continuation tardive et même crépusculaire, puisqu’en design, les lueurs de la modernité éclatent alors que le déclin des Lumières14 s’annonce15. Naturalisme, éternité, perfection, etc., on retrouve dans les plus pures expressions du fonctionnalisme tous les attributs du rationalisme classique.

C’est le cas notamment chez Henry van de Velde (1863–1957), qui a eu partie liée avec presque tous les mouvements qui ont contribué à instaurer la modernité en design. Proche du mouvement Arts & Crafts et très inspiré par Ruskin, co-fondateur de l’Art Nouveau belge, fondateur et directeur de l’école de Weimar (où s’installe Gropius en 1919 sur ses recommandations pour fonder le premier Bauhaus), membre actif du Deutscher Werkbund, fondateur et directeur de l’école de La Cambre, Van de Velde s’est illustré par ses réalisations architecturales et surtout par ses textes théoriques, lesquels ont largement influencé ses contemporains16. Dans un texte de 1925 où il commente les réalisations montrées la même année à Paris lors de la grande exposition des arts décoratifs et industriels, l’auteur propose une définition rétrospective et synthétique de ce qu’on a pu appeler le « style moderne », définition certes radicale mais qu’on peut juger typique de l’esprit d’alors. Nous nous permettons ici d’insister quelque peu sur ce texte où van de Velde noue étroitement le fonctionnalisme à la rationalité moderne17.

Van de Velde y énonce clairement le principe fonctionnaliste : « la forme est le résultat à la fois le plus normal et le plus merveilleux de la plus adéquate adaptation de l’usage qu’on attend d’elle18 ». Énoncé comme tel, le principe est proche de ses premières formulations, chez Sullivan par exemple, où le fonctionnalisme n’était encore qu’une vague maxime de la construction. Or van de Velde y ajoute un volet stylistique, les formes supposées dériver de l’adéquation à la fonction affichant toutes le même air de famille (pureté et radicalité), qui donne ses contours au style moderne : « il s’ensuivra que cette forme accusera d’emblée les traits les plus frappants de la grande famille qui se perpétue depuis l’aurore de l’humanité jusqu’à nos jours : celle des formes pures et radicales […] Toutes ces formes sont les grandes sœurs de celles du marteau, de la lame ou de la hache en silex, des premiers rasoirs de l’âge du bronze, des socs en bois ou en fer, des brouettes, des pelles et des instruments de musique les plus anciens. » (ibid.). Pour van de Velde, parce qu’il procède d’une loi rationnelle, une et toujours la même et par définition exempte de toute détermination historique, idéologique ou culturelle, et contrairement à ce que semble même indiquer le discours fautif des principaux promoteurs du style dit « moderne », le fonctionnalisme avec ses formes dites « modernes » n’a en vérité rien d’un style qui viendrait s’ajouter à la longue succession des styles historiques, fût-ce même pour la clore. Mieux : à strictement parler, le fonctionnalisme ne peut pas même être dit « moderne », ce qui reviendrait à le saisir du point de vue d’une histoire qui n’a en droit aucune prise sur lui. « Forme et modernité répète van de Velde, sont deux termes qui s’excluent, parce que la forme est éternelle […]. Le temps ne compte pour rien, les formes les plus anciennes naissent modernes, ou plus exactement ni les unes ni les autres n’ont d’âge. […] Le besoin qui a provoqué sa naissance peut être nouveau, particulier à notre époque, mais elle est le résultat précis et spontané d’une stricte conception rationnelle de l’objet » (ibid.). Un peu plus haut, et au risque de susciter chez lui quelque doute, nous proposions au lecteur de voir dans le fonctionnalisme un héritier direct du rationalisme classique19, dont l’un des fantasmes les plus tenaces a été de prétendre pouvoir percevoir les choses sub specie æternitatis20. Ces derniers rappels lui auront peut-être permis de lever ses soupçons.

Qu’on le considère comme une simple « cause occasionnelle », à la manière de van de Velde dans la dernière phrase citée, ou comme une condition historique déterminante, le fond sur lequel émergent les théories fonctionnalistes primitives (Sullivan, Loos, van de Velde, Le Corbusier, etc.) permet d’en saisir la singularité historique ; à ce titre, la pureté et l’économie que prônent ces théories sont sans doute relatives au foisonnement et à la confusion stylistiques qui ont marqué la seconde moitié du XIXe siècle. Toutefois, quoi qu’il puisse en être de ce fond – l’ornement chez Loos, le décor chez Le Corbusier –, les théories fonctionnalistes s’accordent toutes sur l’existence (… peut-être fantasmée) d’un degré zéro de l’objet, degré neutre ou naturel, à la fois seuil et plafond, défini en qualité par son niveau d’adéquation à sa fonction21. Ce degré zéro qui s’exprime diversement chez les auteurs (le nécessaire chez Loos, les outils primitifs chez van de Velde, les besoins types chez Le Corbusier, etc.), définit la perfection naturelle des objets, toute valeur s’écartant de ce terme neutre étant suspectée de folklore et de corruption – avec plus ou moins de vigueur et de tolérance.

On ne peut pas ne pas remarquer combien, dans son principe même, la définition du modèle low cost emprunte au fonctionnalisme primitif dont nous venons de rappeler les grands traits. Selon les promoteurs du low cost, tout se passe comme si le besoin des consommateurs était une donnée naturelle que le processus de simplification doit permettre de manifester. Pendant de ce (supposé) besoin minimal du consommateur, la fonction essentielle des objets (leur « cœur ») est obtenue par réduction et discrimination des fonctions annexes, reléguées à la périphérie. L’emprunt aux principes fonctionnalistes dépasse ici la seule « théorie des propriétés », puisque le processus de simplification low cost se présente par surcroît comme une quête de l’authenticité perdue, comme une redécouverte des racines et des origines de la conception. Les remarques d’E. Combe en témoignent, pour qui – rappelons-le – « le low cost peut être appréhendé comme un retour à la fonctionnalité des produits, fonctionnalité dont les producteurs se sont progressivement éloignés au cours du temps, en multipliant les options et accessoires. […] La Logan marque d’une certaine manière le retour aux origines de l’automobile, avec une réhabilitation des notions de fiabilité et de simplicité d’usage ». (Combe 2011, p. 5–6). Ici, sans forcément inscrire son argument dans un effort de compréhension historique, Combe suscite une homologie : l’épuration et la simplification imposées par le low cost seraient relatives à ce qu’à la suite de Baudrillard22, on pourrait appeler la « gadgétisation » typique d’une grande partie de la production de masse de la seconde moitié du XXe siècle23, de même que l’inflation décorative de la fin du XIXe siècle a pu motiver l’émergence du fonctionnalisme primitif au début du XXe siècle.

Low cost, design et modernité

Très tôt, la philosophie fonctionnaliste s’est convertie en un style24, dont les plus belles expressions sont aujourd’hui réservées à une élite économique et culturelle, seule en mesure d’en estimer la valeur. Et dans la conversion, le fonctionnalisme a renié sa filiation au grand projet moderniste lui-même supposé réaliser l’idéal des Lumières (avec les formes d’universel qu’elles avaient imaginées), reniement que la post-modernité a encouragé et cultivé (e.g.: Asger Jorn, Peter Blake). Paradoxalement, il semble que le low cost cherche à réaliser cet idéal sur de nouveaux frais, parce qu’il veut proposer à tous une offre aussi accessible qu’acceptable, et parce qu’il veut redéfinir les objets ou services sur la base d’un ensemble de propriétés « non négociables25 », propriétés dont la reconnaissance n’exige aucune dispute et sur lesquelles il y a un accord unanime, trait typique de la modernité en design. Ces propriétés « non négociables » nous semblent déterminantes pour comprendre l’esprit du low cost, en ce sens qu’elles définissent à la fois un lieu commun, un espace partageable et – aussi inattendu soit-il à propos du low cost – une zone franche de toute bataille commerciale. Pour qui refuse de réduire le design à un club chic où un petit nombre de créateurs continueraient de dessiner l’environnement matériel d’un petit groupe de clients, cette question du commun, du partage de l’accès à un environnement matériel acceptable est cruciale. Inutile donc de chercher plus loin la – très réelle – dimension politique du design.

Il est de bon ton de situer le design du côté d’un prétendu humanisme, nécessairement bienveillant. Pionnier confortable, William Morris est le recours ordinaire de tous les esprits coupables qui se cherchent une origine moralement tolérable. Sans doute l’universel de l’Internationale est-il mois sauvage que celui de la mondialisation… Quoi qu’il en soit, le design contemporain actualise-t-il vraiment l’héritage qu’il revendique ? S’il a jamais existé, qu’est devenu le projet d’un design de qualité pour tous26 ? Est-il même encore souhaité et possible ? Et qui ce « tous » est-il en fait supposé comprendre ou exclure ? S’arrête-t-il aux frontières de l’Europe ? À celles des pays occidentaux ? Inclut-il les économies dites émergentes ? À sa manière, avec ses limites, mais sans ambages, le low cost répond à ces questions. Dans le domaine du mobilier et de l’aménagement intérieur, le phénomène Ikea en est la parfaite illustration, qui veut proposer partout et pour tous des objets standard, qui contribuent peu à peu à façonner une nouvelle culture matérielle.

Il n’est pas question ici de faire l’éloge de la médiocrité ni la promotion des multinationales low cost, ni encore moins de sombrer dans la nostalgie d’une modernité dont l’existence même est controversée. Du reste, les limites du modèle low cost sont nombreuses. Limites idéologiques et philosophiques d’abord, puisque la naturalisation des besoins postulée dans le programme du low cost est au mieux un fantasme métaphysique aussi grossier qu’a pu l’être le fonctionnalisme primitif (qui peut dire de quoi nous avons réellement besoin ?), au pire une stratégie rhétorique destinée à persuader les consommateurs qu’ils peuvent consommer encore plus et à moindre frais. Limites culturelles aussi, puisqu’en imposant ses standards, le low cost installe un nouveau règne du même et précipite la disparition de la culture – laquelle suppose le divers comme sa condition d’existence. Limites éthiques encore : puisque la naturalisation du désir opérée par l’économie low cost (besoin d’une voiture, besoin de prendre l’avion, etc.) peut être vue comme un énième tentative de captation des énergies libidinales (Stiegler27). Limites écologiques aussi, car le programme du low cost vise à étendre universellement des biens et des services que seuls la technique, le luxe, l’opulence de l’occident ont rendus possibles, sans évaluer le potentiel écologique d’une telle extension, ni pouvoir promettre la pérennité du modèle. Limites politiques et stratégiques enfin, puisque le low cost est l’une des nombreuses expressions de la guerre à laquelle se livrent les grandes puissances pour continuer d’exister dans un environnement mondialisé. Pas d’éloge donc, mais l’intention de relever les formes de vie propres à la culture de masse contemporaine et de mesurer leur compatibilité avec les valeurs d’un héritage philosophique (celui des Lumières) qu’il serait idiot et dangereux de refuser, héritage seul capable de sauver le design de sa dissolution définitive dans un système économique aveugle, lui-même oublieux de ses origines. Avec et à cause de toutes ces limites, par les débats et les résistances qu’il suscite, par les mutations culturelles qu’il engendre et parce qu’il partage l’essentiel de ses principes avec le fonctionnalisme, le low cost nous oblige à repenser la prétendue vocation démocratique du design et à l’assumer vraiment. Et même si l’idée d’un design low cost n’est à ce jour qu’une hypothèse, on peut croire qu’elle a de beaux jours devant elle, à condition toutefois que les acteurs du design eux-mêmes la considèrent sans mépris et autrement que comme un design pour les pauvres (… ou pour les autres), renouant ainsi avec le meilleur du programme moderne (trop moderne ?): promouvoir sans nostalgie un environnement matériel acceptable pour tous, en s’obligeant d’en prévenir les dérives absolutistes et les effets de kitsch.


  1. Cf. É. Combe 2010 et 2011 et ici même Y. Moulier Boutang. 

  2. En témoigne le rapport commandé par Luc Chatel en 2007, alors secrétaire d’État chargé de la consommation, au très libéral Charles Beigbeder, fondateur de Poweo – premier fournisseur privé d’énergie (Cf. Beigbeder 2010). 

  3. Les enseignes de hard discount voient le jour dans les années 1960, avec Norma (1962) ou Lidl (1973). Concernant le soft discount, Ed (Casino) voit le jour en 1978 et Leader Price (Casino) en 1989. Lire par exemple sur ce point Combe 2011, p. 70–3. 

  4. On impute souvent l’effort de rationalisation du travail à Ford (1908 : la Ford T) et Taylor (1911 : The principles of scientific management), qui l’ont respectivement mise en œuvre et théorisée. Rappelons néanmoins que M. Thonet, l’une des icônes consacrées du design, faisant figure de pionnier, s’est illustré dès les années 1840 par le haut degré de rationalisation des processus de production de ses chaises. Cf. Buchwald, 1967 et Vegesack et al., 1986. 

  5. L’anglais « lean » signifie « maigre ». 

  6. Nous renvoyons le lecteur aux publications d’Emmanuel Combe mentionnées dans les repères bibliographiques figurant en fin d’article. 

  7. Berline familiale lancée par Renault Dacia en 2005 et d’abord destinée à la clientèle des pays d’Europe de l’Est, à un prix défiant toute concurrence. 

  8. Cf. Beigbeder 2010, p. 62 et suivantes. 

  9. Voir sur ce point l’histoire des modèles dits économiques : la Ford T aux États-Unis (1908), de la Wolswagen Käfer en Allemagne (1938), de la Traban en RDA (1957), de la 2CV Citroën (1948) ou des Renault 4 CV (1945) et 4L (1961) en France. 

  10. L’absence du concept de fonctionnalisme chez les économistes du low cost peut en partie s’expliquer par des raisons de culture scientifique, le fonctionnalisme désignant dans le champs des sciences économiques et sociales une théorie qui tend à expliquer les phénomènes par leur fonction (Cf. Malinowsli, Parsons, Merton). 

  11. Il ne nous semble pas utile ici de distinguer entre design et architecture, « design » étant à comprendre ici comme le terme générique incluant (sauf mention) la pratique architecturale. 

  12. Voir plus loin le cas d’Henry van de Velde, lequel a théorisé la doctrine fonctionnaliste sans que son œuvre soit assignable de manière évidente au style fonctionnaliste. 

  13. Lire sur ce point Reyner Banham, Théorie et design à l’ère industrielle (p. 389), où l’auteur renvoie à la lettre de Le Corbusier à Alberto Sartoris, à propos de ses Elementi dell’architettura funzionale (1932): « plutôt que le terme rationnel, employez celui de fonctionnel ». 

  14. À dessein, nous donnons ici une extension très large à la notion de « Lumières », tenue pour qualifier la Modernité à très grands traits : du début du XVIIe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle, et même au-delà, le structuralisme pouvant être perçu comme l’une de ses terminaisons. 

  15. Cf. par exemple M. Foucault : Dits et Écrits, « Structuralisme et poststructuralisme » (nº 330), Gallimard Quarto, tome II, p. 1162 ; Lyotard Jean-François (1979), La condition postmoderne, Minuit, 1979. Lire aussi Latour : « Qu’est-ce qu’un style non moderne ? », in Catherine Grenier (sous la direction de) La parenthèse du moderne. Actes du colloque, 21–22 mai 2004, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2005, p. 31–46. 

  16. Ploegaerts L., Puttemans P. (1986), L’œuvre architecturale de Henry van de Velde, PUL, Laval, 1986. 

  17. Henry van de Velde, Le Style moderne. Contribution de la France. « Introduction par Henry van de Velde. » Paris : Librairie des Arts Décoratifs, 1925, 8 p., sans pagination. Également publié en allemand sous le titre Der Neue Stil in Frankreich. (Vorn von Henry van de Velde). « Der moderne Stil in Frankreich », in Form, 7, 1959, p. 9–15. 

  18. Introduction à Le Style moderne

  19. Même si nous ne partageons pas toutes ses conclusions quant à la « parenthèse moderne », Bruno Latour parvient au même constat touchant l’inscription du fonctionnalisme dans le projet du rationalisme occidental classique. Lire par exemple « Qu’est-ce qu’un style non moderne ? », à propos du Bauhaus : « Nous retrouvons là de nouveau, comme avec Descartes, cette formidable ambiguïté du modernisme. Le Bauhaus lutte pour un style tout à fait paradoxal, puisqu’il réutilise le modèle de l’avant-garde, de la lutte contre la décoration, celui de la rupture radicale, celui du recommencement absolu, au moment même où les objets commencent à perdre leur qualité de ce qui procure la certitude et commencent à devenir matière à contention… Le Bauhaus offre un exemple admirable de la difficulté des modernistes à être contemporains d’eux-mêmes : leur obsession pour la rupture avec le passé les oblige à donner la forme d’objets indiscutables à des choses qui ont plutôt la forme (car il s’agit bien de forme) de réseaux controversés. Le modernisme tourne le dos au temps. Mais pas du tout parce qu’il est tourné vers le futur… non, parce qu’il est obsédé par le passé avec lequel il entretient une relation maladive et qu’exprime admirablement la notion pourtant si importante d’émancipation. Or si cette logique d’émancipation a fonctionné pendant un certain temps […], nous trouvons aujourd’hui dans les ruines du modernisme. » 

  20. Cf. la phrase fameuse de Spinoza : « Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous une certaine sorte d’éternité/De natura rationis est res sub quadam æternitatis specie percipere » (Éthique, II 44 cor.). 

  21. Voir par exemple Loos : la critique de l’ornement ; Le Corbusier : les besoins types. 

  22. Cf. Le système des objets, Paris, Tel/Gallimard, 1968, p. 159 et suiv.: « Aberrance fonctionnelle : le gadget ». 

  23. Dans ce volume, le designer Éric Jourdan (p. 133) semble douter de la pertinence du recours au fonctionnalisme pour qualifier le design low cost, au motif que le décoratif ne caractérise pas la production contemporaine. Il ne semble pas déraisonnable cependant de voir dans la gadgétisation l’analogue contemporain du décoratif pris pour cible par les premiers fonctionnalistes. 

  24. Lire par exemple le texte d’Ernst Kàllai : « Dix ans d’existence au Bauhaus » in J. Aron, Anthologie du Bauhaus, Paris, Devillez, 2002, où l’auteur ironise sur le devenir du « style bauhaus ». 

  25. Cf. Combe (2011), chap. 6, p. 97–99 : « aucun consommateur ne sera disposé à payer moins cher un billet d’avion, dès lors qu’il est informé que la compagnie aérienne est notoirement dangereuse. Nous retrouvons ici la notion de ‹ qualité non négociable › pour le consommateur » ; et p. 100 : « Le choix de la consommation low cost peut s’interpréter comme un refus de la surqualité imposée et inutile, au-delà d’un certain niveau de qualité minimal, non négociable : pourquoi payer pour des caractéristiques non essentielles, des options non souhaitées ? En offrant des produits toujours plus sophistiqués, les producteurs ont peut-être oublié que, au-delà d’un niveau minimal, la qualité ne constituait pas une fin en soi. » ; cf. aussi Combe 2011 : 4e idée reçue : « le débat sur la qualité repose sur un présupposé qui mérite d’être questionné : plus de qualité serait toujours désirable pour le consommateur. En réalité, deux composantes de la qualité doivent être distinguées : la qualité non négociable, qui ne fait l’objet d’aucun arbitrage avec le prix et la qualité accessoire. S’il simplifie le produit, le low cost ne touche pas à la qualité non négociable. » 

  26. Voir ici même, le texte où R. Kinross se réfère à une forme de « design engagé non dogmatique » ; voir aussi sa critique des éditions d’art et tirages limités. 

  27. Cf. Réenchanter le monde, Paris, Champs/Flammarion, 2008. 

Sommaire nº 37-38
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