Terminus

The End, 2014, tabouret en polyuréthane expansé. Gufram/Collection Toiletpaper. Design : Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari

La fin et le sens

Ovide rapporte dans Les Fastes1 comment, lors d’une fête romaine très ancienne, on célébrait Terminus, le dieu des bornes, des limites et de la propriété. Les temps ont changé, et modernité oblige, il y a longtemps que bornes et limites ne figurent plus au nombre des objets auxquels nous vouons un culte. Une mythologie chassant l’autre, on perçoit néanmoins que le thème de la fin continue d’habiter les récits – petits ou grands – qui animent notre culture, mais d’une autre manière, inévitablement. Car en première approximation et très généralement, la fin est ce par quoi il nous est possible d’appréhender les choses sous l’angle de la discontinuité qu’expriment les limites, bornes, bords et frontières dont parle le poète latin. Les propriétés aussi, quoique le mot soit ici aussi ambigu que celui de fin, puisqu’il désigne à la fois une qualité ontologique (le propre) ou un trait sémantique, et à la fois un bien, une possession, un fonds (les juristes disent un « bien-fonds »). Ce lien étroit entre fin et fonds étonnera peut-être, bien qu’il soit assez évident. On verra qu’il permet selon nous de comprendre les enjeux que soulève la question de la fin, qui n’engage rien moins que ce à quoi nous tenons.

À ce premier titre, interroger la fin n’est sans doute qu’une autre manière d’interroger la question du sens. C’est parce qu’il y a de la fin et des limites qu’il y a pour nous des unités discrètes, des formes, des figures, des individus, de l’un et de l’autre, des objets, et par suite des catégories, du langage, de l’espace, des territoires, des époques2, des cultures, bref, qu’il y a pour nous des ensembles signifiants : « la projection du discontinu sur le continu est la première condition de l’intelligibilité du monde » écrivait A. J. Greimas3. Or la fin marque justement le fait que les choses ne se continuent pas. Terminus. La fin réfère secondement au sens entendu cette fois dans son acception qu’on pourrait appeler cardinale: la direction, la visée, le projet, l’horizon, bref, ce qui polarise le mouvement ou l’action, la cause finale d’Aristote, le télos – c’est-à-dire ce vers quoi tend tout être et qui cause son mouvement. Chez Aristote, la notion d’entéléchie qualifie tantôt le processus qui conduit vers la fin, tantôt le terme lui-même ; la fin, comme acte et comme terme, y caractérise la perfection ontologique et l’excellence, son arété. Bien qu’elle puisse paraître insignifiante, la fin active donc la question du sens d’une manière particulièrement tendue.

La fin et sa quantification

Pourtant, jamais la fin ne se donne à nous en soi et absolument, dans l’aridité de son concept ; elle appelle ou suppose toujours un génitif et se particularise en la fin de quelque chose. Tout ayant une fin – à part quelques êtres exceptionnels consacrés par nos cultures pour lui échapper (nombres, formes, divinités, etc.) –, illustrer ce point serait d’une faible utilité, sauf peut-être à vouloir dénoncer la péjoration morbide dont pâtit injustement la notion de fin – puisque les mauvaises choses aussi peuvent finir. Guérison.

Plus stimulante est la bascule qui fait passer la fin du particulier à l’universel (de quelque chose à toutes les choses), autrement dit au monde dans son entier, bascule qui semble figurer une tendance quasi-maladive et très répandue qui consiste à faire de toute fin particulière une espèce de la fin du monde et à voir dans la fin du monde le parangon de la fin, dont elle n’est pourtant qu’un cas limite ou critique. Dans sa Critique de la raison apocalyptique4, le philosophe Michaël Fœssel fait retour sur La fin de toutes choses, un texte publié par Kant en 1794. Il demande : « Pourquoi Kant a-t-il consacré un texte au thème de la fin du monde exactement dix années après avoir publié […] son célèbre écrit sur les Lumières ? » Comme l’avait noté déjà Michel Foucault5, Michaël Fœssel explique que « loin d’amorcer une réflexion anecdotique sur un thème traditionnel (l’apocalypse), ce texte […] engage une pensée de l’actualité, puisqu’il pose le problème de la nature du présent. » Dans La fin de toutes choses en effet, fidèle aux principes de son esthétique transcendantale qui fait du temps non pas une qualité du monde objectif, mais une propriété de notre faculté de sentir ce monde6, Kant s’étonne de la possibilité même de concevoir une expérience en dehors de l’existence du temps. Voici l’interprétation qu’il propose : « Dans l’Apocalypse (X, 5, 6), « un ange lève la main vers le ciel et, jurant par Celui qui est vivant dans les siècles des siècles, qui a créé le ciel, etc., il dit : ‹ Désormais, il n’y aura plus de temps. › À moins d’admettre que cet ange ait pris ‹ sa voix de sept tonnerres › (v. 3) pour proclamer une absurdité, il a nécessairement voulu dire que dorénavant, il n’y aurait plus de changement. » Michaël Fœssel rappelle qu’« au cours des dix années qui séparent Qu’est-ce que les Lumières ? et La fin de toutes choses, un événement considérable a modifié la texture du temps présent : la Révolution française. […] Au point que les penseurs contre-révolutionnaires ont recouru aux schémas apocalyptiques pour rendre compte d’un événement qui semble marquer la disparition de tous les ordres sur lesquels l’humanité avait organisé son existence7. » Le motif de la fin du monde serait donc un instrument de critique historique ; et à ce titre, il engagerait le sens de l’histoire, par écrasement et confusion des deux acceptions que nous rappelions tout à l’heure : à la fois son terme – la possibilité qu’elle ne se continue pas ou qu’elle cesse de se transformer –, et à la fois son projet – ce vers quoi elle tend – et par suite, son intelligibilité. Dans la période post-révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, cette critique s’adresse à la modernité politique et aux périls supposés qu’elle fait courir à la civilisation européenne. Michaël Fœssel l’explique bien, en montrant que pour les tenants de l’apocalyptique contre-révolutionnaire, « la culpabilité est tout entière du côté des utopies de la raison moderne qui, en réclamant une accélération du temps, provoquent son abolition pure et simple. […] Les violences du présent sont interprétées par les adversaires de la Révolution comme des signes d’imminence de la fin. Pour eux, tout se passe comme si on pouvait lire dans les convulsions de la société française la vérité des Lumières, une vérité qui ne saurait être qu’apocalyptique8. »

En somme, qu’elle concerne la description du monde (dont la langue est devenue celle des mathématiques), ou qu’elle concerne la transformation de son histoire (dont la Révolution française incarne le type), la modernité s’inaugure par des mutations profondes qui mettent en crise l’ordre traditionnel des choses, au nom et à cause du progrès de l’humanité9. Et pour les Modernes, il est non seulement évident que le monde survivra à cette crise, mais encore que la perfectibilité de la nature humaine10 à la fois suppose et exige les mutations qu’engendre la modernité comme autant de conditions de son salut. Selon Michaël Fœssel, si les adversaires des Lumières invoquent l’apocalypse, c’est « parce qu’ils sont désespérés du monde, […], que leurs préjugés les empêchent de reconnaître que le monde a un sens qui n’équivaut pas à celui de la fin11 » ; et à la suite de Kant, il conclut que « l’invention moderne du ‹ progrès › n’a pas d’autre but que de démontrer que, de l’abrogation des hiérarchies traditionnelles à la fin du monde, la conséquence n’est pas bonne [car] la disparition d’un ordre n’équivaut pas à la fin de toutes choses12. » Induction. – Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?

Rappelons-le, l’anthropologie kantienne peut s’épuiser dans les trois questions suivantes, auxquelles se sont attachées les trois Critiques de Kant : que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer13 ? À la troisième question, le XXe siècle produit une réponse que l’enthousiasme progressiste des Lumières, cantonné à ses applications scientifiques, morales et politiques, n’avait pas su préméditer. Et paradoxalement, bien qu’il ait été causé par une découverte d’ordre technique, le soupçon (sinon le désespoir) est apparu encore à la faveur d’un événement politique, lui aussi révolutionnaire dans son genre : la Seconde Guerre mondiale, qui a vu les recherches stratégiques et militaires poussées au point qu’il est devenu opportun de caractériser l’époque comme le temps (et le dernier temps) de la fin, et de la faire coïncider avec la fin de l’histoire. De là l’émergence d’une forme ultime et inédite d’apocalyptique, dont l’une des expressions les plus originales se trouve chez Günther Anders14, qu’on peut situer à la croisée de l’ontologie philosophique ou de la métaphysique – dans la lignée de Heidegger dont Anders fut le jeune disciple, avant de s’en écarter –, de la philosophie de la technique15 et de la philosophie de l’histoire. 1945 : année zéro. Avec les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en août 1945, l’histoire connaît une révolution, qui dépasse même les plus grandes révolutions scientifiques, et qu’Anders situe non seulement sur le terrain de la technique mais aussi sur celui de l’ontologie, car c’est selon lui notre « statut métaphysique16 » qui s’est vu transformé. Le « moment apocalyptique » qui s’inaugure alors, c’est-à-dire le moment du risque d’une apocalypse et qui fait basculer l’histoire de l’humanité dans une sorte d’interminable crépuscule, fait coïncider science, technique, éthique, politique, histoire et ontologie. Mieux : l’humanité se trouvant pour la première et la dernière fois mise en demeure de négocier sa rencontre avec le non-être17, ce moment offre très ironiquement aux réflexions ontologiques l’occasion inédite et opportune de trouver leur « pleine justification18 ».

Et la première catégorie affectée par cette révolution est le temps lui-même. On pourrait même ici parler de contre-révolution, puisque Günther Anders déclare caduque la « révolution copernicienne19 » que Kant avait voulu opérer en proposant de régler la connaissance des objets de l’expérience non sur les propriétés de ces objets mais plutôt sur la subjectivité en tant qu’elle donne forme à ce qui se présente à nous dans l’expérience, propositions qui avaient abouti à faire du temps, nous l’avons rappelé, une forme a priori de la sensibilité. Or pour Günther Anders, la technique (et au plus haut point la technique de la guerre) a modifié sans retour les conditions dans lesquelles nous recevons le monde, à commencer par le temps lui-même : « Peu de suppositions seraient plus naïves que celle selon laquelle il y aurait encore pour nos contemporains du temps dans le sens où il y avait auparavant du temps, c’est-à-dire dans le sens où le temps constituerait un réceptacle patient et indifférent à son contenu dans lequel nous pourrions mettre telle ou telle action […]. C’est terminé. Il n’y a plus de temps de la paix, ni plus généralement de temps […] ; celui-ci a cessé d’être au sens kantien ‹ une forme conditionnante › . Il est devenu au contraire – ce qui semblera à coup sûr vraiment absurde à beaucoup d’oreilles philosophes – quelque chose de conditionné, c’est-à-dire quelque chose qui dépend de la paix20. »

L’année zéro, qui marque à la fois la maturité et le déclin de la modernité, aurait donc imposé à l’histoire et respectivement à l’humanité une structure et un rôle narratifs inédits : « jusqu’en 1945 explique Anders, nous n’avons tenu qu’un second rôle dans une pièce sans fin, dans une pièce dont nous ne nous sommes du moins pas cassé la tête pour savoir si elle avait ou non une fin21. […] Il y a déjà eu, avant, des portes sur lesquelles on a gravé les mots ‹ il était une fois › . Mais l’inscription se référait toujours à des époques, des peuples ou des hommes particuliers. Elle n’a jamais donné leur ‹ congé › qu’à ce genre d’époques, peuples ou hommes et on a toujours fait en sorte qu’il reste des êtres pour lire l’inscription, des hommes qui puissent franchir le seuil de la porte et aient ensuite l’occasion de jeter un regard en arrière. C’en est fini maintenant de cette époque idyllique du ‹ non-être pour nous › . Ce qui se tient désormais devant nous, c’est un « non-être pour personne ». Plus personne n’aura la chance de lire l’inscription ‹ il était une fois › . Et plus aucun conteur ne se servira de cette formule pour rendre compte de l’existence féérique de l’humanité. Parce que le cimetière qui nous attend et tel que les défunts qui y reposeront ne laisseront personne derrière eux22. » Cette vision désespérée de Günther Anders, sorte de méditation triste venue de la « nuit du futur23 » (comme il l’appelle), et qui fait coïncider l’histoire, la politique, la technique et les modalités de l’être, aboutit à une critique terrible de la modernité et de l’idée de progrès, dont Kant lui-même (nous l’avons vu), avait pressenti qu’elle pouvait trouver dans l’apocalypse son pendant négatif.

Passion apocalyptique et foi dans le progrès

Dans La Légitimité des Temps modernes, Hans Blumbergen a proposé de définir la modernité – en tant qu’elle est animée par l’idée de progrès –, comme « l’auto-justification permanente du présent par l’avenir qu’il se donne face au passé auquel il se compare24 ». On devine alors pourquoi la critique désespérée formulée par Günther Anders, qui prend la forme d’une hypothèque sur le temps, revient à dénoncer la croyance en l’idée de progrès et à remettre en question le projet de la modernité. Anders, qui s’étonne même que la notion d’apocalypse ait été si peu mobilisée pour penser le progrès25, analyse la modernité dans des termes très proches de ceux utilisés par Blumbergen. Or ce qui distingue l’apocalyptique d’Anders est son intransitivité : elle se présente dans sa solitude et ne débouche sur rien d’autre que la menace qui pèse sur le temps (passé, présent, futur). C’est dit Anders, une apocalypse sans promesse, sans lendemain, une apocalypse vraiment désespérée, bref dit-il, « une apocalypse sans royaume » : « aujourd’hui, pour penser, nous disposons du concept d’apocalypse nue, c’est-à-dire d’un concept d’apocalypse qui consiste en une simple fin du monde n’impliquant pas l’ouverture d’une nouvelle situation positive26 ». Avec l’idée de progrès au contraire – c’est là qu’Anders rejoint parfaitement Blumbergen – nous croyons que le présent et le futur sont entrelacés d’une manière indéfectible et pour toujours. Voici donc de quoi se nourrit la foi dans le progrès : « qu’il appartient à l’essence de notre monde historique d’être inévitablement toujours meilleur. Puisque la situation atteinte contient toujours en elle le germe d’une meilleure situation, inévitablement, nous vivons dans un présent dans lequel un « avenir meilleur » a toujours déjà commencé ; d’une certaine façon, nous vivons déjà dans ‹ le meilleur des mondes › , car on ne peut rien imaginer de meilleur que le fait de devenir toujours meilleur. Autrement dit, pour ceux qui croient au Progrès, l’apocalypse est inutile comme condition préalable au ‹ royaume › . Si le royaume est toujours venu, c’est qu’il était déjà là. Et s’il était déjà là, c’est parce qu’il venait en fait de façon continue27. »

Pour Anders, l’idée de progrès et la croyance qui l’accompagne sont par définition anti-apocalyptiques ; installées depuis des siècles (on pourrait faire remonter l’origine des Lumières au XVIe siècle) elles constituent l’obstacle culturel principal à l’effort déployé par tous ceux qui comme Anders, entendent dénoncer l’illusion que cache « la thèse optimiste d’un royaume sans apocalypse28 ».

Prophylaxie et dialectique de la conservation

Le concept d’« apocalypse nue » promu par Günther Anders, qui s’oppose (non sans raison) à l’optimisme aveugle dont est animé le progrès des Modernes – même encore après les traumatismes d’Hiroshima et Nagasaki –, doit-il être lu comme un concept purement tragique ? Autrement dit, s’il est vrai qu’il ne nous est rien permis d’espérer, nous qui sommes la « première génération des derniers hommes29 » –, pouvons-nous faire encore quelque chose ? À quoi notre existence peut-elle encore tenir ? Y a-t-il encore pour elle des combats dignes d’être menés ?

Günther Anders précise lui-même qu’à l’optimisme moderne ne doit pas s’opposer un pessimisme métaphysique et abstrait, qui devrait trop à l’apocalyptique classique. L’apocalyptique contemporaine, bien que désespérée, ne doit pas selon lui se muer en une énième manifestation du nihilisme : « la chance nous est offerte écrit Anders, de jouer un rôle d’apocalypotciens d’un nouveau genre, à savoir d’‹ apocalypticiens prophylactiques › . Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens classiques, ce n’est pas seulement que nous craignons la fin (qu’ils ont eux, espérée) mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout. » Günther Anders l’explique dans le tome II de L’Obsolescence de l’homme : bien qu’exceptionnelle par sa portée et son ampleur, la menace de l’anéantissement nucléaire n’est en réalité que le modèle archétypal – et en même temps le premier symptôme crédible – de la « troisième Révolution industrielle », dont le projet général consiste à faire disparaître l’humanité, par application à tous les secteurs de son activité sans exception, condamnés par vocation à l’obsolescence généralisée : obsolescence du monde humain, obsolescence du travail, de la liberté, de l’imagination, obsolescence du sens, des machines elles-mêmes, etc. Liquidation. C’est là selon lui la grande tendance de notre temps (qui n’en est pas un), et qui doit culminer dans l’élision de l’humanité et avec elle – devrions-nous ajouter aujourd’hui –, de toute la vie qui servilement a permis qu’elle écrive les premières pages d’une histoire dont l’épilogue vient déjà. Cette tendance a sa devise écrit Anders : « Sans nous30 » !

Magnifiée, écrite en capitales dans la guerre atomique, la tendance à la liquidation de l’homme et de la nature se retrouve partout et à la moindre échelle : dans les chaînes de production comme dans les files de chômeurs ; dans les campagnes où crèvent les derniers vieillards31 et d’où les bêtes sont désormais absentes, comme dans les villes où c’est l’anonymat qui tue et où la jeunesse, dissimulée derrière son écran, n’a plus affaire qu’à des contenus médiatiques qu’on s’échange comme autrefois on échangeait des idées ou des biens. En le servant, les fonctions de tous nos objets ne font que confirmer le principe général. « La possibilité de notre liquidation écrit Anders, est le principe que nous donnons à tous nos appareils, peu importe de quelle fonction spécifique nous les chargeons par ailleurs ; seul ce principe nous importe dans leur construction. Car quel que soit le résultat que nous visons, nous pouvons toujours produire un appareil capable de fonctionner sans nous, sans notre présence ni notre aide […]. Nous pouvons toujours produire des instruments à travers le fonctionnement desquels nous nous rendons superflus, nous nous éliminons, nous nous ‹ liquidons › . Peu importe que cet objectif ne soit toujours qu’approximativement atteint. Ce qui compte, c’est la tendance32. »

Partant, il paraîtra difficile à la génération de designers qui vient de se réjouir de la tâche qui l’attend. Et pour peu qu’ils soient convaincus de la sagesse qu’elle contient, il leur sera plus difficile encore d’endosser la maxime d’Anders (‹ jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout › ) pour en faire une règle de leur pratique. On excusera pourtant qu’à défaut de vouloir sauver le monde33 ces jeunes designers ambitionnent au moins de le transformer, pour le mieux évidemment, par fidélité au postulat progressiste chevillé à leur art, depuis son commencement. Car après tout, à quoi bon devenir designer si ce n’est pour changer le monde ? Révolutionnaires sans révolution, les designers peuvent-ils se satisfaire de la condamnation à demeurer dans cette non-époque qui ne propose plus ni traditions (l’idée même du design les exclut), ni lendemains (le concept d’alternative étant désormais sans contenu). Que reste-t-il aux jeunes designers d’aujourd’hui, tiraillés entre d’un côté i) l’illusion que trahit la volonté de voir se perpétuer l’optimisme d’un « royaume sans apocalypse » par temps de fin, d’un autre côté ii) la résolution néo-tragique qui assumerait pleinement la fin comme le dernier moment, indépassable, non seulement de la modernité mais de la civilisation matérielle et de l’histoire en général, et de l’autre côté enfin iii) l’attitude conservatrice – voire traditionaliste – que dessine en creux toute dénonciation de l’idée de progrès ? À la première voie correspond la forme de design la plus répandue, qui consiste à accomplir en petite-employée le projet du capitalisme, laquelle peine de plus en plus à convaincre en raison surtout des dommages collatéraux qu’elle cause sur les plans social, culturel, écologique et même économique, quoiqu’elle se présente comme l’expression indépassable des démocraties modernes. Cynisme. La deuxième voie, qui définit en négatif le rôle social et culturel du design occidental postmoderne, trouve une parfaite illustration dans le premier volet de la Trilogie de la guerre civile de Michaël Haneke : Le septième continent (1989). Le film met en scène la vie d’une famille autrichienne ordinaire, sans problème apparent, à la fin des années 1980. La situation sociale du couple devrait leur permettre de mener une existence des plus convenables et d’élever leur fille Eva dans les meilleures conditions. Mais Le septième continent se présente comme la mise en séquences de l’existence terne, répétitive, routinière et atone de la famille autrichienne. Très vite, on comprend que cette vie sans qualité est un véritable cauchemar pour Anna et Georg, qui finissent par se résoudre à s’anéantir. La deuxième partie du film met en image cet anéantissement méthodique et froidement calculé. La rigueur observée dans la rationalité de l’action est l’un des aspects les plus marquants du film, qui consiste pour une grande part à présenter l’anéantissement de la famille comme la stricte réalisation d’un programme, qui va plus loin que le simple suicide puisque les personnages liquident avec eux tous les objets susceptibles de témoigner de leur existence. Vanité. Quant à la troisième voie (l’attitude conservatrice), elle hante le design à la manière d’un spectre, comme en témoignent par exemple les exploitations les plus caricaturales de l’idée de nature, ou encore les reproches adressées aux formes les plus critiques et risquées du design contemporain, qu’on fait passer pour autant de trahisons de l’esprit moderne – par là consacré en royaume éternel voué à la répétition infinie. Et ce spectre-là joue le rôle de marqueur politique, puisque le discours apocalyptique et l’annonciation de la fin passent souvent pour trahir une position plus ou moins conservatrice ou traditionaliste34, de la droite à l’extrême droite (ce que montrent Fœssel dans son analyse de l’apocalyptique contre-révolutionnaire à la fin du XVIIIe siècle, on l’a vu plus haut, et que confirme Bertrand Vidal dans son étude du mouvement preppers35). Pourtant, de même qu’il propose une apocalyptique d’un genre nouveau, de même Günther Anders (encore lui !), qui confesse être « un ‹ conservateur › en matière d’ontologie », suggère par précaution une forme inédite de conservatisme, la seule peut-être qui soit en mesure de rendre enfin compatibles nos aspirations au changement avec la préservation de ce à quoi nous tenons : « ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. […] Il y a la célèbre formule de Marx : ‹ Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. › Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait36. »

En commençant notre texte, nous annoncions que la question de la fin n’engage rien moins que ce à quoi nous tenons. Puissela jeune génération de designers ayant choisi d’inventer le monde de demain se demander – en toute lucidité – à quoi tient le design, sous peine de voir la fin d’un monde correspondre avec la fin de ses illusions.


  1. Ovide, Les Fastes, II, « Terminalia » (2, 639–2642): « Que l’on rende les honneurs habituels/au dieu qui par sa marque délimite les champs/Terminus, que tu sois une pierre ou une souche enfoncée dans le sol/toi aussi, tu détiens ton pouvoir divin depuis les temps anciens. » 

  2. Rappelons qu’en grec ancien, le mot epokhê qui a connu une fortune philosophique considérable (du scepticisme ancien à la phénoménologie husserlienne) signifie arrêt, interruption, cessation. 

  3. Cf. A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique, t. I, entrée : ‹ Discontinu › , Paris, Hachette, 1993, p. 101. 

  4. Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012. 

  5. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? Cf. aussi Michel Foucault, à propos du texte de Kant et sur le même sujet, in Dits et Écrits. Tome IV, texte nº 339. 

  6. Dans le vocabulaire de Kant, une forme a priori de la sensibilité. Cf. Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, deuxième section : du temps. 

  7. Fœssel (2012), op. cit., p. 58–59. 

  8. Ibid

  9. Cf. D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, 1984 et Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (op. cit.). 

  10. Cf. Kant, Projet de paix perpétuelle (1795), in Œuvres philosophiques, Gallimard/Pléiade, t. III. 

  11. Plus loin (p. 68), Fœssel commente : « Un autre sens que celui de la fin : ce serait une assez bonne définition du progrès. » 

  12. Fœssel (2012), op. cit., p. 67–69. 

  13. Kant, Logique (1800), trad. de L. Guillermit, Vrin, 1970, p. 25–26. 

  14. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Entretien avec Mathias Greffrath, trad. Christophe David, Allia, Paris, 2001 ; L’Obsolescence de l’homme, t. 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea, Paris, 2002 ; La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge ato-mique, trad. Christophe David, Le Serpent à plumes, Paris, 2006. Le dernier chapitre de cet ouvrage a été repris sous le titre Le Temps de la fin, L’Herne, Paris, 2007. 

  15. Cf. la préface de L’Obsolescence de l’homme, t. II, Fario, 2011. 

  16. Le Temps de la fin, p. 13. 

  17. Ibid., p. 23–24. 

  18. C’est ce qu’Anders appelle le « kairos de l’ontologie », en référence à la tradition grecque. Cf. Platon, Le Banquet, et surtout Aristote, Éthique à Nicomaque

  19. Cf. Kant, Critique de la raison pure, préface de la seconde édition. Œuvres philosophiques, op. cit. t. 1, p. 753. 

  20. Le Temps de la fin, p. 81–82. Ce passage est une condamnation implicite de la philosophie transcendantale qui domine la scène philosophique internationale au moment où Anders formule sa critique. 

  21. Le Temps de la fin, p. 12. 

  22. Ibid., p. 18. 

  23. Ibid., p. 71. 

  24. H. Blumbergen, La Légitimité des Temps modernes (1966), Gallimard, 1999, p. 41. 

  25. Lire Anders, Le Temps de la fin, p. 90 : « Les mots ‹ apocalyptique › et ‹ anti-apocalyptique › n’ont certainement joué aucun rôle dans la discussion de la catégorie de ‹ Progrès › ». 

  26. Ibid., p. 87. 

  27. Ibid., p. 88–89. 

  28. Ibid., p. 90. 

  29. Ibid., p. 20. 

  30. Ibid., p. 71–72. 

  31. Marie-Helène Lafon, Les derniers Indiens, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2008. Lire aussi Joseph, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2014. 

  32. Günther Anders, Le Temps de la fin, p. 71–72. Un peu plus loin dans son texte, Anders envisage « l’épilogue d’un roman utopique à un âge post-apocalyptique dans lequel […] certains appareils continuent à faire leur travail, […] et jouer encore à la guerre pendant quelques consolantes années posthumes. Ils pourraient réagir l’un à l’autre, se localiser, se faire tomber et se tuer l’un l’autre. » 

  33. Nous renvoyons ici le lecteur à l’article de Pierre Doze publié dans Azimuts, nº 44, p. 199 et suivantes. 

  34. Lire à ce sujet le final du livre de René Guénon : Le règne de la quantité et le signe des temps, Paris, Gallimard, 1945 : « la ‹ fin d’un monde › n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion. » 

  35. Lire dans ce volume : Bertrand Vidal, « Into the Wild », p. 45 et suivantes. 

  36. Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (op. cit.), p. 76. 

Sommaire nº 43
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